Les propos sur les juifs de Karel De Gucht, commissaire européen, vendredi, font des vagues, tout comme la couverture de l’affaire par « Le Soir ».
LOOS,BAUDOUIN
Mercredi 8 septembre 2010
Les propos de Karel De Gucht sur le poids du lobby juif aux États-Unis et sur les juifs en général, mais aussi, pour certains, la couverture de cette affaire par Le Soir ce samedi alimentent encore la polémique. Nous y revenons ce mercredi par le biais d’interviews que deux personnalités nous ont accordées : d’un côté, Maurice Sosnowski, président du CCOJB (Comité de coordination des organisations juives de Belgique), et de l’autre Alain Gresh, du Monde diplomatique.
Rappelons brièvement que le commissaire européen belge réputé pour son franc-parler avait déclaré à la VRT vendredi qu’il ne fallait « pas sous-estimer le poids du lobby juif sur la colline du Capitole, le Parlement américain. C’est le groupe de pression le mieux organisé qui existe là-bas »; le libéral flamand ajoutait encore un jugement sur les juifs « même les laïques », qui « partagent la croyance d’avoir effectivement raison. Il n’est donc pas facile, même avec un juif modéré, d’avoir une discussion sur ce qui se passe au Proche-Orient. C’est une question très émotionnelle ».
Le Soir avait rapporté ces propos en posant la question – pas l’affirmation – : « Faut-il dire tout haut ce que “tout le monde” pense tout bas ? ». Cette phrase a ému certaines personnes et organisations qui nous ont fait part de leur questionnement.
Pour des raisons historiques compréhensibles et qu’il n’est pas nécessaire d’expliciter, les juifs ont le plus souvent une sensibilité à fleur de peau dès que surgit une mise en cause d’eux-mêmes comme groupe particulier.
Cela dit, on observe que les juifs israéliens, de leur côté, adoptent depuis longtemps une attitude plus décomplexée, et il n’est pas rare de lire dans la presse israélienne le rappel – satisfait ou même parfois déploré – de la puissance du lobby pro-israélien au Congrès américain à Washington (l’AIPAC, {American Israel Public Affairs Committee}).
Celui-ci ne fait pas mystère de ses réalisations et de son influence, qu’il vante notamment en long et en large sur son site [www.aipac.org->http://www.aipac.org%5D. Il n’est d’ailleurs pas insolite de trouver, que ce soit en Israël ou aux États-Unis, des constats dans la presse que les élus ou candidats américains craignent comme la peste de déplaire à l’AIPAC.
Enfin et par ailleurs, il est peu douteux qu’il n’y a pas, sur ce thème comme sur aucun autre, « un juif moyen », comme semble le croire Karel De Gucht dans sa fameuse interview à la VRT. Pas plus qu’il n’existe de « catholique moyen », de « Wallon moyen » ou de… « lecteur moyen ». La diversité des opinions parmi les juifs est même de notoriété publique. Le dicton juif est bien connu : « quand il y a deux juifs dans une pièce, il y a trois avis… ».
« Des propos maladroits… »
n.c.
Mercredi 8 septembre 2010
Alain Gresh, de la rédaction du mensuel Le Monde diplomatique, à Paris, est un spécialiste patenté du Proche-Orient (1).
Que pensez-vous de la polémique qui a éclaté après les propos du commissaire européen Karel De Gucht sur les juifs ?
Ses propos sont extrêmement maladroits car l’utilisation du terme « juif » doit être faite avec beaucoup de prudence. Notez qu’aux Etats-Unis l’expression « lobby juif » ne heurte personne. j’ai toujours été frappé par le fait que la presse communautaire juive américaine ne se gênait pas pour publier la liste des candidats ou des élus juifs. En Europe, une telle pratique entraînerait ipso facto l’accusation d’antisémitisme ! Il convient d’ailleurs de nuancer : le lobby juif est très divers, il comporte certes une partie de la communauté juive mais aussi, aux États-Unis, des chrétiens fondamentalistes et, en Europe, ce que j’appellerais des « occidentalistes » qui pensent qu’Israël est l’avant-garde de l’Occident au Proche-Orient.
Par ailleurs, il ne faudrait pas non plus négliger le fait qu’Israël lui-même entretient une certaine ambiguïté. Voilà un État qui se définit lui-même comme un « Etat juif », qui dit de lui-même qu’il est l’État de tous les juifs dans le monde.
L’article du « Soir » qui relatait les propos de Karel De Gucht samedi dernier posait la question de savoir si l’ex-ministre belge des Affaires étrangères ne disait pas en fait « tout haut ce que beaucoup de monde pense tout bas » à propos d’Israël…
On dira aussi que cette formulation est maladroite, et bien trop schématique. Il convient d’être vigilant dans l’expression. Sur l’antisémitisme européen proprement dit, on remarquera qu’il n’a pas disparu, que certains croient encore que « les juifs » exercent une puissance occulte, etc., mais en revanche, tous les sondages d’opinion le prouvent, il est devenu une posture politique extrêmement minoritaire.
Utiliser l’expression « lobby juif » déclenche néanmoins en Europe presque mécaniquement l’accusation d’antisémitisme…
Oui, je l’ai dit, cette question de vocabulaire renvoie à des pratiques culturelles puisqu’aux États-Unis on n’observe pas du tout cette tendance. Chez nous, on n’a pas les mêmes pratiques des lobbies, qu’ils soient juif, des armes, de l’automobile ou autre. Cependant, je remarque que ceux qui bondissent pour fustiger l’expression sont souvent les mêmes qui parlent d’un « État juif », Israël, avec lequel ils disent entretenir une relation particulière.
Certains, parmi ceux-là, sont aussi prompts à brandir l’accusation d’antisémitisme lorsque des propos ou un texte se permettent de critiquer Israël, vous le savez trop bien…
C’est comme un syllogisme d’apparence implacable : il y a critique contre l’État juif, contre l’État des juifs, donc critique contre les juifs. C’est un raccourci extraordinaire puisqu’en réalité la critique en question concerne la politique d’Israël, cette occupation des territoires qui dure depuis plus de quarante ans. On devrait plutôt s’étonner de la mansuétude dont jouit Israël aux États-Unis et en Europe alors que cet État bafoue la légalité internationale notamment en se moquant de dizaines de résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. n
Propos recueillis par
BAUDOUIN LOOS
(1) Alain Gresh publie justement un nouvel essai intitulé De quoi la Palestine est-elle le nom ? qui paraît aux éditions LLL le 15 septembre.
« Barroso doit licencier De Gucht »
Mercredi 8 septembre 2010
Maurice Sosnowski, médecin anesthésiste de son état, est depuis quelques mois le nouveau président du CCOJB (Comité de coordination des organisations juives de Belgique). La polémique sur les propos de Karel De Gucht le fait sortir de ses gonds.
Pouvez-vous résumer les critiques du CCOJB condamnant l’interview du commissaire belge…
Quand l’on parle de lobby juif aux États-Unis, où la pratique du regroupement des citoyens pour défendre leurs intérêts est reconnue par la Constitution, cela n’a pas le même caractère péjoratif qu’ici. Pourtant, cela évolue : il y a même des lobbies pro-palestiniens au Parlement européen, que je sache. Ce qui est inadmissible, ce sont les propos que je qualifie d’antisémites de M. De Gucht sur « les juifs », en général, qui pensent qu’ils ont toujours raison, etc. : il stigmatise totalement de cette manière un groupe, les juifs, cela au lieu d’avoir des propos rassembleurs et humanistes qu’on attendrait d’un commissaire européen.
J’ai demandé une réunion urgente de la cellule de crise du Centre pour l’égalité des chances, car je considère qu’on verse là dans l’incitation à la haine.
J’estime que M. Barroso, s’il avait le sens des responsabilités par rapport aux valeurs morales qu’il incarne comme président de la Commission européenne, devrait licencier M. De Gucht sur-le-champ ! Ce dernier ignore-t-il qu’au sein des communautés juives de la diaspora et en Israël même, des débats très vifs ont lieu sur le Proche-Orient ?
Il a donc tort sur le fond et sur la forme quand il affirme qu’on ne peut discuter de ce sujet avec les juifs. J’insiste sur le fait que la communauté juive est outrée, elle se sent abandonnée, et je ne cache pas que je n’ai reçu aucun appui des partis politiques malgré mon appel en ce sens.
L’article du « Soir » vous inspire le même réflexe de défiance ?
J’ai été tout de suite surpris par le titre plutôt « sympa » : « De Gucht brave les tabous ». Et par la question posée de savoir s’il avait dit ce que tout le monde pensait tout bas. Cela m’inquiète.
Quand on voit les débordements sur certains blogs, où l’on lit que De Gucht a raison, cela m’inquiète aussi. Tout comme quand on apprend que le Cercle du Libre Examen à l’ULB va bientôt diffuser un film pestilentiel à la gloire de l’« humoriste » Dieudonné, un personnage maintes fois condamné pour ses dérives antisémites.
Cela me rappelle cette manifestation anti-israélienne devant la banque Dexia où des gens s’étaient affublés en juifs au nez crochus et buveurs de sang d’enfants palestiniens. Cette année et en Belgique !
Comment voulez-vous que les juifs se sentent encore à l’aise et intégrés dans notre pays ?
A l’inverse, certains milieux stigmatisent toute critique contre Israël, qualifiant leurs auteurs d’antisémites…
Il existe une claire tendance à la dérive de l’antisionisme vers l’antisémitisme, cela même dans des pays épargnés jusqu’ici comme en Scandinavie. Nous nous en inquiétons. En revanche, je n’ai aucun problème à parler de J Street (un jeune lobby juif pro-paix à Washington, NDLR), de J Call (un appel de juifs européens critiquant la colonisation juive des territoires occupés, NDLR) ou de toute critique constructive d’Israël. Ce qui n’est pas admissible, par contre, c’est la remise en cause de l’existence même de l’Etat d’Israël comme on peut le lire dans certains blogs, lesquels reprennent finalement l’antienne du Hamas, qui nie le droit à l’existence d’un Etat juif et par là même ne laisse pas d’autre alternative que la guerre. n Propos recueillis par
B. L.