Archives du 16 février 2011
Tunisie La corruption, gangrène nationale
LOOS,BAUDOUIN
Lundi 14 février 2011
TUNIS
DE NOTRE ENVOYÉ SPECIAL
Tout un pays à soigner. Voilà l’impression qui se dégage, alors que les Tunisiens n’en finissent pas de se pincer pour y croire : il y a un mois, le vendredi 14 janvier, Ben Ali, le dictateur qui semblait éternel, prenait l’avion de l’exil sans demander son reste. Il est vrai que lui et son clan ne sont pas partis les poches vides. « L’exhibition des richesses mal acquises, volées, était devenue obscène », estime un monsieur très digne avenue Bourguiba.
Corruption, prédation, cleptocratie : les mots qui définissent le défunt régime ne sentent pas bon. « Jamais n’a-t-on assisté à une telle concentration de pouvoir pour en arriver au sac d’un pays, explique Ahmed Smaoui, ministre aux débuts du règne de Ben Ali, en 1987, avant de tomber en disgrâce. Tout était parfaitement organisé, camouflé sous le vernis d’un discours honorable, avec les connivences internationales nécessaires ».
Dans ce bar chic du quartier Belvédère, un homme d’une trentaine d’années, Tahar, nous rejoint. Derrière son sourire se cache quelque inquiétude, et le manège d’un serveur le gêne. « L’habitude de voir des mouchards partout », s’excuse-t-il.
Ce juriste travaille depuis quinze ans au ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières. « Le sommet de l’administration du ministère est compromis, dit-il. A commencer par celui qui fut ministre pendant ces dix dernières années, Ridha Grira. Il a dilapidé les biens de l’Etat. Mais le plus pourri c’est le chef de cabinet, Fathi Sokri, qui est toujours en place. Presque tous les Tunisiens connaissent ces deux hommes. Alors quand on a appris que Grira héritait du ministère de la Défense du premier gouvernement de l’après-Ben Ali, vous pensez si on était rassuré ! »
Ledit Ridha Grira, en fait, n’est resté qu’une petite semaine ministre après le départ du tyran : sous la pression de la rue, le gouvernement a rapidement été remanié et les principaux ministres de la filière RCD (l’ex-parti quasi unique), dont Grira, ont dû se résoudre à le quitter.
« Le chef de cabinet, reprend Tahar, est en place depuis vingt ans. Voulez-vous un exemple de dilapidation ? Prenons le cas de Sakhr el-Materi, l’un des gendres de Ben Ali. Un des plus voraces aussi. Il souhaitait acheter un terrain sur la côte à La Goulette, près de Tunis, pour y ouvrir un port de plaisance. Partie du domaine public, ce terrain d’un hectare n’était légalement ni à vendre ni à louer. Eh bien ! la parcelle a subi une procédure de déclassement comportant une manœuvre juridique illicite pour passer dans le domaine privé. Qui plus est, il n’y a pas eu d’enchères publiques et le prix qu’acquitta l’acheteur se monta à 22 dinars le m2 (10 euros) au lieu de 15.000 dinars minimum. »
Tahar connaît des tas d’histoires du même tonneau. Qui mettent en scène d’autres membres du clan Ben Ali : « Toutes les affaires liées à notre ministère finiront par éclater. Ils ont tous pris leur part, ministres, chefs de cabinet, directeurs. Je crains une chose : qu’on se contente de juger par contumace quelques boucs émissaires de la famille Trabelsi (la belle-famille du dictateur). Je suis prêt à aller témoigner devant la nouvelle commission anticorruption et j’irai avec les dossiers que j’ai réussi à préserver des broyeurs de papier qui fonctionnent à plein régime. »
Cette commission a du pain sur la planche, en effet. Elle sera présidée par Abdelfattah Amor (68 ans), le doyen très respecté de la faculté de droit à Tunis. « La commission, a expliqué M. Amorn, a pour fonction d’établir les faits et au-delà de démonter tout un système qui a gangrené l’Etat mais aussi des secteurs entiers de la société. Les faits suffisamment crédibles seront transmis au parquet. »
En quelques jours, plus de 800 dossiers ont été déposés. A ce rythme, le succès de la commission risque de dépasser ses capacités d’absorption… « La commission sur la corruption fait peur à beaucoup de monde, constate Larbi Chouakhi, professeur de journalisme. Les langues se délient. De nombreuses personnes sont compromises, il y aura pas mal de découvertes, dans tous les domaines, même dans les médias, et évidemment chez nos amis français ».
La justice tunisienne, chez qui finiront en principe nombre de dossiers, souffre elle-même d’une image de marque lézardée.
« Quatre cinquièmes des juges n’ont pas la conscience tranquille, estime Mokhtar Yahyaoui, lui-même ex-juge – qui fut renvoyé en 2001 pour avoir osé publiquement réclamer à Ben Ali une justice indépendante. Il faudra les écrémer en cinq ans au moins, en éliminant tout de suite les irrécupérables, soit quinze à vingt pour cent d’entre eux. Les juges faisaient partie d’un système qui ne tolérait pas les gens honnêtes. »