Syrie : quand Hafez al-Assad massacrait Hama


Quand le père de Bachar lança, en 1982, ses chars sur la ville martyre, Khaled al-Khani avait 7 ans. il se souvient.

« Le lundi 2 février 1982 après minuit, l’armée a commencé à bombarder Hama ». A l’époque, Khaled al-Khani avait 7 ans. 29 ans plus tard, depuis la chambre de bonne parisienne où il a trouvé refuge depuis le 2 juin, après avoir fui la Syrie, l’artiste peintre se souvient. Entre deux bouffées de cigarette et les yeux pleins de larmes, il raconte comment tout ça a commencé, comment il en est sorti vivant mais à jamais meurtri.

40.000 morts

Si le président syrien Hafez al-Assad a lancé ce soir-là ses chars sur la ville de Hama, c’était pour écraser le soulèvement des Frères musulmans. Mais pas seulement. Il s’agissait aussi de donner une redoutable leçon à toute la Syrie. Trois semaines plus tard, des quartiers entiers avaient été rasés, des milliers et des milliers d’innocents massacrés.
Combien y a-t-il eu de morts ? De 20.000 à 40.000, selon les sources. Khaled, lui, assure que ce sont bel et bien 40.000 personnes qui ont été tuées. « Jusqu’ici, on ne pouvait pas en parler », explique-t-il. « Il y a quelques années, des militants pour les droits de l’Homme avaient suspecté l’existence d’une fosse commune aux abords de la ville. Les autorités l’avaient alors secrètement déplacée. » « Mais on a les noms de ceux qui sont morts », affirme-t-il.

Ces morts, il en a vu. Beaucoup. S’il y en a eu tant, c’est parce que, d’après lui, le régime avait depuis longtemps préparé ce massacre.

« A la fin des années 70 », explique Khaled, « la tension a commencé à monter entre les Frères musulmans et Le régime d’Hafez al-Assad. Mais il ne s’agissait pas seulement des Frères musulmans. A l’époque, comme aujourd’hui, beaucoup de Syriens demandaient des réformes. Le régime a alors nommé des personnalités respectées à des postes clés pour faire croire à un processus d’ouverture. » C’est ainsi que son propre père a été placé en 1981 à la tête de l’ordre des médecins de Hama. « Mais en réalité, le régime avait déjà commencé à planifier le massacre, dès 1980. Il avait notamment placé des officiers en qui il avait confiance aux postes stratégiques », ajoute-t-il.

De cave en cave

La population, elle, ne s’y attendait absolument pas.

« Le lundi 2 février », reprend Khaled, « lorsqu’on a entendu les premières détonations, j’étais dans ma maison, dans le quartier de Baroudi, dans le centre-ville. Pendant trois jours, on est resté, la peur au ventre, enfermé chez nous. Comme mon père était médecin, les voisins venaient chez nous avec des blessés. C’est lorsqu’un tir de roquette a atteint le deuxième étage de la maison que mon père a décidé, au quatrième jour, qu’il fallait que l’on parte. Avec toute la famille et les voisins, on s’est réfugié dans une cave d’environ 100m2, située dans la même rue, où on est resté deux jours. Mais on entendait les vibrations des tirs qui se faisaient de plus en plus proches et on suffoquait dans la poussière.

On a de nouveau choisi de partir, et cette fois de quitter le quartier. Ceux parmi nous qui sont restés derrière pour assurer la fuite des familles et ralentir l’avancée de l’armée ont, pour la plupart, été tués. Je croyais que seul notre quartier avait été touché, mais en cherchant à travers la ville un autre refuge, je me suis rendu compte que d’autres zones de la ville avaient aussi été détruites. Il y avait des cadavres partout. A un moment, nous nous sommes tous glissés sous les balles pour traverser une rue, mais mon père et sa sœur sont restés de l’autre côté. C’est ce jour-là que j’ai vu mon père pour la dernière fois. »

Terroriser

Khaled s’interrompt, se sert un verre d’eau, les yeux rougis. Puis il reprend le fil de sa narration :

« La cave dans laquelle on s’est ensuite abrité est devenue notre prison quand les militaires nous ont trouvé. Ils ont embarqué tous les hommes de plus de 12 ans. L’un d’eux a été abattu devant nous, pour nous terroriser. Ils ont aussi enlevé des femmes, ils les ont violées et les ont laissé revenir, en sang. Nous étions contraints de répéter des phrases à la gloire de Hafez al-Assad. Ils nous ont donné du pain et des olives, mais en quantité ridicule par rapport au nombre de personnes rassemblées dans la cave. Peut-être 400. Au bout de trois jours et demi, ils nous ont fait sortir, en menaçant de nous tuer.  »

Le calvaire de Khaled et de ses proches va durer encore plusieurs jours, avant que les militaires ne les laissent enfin sortir de la ville.

Son père, lui, avait « été emmené dans une usine qui servait de centre de détention. Ils lui ont arraché un oeil dans la cour devant tout le monde et l’ont laissé là trois heures à agoniser. Puis ils l’ont abattu. Son corps a été jeté devant l’hôpital qu’il dirigeait à Hama, sa carte d’identité agrafée à sa veste. Lorsque son corps a été retrouvé, il lui manquait son deuxième œil… »

L’ère du doute

Aujourd’hui encore le régime se sert de ce passé, de ces images pour maintenir le peuple de Hama dans la peur et dans l’attente. Il y a les morts, mais il y a aussi les disparus. Ils seraient près de 20.000, selon Khaled. « Personne n’a le droit de demander où ils sont. En revanche, les Moukhabarats [la police politique, ndlr] n’ont eu de cesse, pendant les 10 années qui ont suivi le massacre, de remuer le couteau dans la plaie en venant régulièrement dans les maisons demander où étaient passés les disparus. Le régime a fait réapparaître des habitants au bout de 15, 20 ans. »

Le régime entretient si bien le doute que Khaled lui-même se surprend, parfois, à se laisser piéger : « Je sais bien que mon père est mort, mais il m’arrive, à moi aussi, d’espérer qu’il soit toujours vivant…  »

Sarah Halifa-Legrand – Le Nouvel Observateur

Les Syriens méritent qu’on ne les oublie pas


Edito du Monde | LEMONDE | 23.07.11 | 14h06   •  Mis à jour le 23.07.11 | 14h06

Est-ce une manière de lassitude ? Ou bien l’habitude déjà ? Ou encore la résignation ? Une certaine forme d’impuissance peut-être ? La révolte du peuple syrien contre la dictature de Bachar Al-Assad est entrée dans son cinquième mois. Presque dans l’indifférence.

L’admirable leçon de courage souvent donnée par ces femmes et ces hommes manque de soutien international – politique, médiatique et autre.

Ce n’est plus seulement le vendredi que les Syriens manifestent au péril de leur vie : ce 22 juillet, ils étaient encore des centaines de milliers à être descendus dans la rue. Tous les jours de la semaine connaissent des protestations. Et tout aussi régulièrement, s’allonge le bilan des morts – sûrement pas loin de 2 000 ; celui des emprisonnés et autres « disparus » dépasse la dizaine de milliers.

Armée, chars, milices, bandes de nervis au service du régime sont déployés dans toutes les villes. Les rares témoignages qui nous parviennent décrivent un pays, une population sous occupation militaire.

On sait la difficulté d’exercer des pressions sur ce régime-là. Une ingérence militaire extérieure est exclue – à juste titre. La Syrie n’est pas la Libye. Elle est soutenue à l’ONU par la Russie et la Chine ; elle dispose d’une armée bien équipée par Moscou.

Le régime n’est pas aussi isolé que celui de Mouammar Al-Kadhafi. L’Iran lui accorde une aide économique massive, sans laquelle il aurait bien du mal à survivre. La région est plus stratégique que le Maghreb ; la guerre y ajouterait un élément de déstabilisation supplémentaire, dont le Machrek n’a pas besoin.

Et, pourtant, la chute de la maison Assad est sans doute l’une des clés d’une vraie démocratisation du Proche-Orient.

Que faire, alors ? Les Etats-Unis et l’Europe ont pris des sanctions économiques. Mais, longtemps, ils ont donné le sentiment de craindre – non sans quelque raison – le chaos et la guerre civile si le régime devait s’effondrer. Ils ont espéré que Bachar Al-Assad serait sincère dans ses appels à un dialogue avec les diverses forces qui s’opposent à lui. Ils ont cru que le parti Baas, qui monopolise le pouvoir depuis plus de quarante ans, pouvait se réformer.

Ce temps n’est plus. Les Etats-Unis ont été déçus. Ils ont vu comment le régime faisait tirer sur les rassemblements de l’opposition, y compris les plus pacifiques, ceux au cours desquels les opposants entendaient examiner les offres de dialogue du pouvoir.

A la mi-juillet, la secrétaire d’Etat est sortie de la réserve observée jusqu’alors par Washington. « De notre point de vue, a dit Hillary Clinton, (Bachar Al-Assad) a perdu toute légitimité (…) il n’est pas indispensable. » Le président Barack Obama dit sensiblement la même chose.

Encore faut-il tirer les conséquences de ce discours nouveau. Les Etats-Unis et l’Europe devraient aider une opposition syrienne disparate et divisée à s’organiser. Ils devraient lui assurer un soutien politique et économique.

Les Syriens le méritent plus que jamais.