BAUDOUIN LOOS
mercredi 14 septembre 2011, 18:17
Les manifestations en Syrie ont commencé il y a six mois. Mais le régime ne désarme pas. L’analyse de Thomas Pierret, politologue belge à l’Université d’Edimbourg
Thomas Pierret connaît bien la Syrie pour y avoir passé trois ans. Selon lui, le régime a « communautarisé » les événements pour apeurer les minorités, et d’abord les Alaouites, dont il est issu. Il se montre par ailleurs plutôt sceptique quant à l’efficacité des sanctions internationales.
Bachar el-Assad avait cru pouvoir déclarer – c’était au Wall Street Journal, le 31 janvier – que son pays resterait stable, parce que lui écoutait la rue. Naïveté ou cynisme ?
Les deux à la fois. Il y avait évidemment une bonne dose de cynisme. Assad n’ignorait pas, pour en être le patron, qu’il pouvait s’appuyer sur l’un des appareils de sécurité les plus impitoyables de la région et, au cas où les choses tourneraient vraiment mal, sur une armée en grande partie confessionnelle, c’est-à-dire alaouite (comme lui). Même si elle restait limitée, la contestation existait en Syrie avant mars 2011, comme en ont attesté les fréquentes arrestations de dissidents depuis l’arrivée au pouvoir d’Assad fils en 2000.
Toutefois, le président syrien avait quelques bonnes raisons de croire qu’il était moins exposé que ses homologues égyptiens et tunisiens, en particulier en raison de sa politique étrangère. Premièrement, celle-ci s’était avéré un franc succès puisque, d’Etat-pariah au moment de son retrait du Liban en 2005, la Syrie était redevenue un acteur influent et respecté de la scène régionale à la fin de la décennie. Deuxièmement, la diplomatie syrienne jouissait d’une authentique popularité sur le plan intérieur, en particulier en ce qui concerne le soutien au Hamas et le rapprochement avec la Turquie d’Erdogan. Face à une Egypte de Moubarak coopérant ostensiblement avec le gouvernement israélien dans l’imposition du blocus de Gaza, la Syrie apparaissait, par contraste, comme le champion du front du refus. Il est toutefois apparu rapidement que, pas plus au Caire qu’à Damas, la priorité des manifestants n’était la politique étrangère, mais bien la fin d’oligarchies despotiques et sclérosées.
De revendications pour plus de libertés, les manifestants sont passés à celle de la chute du régime après avoir constaté la répression inouïe qui s’abattait sur eux ; était-ce à prévoir ?
Les revendications « réformistes » des premiers jours reposaient sur un mélange de wishful thinking (« Bachar est un réformiste, donnons-lui du temps ») et de sagesse politique : au fond d’eux-mêmes, les Syriens avaient une idée du bain de sang qui les attendait, et espéraient en faire l’économie en demandant une transition douce. Le régime a rapidement mis fin à de tels espoirs.
Le régime a cru que de petites ouvertures politiques suffiraient mais ce fut un échec, pourquoi ?
D’une part, parce que la mauvaise foi du régime a été rapidement démontrée par le fait que ses promesses de réformes étaient démenties, sur le terrain, par la poursuite d’une répression sanglante. D’autre part, parce que tout ce que le régime a à proposer est de faire de la Syrie une sorte de Tunisie façon Ben Ali, ou d’Egypte façon Moubarak. Une démocratie de façade, où aucun parti ne serait formellement reconnu comme parti unique ou hégémonique (alors que la constitution actuelle décrit toujours le Baas comme « parti dirigeant l’Etat et la société ») mais où le parti du président (en l’occurrence un Baas relifté) préserverait une suprématie de facto grâce à divers artifices juridiques. Une telle solution aurait été perçue comme un progrès si elle avait été avancée il y a un an, mais elle est devenue inacceptable dans le contexte des révolutions arabes.
Comment jauger l’importance de la révolte ? Est-ce le peuple contre le régime ou est-ce bien plus compliqué ?
C’est une bonne partie du peuple contre le régime, même si ce n’est pas tout le peuple : le régime bénéficie encore du soutien passif ou actif des milieux d’affaires, d’une bonne partie des minorités confessionnelles, et de toute une série d’acteurs sociaux qui sont trop liés au système pour se retourner contre lui. Sur le plan géographique, certains gouvernorats sont encore peu touchés par les manifestations. Il s’agit en particulier de ceux où sont concentrées des minorités (Soueida, une région druze, Tartous, où les Alaouites et les chrétiens sont nombreux) ainsi que de la région d’Alep, où la tension monte néanmoins de semaine en semaine. Quoi qu’il en soit, il faut se garder de considérer les manifestations comme un baromètre exact de l’opposition au régime, dans la mesure où cette opposition est bien plus large que le groupe des individus qui sortent le vendredi pour aller manifester. Plusieurs de mes contacts en Syrie me disent qu’ils souhaitent de tout cœur la chute rapide du régime mais avouent, en toute franchise, que la peur d’être tués ou torturés les dissuade de participer activement à la contestation.
Certains observateurs pensent que ce régime n’est pas réformable en profondeur car cela signifierait la fin des privilèges, de la prédation économique et le risque de devoir rendre des comptes, choses impensables pour les caciques de ce régime, est-ce aussi votre avis ?
Totalement. Le régime syrien est un cas extrême de « patrimonialisation » de l’Etat, un phénomène dont la succession présidentielle héréditaire de 2000 n’est que la manifestation la plus visible. Cette transformation de l’Etat en propriété privée de la famille régnante est également évidente dans le monde des affaires, dont la figure la plus puissante est un cousin du président, Rami Makhlouf, ou dans l’appareil militaro-sécuritaire, dont la hiérarchie est noyautée par la parentèle d’Assad. Le cas le plus connu est celui de Maher al-Assad, frère de Bachar, qui dirige la Garde Présidentielle, mais ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres. Pas plus tard qu’hier, par exemple le journal libanais pro-syrien Al-Akhbar annonçait la prochaine nomination du général Asef Shawkat, beau-frère du président, comme vice-ministre de la Défense. Un tel système est, par nature, impossible à réformer.
Comment voyez-vous le processus décisionnel à Damas : c’est Bachar qui décide en autocrate ou c’est plus subtil ?
Il a toujours dû tenir compte de l’avis de ses proches, mais le caractère collégial de la prise de décision a sans doute été renforcé par la crise. C’est une tendance caractéristique des périodes de grande violence : l’appareil militaire étant en première ligne dans la défense du régime, ses dirigeants voient nécessairement leur poids politique augmenter. On a souvent évoqué, depuis quelques mois, l’influence croissante, au sein du processus décisionnel, de Maher al-Assad, fer de la lance de la répression. Un phénomène identique avait été observé suite à l’écrasement de l’insurrection islamiste de 1979-1982. Rif’at al-Assad, le frère de Hafez, était alors à la tête de « Brigades de Défense » qui s’étaient chargées de l’essentiel du « sale boulot ». Rif’at aspirait par conséquent à l’établissement d’une sorte de duumvirat avec son frère. Devant le refus de celui-ci, il était allé jusqu’à tenter d’organiser un coup d’Etat en 1984.
Comme les autres révoltes arabes, celle-ci manque-t-elle de chefs ? Que peut-on dire de ces « coordinations » locales, peuvent-elles s’unir ?
L’opposition syrienne ne manque pas de figures remarquables. Le problème est plutôt que ces figures n’ont qu’un contact très limité avec la base, dans la mesure où le système baasiste a empêché toute activité partisane digne de ce nom depuis cinquante ans. Les coordinations locales se sont donc constituées indépendamment de ces grandes figures dissidentes. Leur leadership est en moyenne assez jeune (entre 20 et 40 ans) mais pas nécessairement dénué d’expérience, puisque l’on y trouve des individus qui ont déjà pratiqué certaines formes d’activisme social voire politique. Il y a, depuis plusieurs semaines, des tentatives d’établir une synergie entre ces coordinations locales. Soulignons toutefois qu’au-delà de la transmission des mots d’ordre des manifestations, ces coordinations ont pour l’instant d’autres priorités que de créer une fédération nationale, à commencer, tout simplement, par assurer leur survie et celle de leurs membres face à la répression étatique.
L’attitude des minorités – alaouites, chrétiens, etc. – semble décisive : elles restent du côté du régime, cela peut-il évoluer ?
Les Alaouites ne se retourneront pas contre le régime, qui les a intégrés trop massivement dans l’appareil d’Etat. Dans son dernier rapport, l’International Crisis Group faisait l’hypothèse que les Alaouites servant dans l’appareil militaro-sécuritaire pourraient finir par renoncer à se battre pour assurer la domination de la famille Assad sur Damas et se replier sur leurs régions d’origine, dans la montagne. C’est une éventualité peu probable à court terme, mais pas si le soulèvement perdure et gagne en ampleur. Quant aux chrétiens, ils ont trop peur pour prendre massivement le parti de l’opposition : peur de l’avenir, en particulier d’une montée de l’islamisme, mais aussi peur d’une possible punition de la part du régime s’ils manquaient de loyauté (on pourrait très bien imaginer des attentats contre des églises qui seraient aussitôt imputés à des « islamistes »). Les chrétiens sont vulnérables : ils n’ont ni le nombre des sunnites, ni la puissance de feu des Alaouites. Quant aux autres minorités (druses, ismaéliens), elles ont divers contentieux historiques avec le régime et/ou la communauté alaouite, mais elles continueront sans doute de se cantonner dans une position d’observateurs prudents. Si le régime flanche, elles rallieront sans doute l’opposition sans trop d’états d’âmes.
Des observateurs pensent d’ailleurs que le régime joue la carte de la communautarisation du conflit, pour forcer ses alliés à la loyauté la plus absolue et expliquer la stratégie « C’est nous ou nous serons massacrés »… Vous y croyez ?
C’est indéniable, toute la rhétorique officielle tourne autour de la question communautaire depuis le début des événements. La population a été abreuvée d’informations sur le caractère très confessionnel des manifestants, dépeints uniformément comme des extrémistes sunnites. On a ainsi fait courir la rumeur (jamais démontrée) que ces manifestants scandaient des slogans haineux comme « les Alaouites dans la tombe, les chrétiens à Beyrouth ». Par ailleurs, sans que cela relève d’une stratégie délibérée, le régime a contribué à communautariser le conflit en armant des civils qui, dans les régions mixtes d’un point de vue confessionnel, sont essentiellement alaouites.
L’attitude de la communauté internationale est bien différente que dans le paradigme libyen ; mais une stratégie d’asphyxie économique émerge, peut-elle avoir raison du régime ?
Le régime syrien a une certaine expérience de l’autarcie économique, même s’il s’est davantage ouvert sur l’économie mondiale ces dernières années. Le pays est plus ou moins autosuffisant sur les plans énergétique et alimentaire, ce qui n’est pas négligeable. Toutefois, les sanctions vont rendre difficile, sinon impossible, la politique qui consiste à distribuer des largesses afin d’« acheter » une partie de la population pour l’empêcher de manifester. Depuis la révolution tunisienne, le gouvernement a multiplié des cadeaux (subsides, aides sociales, diminution des taxes, nouveaux projets d’infrastructure) qu’il sera bien incapable de payer. Voyant leurs affaires péricliter, certains hommes d’affaires pourraient également se montrer plus favorables à un changement de régime. En revanche, il me paraît douteux que les sanctions aient un impact direct sur l’appareil répressif lui-même. L’Irak des années 1990 donne une idée de ce que pourrait devenir la Syrie si le régime se maintient : une économie dévastée mais un appareil répressif qui demeure tentaculaire et doit le rester dans la mesure où l’Etat a perdu l’essentiel de ses capacités redistributives.
Vendredi dernier, Mahmoud Ahmadinejad est allé jusqu’à condamner les méthodes musclées des forces de sécurité syriennes, en soulignant, dans une interview accordée à la radio télévision portugaise (RTP) que la répression militaire « n’est jamais la bonne solution ». Damas risque-t-il de perdre son seul allié fidèle ?
Tant que le sort du régime syrien n’est pas fixé (et il ne l’est pas encore), l’Iran ne lâchera pas son principal allié stratégique. En même temps, Téhéran sait que son soutien à Assad la rend impopulaire non seulement en Syrie, mais dans une bonne partie du monde arabe. Les Iraniens souhaiteraient (sans guère y croire) qu’Assad puisse rétablir le calme en mettant en œuvre un programme de réformes. L’évolution de la position iranienne doit aussi sans doute être appréciée à la lumière du jeu de la Turquie. En combinant critique d’Israël et des autocrates arabes, Erdogan se met totalement en phase avec les opinions publiques de la région. Ce faisant, il se met en position idéale pour faire de la Turquie ce que l’Iran rêve d’être, c’est-à-dire la grande puissance non arabe du Proche-Orient. On voit mal comment Téhéran pourrait rattraper son retard sur Ankara de ce point de vue, si ce n’est en jouant la carte de la surenchère anti-israélienne.