INTERVIEW DANS « LE SOIR » DE CE 16 MARS
BAUDOUIN LOOS
Ce 15 mars, il y a un an, débutaient les manifestations contre le régime syrien. Nous avons interrogé Caroline Donati, arabisante, journaliste à Mediapart et experte de la Syrie à propos de laquelle elle a publié un livre qui fait autorité (1).
Comment analysez-vous la situation après un an de troubles?
Ce qui apparaît à première vue, c’est que le régime est en train de s’imposer sur le plan militaire en multipliant les opérations pour écraser les foyers de la contestation. Le régime croit qu’il gagne. Il a la main, grâce à ses soutiens externes (Iran, Russie, Chine, NDLR) et aux hésitations voire l’hypocrisie du reste de la communauté internationale, comme les Européens ou les Américains qui répugnent à intervenir par crainte de lendemains incertains. Le voisin turc appuie les contestataires de manière purement verbale, presque à contrecoeur, il ne tient nullement à s’impliquer. Le contexte régional joue aussi à son avantage : les menaces israéliennes contre l’Iran, allié de Damas, et les pressions internationales contre ce pays renforcent le soutien au régime d’acteurs comme le Hezbollah libanais ou le camp « anti-impérialiste » à travers le monde. La crise syrienne s’est régionalisée, internationalisée. Cela nourrit la « théorie du complot » sur laquelle le régime s’appuie pour gagner les faveurs à l’intérieur comme à l’extérieur de ceux qui condamnent les ingérences. Mais je voudrais souligner que l’Armée syrienne libre (ASL) a tout de même réussi à défier le pouvoir jusqu’aux portes de Damas ; certes l’ASL perd le contrôle de villes où elle était présente, mais elle n’a jamais prétendu pouvoir les tenir. En revanche, ses opérations de harcèlement contre l’armée loyale au régime continuent, voir se multiplient, on reçoit des vidéos édifiantes. La répression toujours plus grande provoque une mobilisation elle-même croissante, on l’a encore vu récemment à Alep, la grande ville du Nord plutôt épargnée jusqu’ici, où le quartier kurde d’Achrafieh a connu une importante manifestation il y a quelques jours. Eteindre la contestation par la répression, à l’instar de ce qui se passa dans les années 1980, ne semble plus possible. Pensez que vendredi dernier, il y a eu quelque six cents manifestations à travers le pays.
A-t-on une vision sociologique de la contestation ?
Au départ, la contestation provenait surtout des ruraux, des « rurbains » – les marginalisés par le néolibéralisme – la périphérie des villes. Mais elle a progressivement gagné les couches urbaines, y compris à Alep, notamment avec ce qui s’est passé à Homs, même si la bourgeoisie reste silencieuse. Au sein de celle-ci, une partie soutient discrètement la contestation, une autre reste coite, tétanisée par la peur du chaos au même titre qu’une grande partie des alaouites et chrétiens. Or, l’opposition réunie au sein du Conseil national syrien (CNS), représentant du mouvement intérieur, n’a pas réussi à formuler un projet politique et économique cohérent ni même rassurer les minoritaires, alaouites, chrétiens et kurdes.
Justement, le CNS est très critiqué…
On ne peut nier qu’il existe des problèmes au sein du CNS, dont la direction est minée par des querelles politiques, du clientélisme et de l’inexpérience. Beaucoup de temps a été perdu. Pour le reconnaître, la communauté internationale a exigé du CNS qu’il s’élargisse, ce qu’il a fait, en intégrant des factions politiques sans réelle légitimité sur le terrain, au détriment des forces de l’intérieur . Le CNS n’est pas assez en phase avec l’intérieur et résiste mal aux tentatives d’ingérence (par exemple du Qatar, NDLR).
L’ASL ne fait pas le poids militairement, et les Occidentaux se tâtent…
Oui, l’armement de l’ASL est pour le moment composé d’armes emmenées par les déserteurs, achetées au marché noir et/ou en provenance de la contrebande. Pour le moment, aucun acteur étatique n’aide directement l’ASL qui a aussi démenti les affirmations américaines, en particulier la présence d’al-Qaida. La communauté internationale refuse d’armer la contestation à l’exception de l’Arabie Saoudite et le Qatar, qui cherchent à peser sur l’après-Assad avec tous les dangers que cela comporte. J’ajoute un phénomène peu souligné : malgré les difficultés sur le terrain, l’ASL poursuit activement sa structuration, en coopération avec le mouvement civil. Il existe une ferme volonté en ce sens de la société d’éviter un chaos sur le modèle irakien ou libanais.
Propos recueillis par BAUDOUIN LOOS
(1) L’Exception syrienne. La Découverte, Paris 2009.