Quand les nouvelles du massacre de Houla sont arrivées, elles ont été accueillies avec le scepticisme réservé uniquement à la révolution syrienne. Beaucoup ont affirmé qu’ils voulaient attendre, « attendre que les faits soient avérés », parce que, comme vous le savez, l’opposition syrienne est souvent accusée de «truquer» les massacres afin de recueillir la sympathie du public.
Alors que les nouvelles continuaient à déferler, nous avons finalement appris que les observateurs de l’ONU étaient arrivés sur place à Houla, et qu’ils avaient confirmé qu’un massacre avait bien eu lieu. Les nouvelles ont été confirmées par des militants sur le terrain, des médias étrangers, et les observateurs de l’ONU, et nous attendions tous les communiqués du régime pour voir ce qu’ils allaient dire sur la question.
Lorsque les organes de presse du régime ont finalement mentionné le massacre, ils ont repris ce qu’ils avaient dit au sujet d’un autre massacre, celui d’al-Shumariyeh, que de nombreux partisans du régime avaient qualifié de «contre-massacre».
Pourtant, lorsque toutes les parties ont finalement confirmé le massacre de Houla, nous sommes passés à la deuxième étape du scepticisme radical: qui avait fait ça ? Le régime a parlé de «bandes armées terroristes», et l’opposition a accusé des agents du régime.
Depuis lors, pour tenter d’innocenter le régime, on utilise de plus en plus l’ argument de l’intérêt. Selon cet argument « fonctionnaliste », illustré par cet article, le régime ne pouvait pas avoir commis le massacre de Houla parce que les États fonctionnent généralement en fonction de leurs intérêts, et le régime d’Assad ne profitant pas du tout du massacre de Houla, il ne pouvait pas l’avoir perpétré .
Tout d’abord, avancer un tel argument signifie que l’on ferme complètement les yeux sur les milliers de Syriens déjà tués par le régime. Le régime avait-il intérêt à ouvrir le feu contre les manifestants; à emprisonner des milliers de personnes? Était-ce dans l’intérêt du régime d’arrêter et de déporter Salameh Kaileh (ce que beaucoup de gens, même ceux qui défendent normalement le régime syrien, ont critiqué)? Était-ce dans l’intérêt du régime de détruire Baba Amr?
Pour avancer l’argument fonctionnaliste en ce qui concerne Houla, il faut procéder comme si le régime syrien avait été innocent jusqu’ici. Après tout, pour poser la question: «Pourquoi le régime d’ Assad commettrait-il des massacres? », il faut avoir fermé les yeux pendant plus d’un an. Il faut aussi ignorer le massacre de Hama en 1982. Comment le régime a-t-il bénéficié de ce massacre? Eh bien, il a écrasé un soulèvement. Cette fois-ci, il a essayé de faire la même chose, sauf qu’il a foiré parce que les gens ont su.
Deuxièmement, l’argument fonctionnaliste affirme à juste titre que les Etats opèrent généralement en fonction de leurs propres intérêts. Cependant, avancer cet argument en ce qui concerne l’Etat syrien prouve bien que l’on ne connaît pas la constitution de l’Etat syrien. L’Etat syrien a deux composantes: l’une est formelle, l’autre est informelle. La composante formelle est l’appareil «officiel» de l’État composé des institutions normales de l’Etat, c’es-à-dire, l’armée, la police etc. La composante informelle de l’Etat syrien est l ‘«état chabiha. » Les chabiha sont des groupes de bandits et de mercenaires qui sont loyaux au régime mais qui ne relèvent pas de l’appareil officiel de l’État.
Pourquoi il y a-t-il des chabiha en premier lieu? Parce que, contrairement à l’appareil officiel de l’Etat, qui est (au moins, en théorie) inspiré par des objectifs logiques, rationnels et définis (par exemple, écraser le mouvement de protestation), les chabihas sont l’élément irrationnel, brutal, vindicatif, régressif, et tribal du régime Assad. Ils ressemblent à une mafia plus qu’à un appareil de l’Etat, et ils sont donc une partie informelle de l’Etat. Le fait que les chabiha ne fonctionnent pas selon la logique de l’Etat est illustré dans cet article du dissident syrien Yassin Al Saleh Haj. Dans l’article, Saleh raconte une anecdote des années 1980 qui nous donne un aperçu de la façon dont fonctionnent les chabihas syriens: « Quand arrivèrent les années 1980, les chabiha étaient intouchables et opéraient en toute impunité dans la ville côtière de Lattaquié. Feu l’intellectuel syrien respecté Elias Marcos, rappelait qu’il avait vu des chabiha entrer dans un café de Lattaquié et s’amuser à forcer les clients à se coucher par terre sous leurs tables. Ils ont tué un jeune homme qui se rebiffait devant leurs insultes; sous la menace, ils ont obtenu des effets et des articles à prix réduit ou gratuitement ; leurs chefs ont violé de jolies jeunes femmes, et ils ont proposé de résoudre des différents en échange d’une commission confortable à verser par les deux parties, tranchant en faveur de celle qui avait versé la plus grosse somme ».
En quoi l’État syrien profite-t-il de telles actions de la part des chabihas ? Si on prend chaque incident isolément, il n’en tire aucun profit. En quoi forcer tous les clients d’un café à se coucher par terre profite-t-il à l’État syrien ? À court terme certainement pas. Mais avec le recul, des incidents de ce genre suscitent la peur des chabihas qui savent qu’en fin de compte l’État les soutient. L’État ne profite pas de tels incidents, mais il a intérêt à faire règner la peur des chabihas, et donc la peur de l’État.
Revenons à Houla. Les Chabiha sont des mercenaires qui ne sont pas guidés par l’habituelle logique d’un État. Leur but est de susciter la terreur sans avoir à craindre les conséquences. L’histoire est que l’armée a bombardé les quartiers résidentiels de Houla, et que les chabihas ont suivi et ont perpétré le massacre . Il se peut que le régime n’ait pas donné directement l’ordre au chabihas de massacrer les enfants de Houla. Il a peut-être donné l’ordre d’attaquer et a envoyé ses troupes ainsi que les chabihas sans savoir exactement jusqu’où ils iraient. Mais les chabihas ne fonctionnent pas conformément à la logique de survie du régime, ils ont une logique primaire. Ils ne font pas de calculs. Leur but est de terroriser un maximum. C’est pourquoi le régime dispose des chabihas, c’est parce qu’ils terrorisent la population. Étant donné que les chabihas font un usage irrationnel de la force pour effrayer l’ennemi, ou tout ennemi de potentiel, l’argument selon lequel le régime ne pourrait pas avoir perpétré le massacre de Houla parce qu’il n’a aucun intérêt à le faire tombe de lui-même.
Et même si le régime n’a pas ordonné directement le massacre de Houla, il porte l’entière responsabilité des actions de ses chabihas à Houla. Le régime utilise ses chabihas parce qu’il sait qu’ils peuvent être excessivement brutaux et sauvages dans leur violence. Par conséquent envoyer des chabihas dans un quartier résidentiel était une garantie de désastre même si ce n’est pas ce que le régime avait l’intention de faire. Mais que personne ne dise que le régime ne pourrait pas avoir commis le massacre parce que ce n’était pas dans son intérêt.
Un état de chabihas fonctionne avec impunité et sans crainte des conséquences. Ce n’est pas parce que cette fois-ci (pour une fois) il y a des conséquences sous forme d’indignation internationale que le régime était incapable de commettre ce forfait.
Article publié en anglais ici
Traduction : anniebannie




