Faisant suite à la proposition de l’un de ses lecteurs, Syrianfacts est heureux de publier dans ses colonnes une traduction d’un texte de l’écrivain Salama Kayleh. Palestinien, marxiste, nationaliste, anti-sioniste, cet intellectuel de 57 ans a vécu en Syrie pendant une trentaine d’années, dont une dizaine dans les prisons syriennes. Il fut arrêté une dernière fois en avril 2012, pour être torturé dans les geôles du régime…ainsi qu’à l’hôpital.
Preuve supplémentaire de la barbarie d’un régime sans foi ni loi, le témoignage de M. Kayleh (lien) montre -à ceux qui en doutaient encore…- qu’en Syrie, les hôpitaux sont des prisons et des centres de tortures, que le régime n’a jamais voulu se reformer, puisqu’il s’en prend même à ceux qui, comme Salama Kayleh, ont prôné une solution politique de dialogue entre l’opposition et le pouvoir, afin d’éviter les conséquences d’une intervention étrangère; il montre enfin que les Assad n’ont soutenu la cause palestienne que dans la mesure où celle-ci pouvait leur servir de cheval de Troie idéologique pour conquérir le coeur d’idiots utiles à leur propagande. Dans l’article qui suit, Salama Kayleh revient sur la question du confessionnalisme. Il explique pourquoi il faut se méfier de ce prisme déformateur de la réalité syrienne, et pourquoi il faut éviter de tomber dans ce piège.
Le confessionnalisme comme forme de pouvoir ou le pouvoir du confessionnalisme ?
Salama Kayleh (*)
Le devenir de la révolution syrienne a remis sur le tapis la question du confessionnalisme et de la nature du pouvoir. Sans aucun doute, cette approche qui articule l’autorité et la communauté confessionnelle peut conduire à des résultats prédéterminés, car lorsqu’on regarde la réalité avec des lunettes confessionnelles, nous avons nécessairement tendance à voir l’Autre comme une entité confessionnelle.
Il s’agit, en d’autres termes, d’une approche formaliste qui tente de déchiffrer le contenu des choses d’après leur aspect extérieur, ce qui conduit à une perversion conceptuelle et à un égarement intellectuel, doublés d’une falsification terminologique. Car on confond le confessionnalisme avec l’adhésion religieuse d’un individu à telle ou telle confession, et c’est bien ce qui se passe lorsqu’on définit le pouvoir de manière confessionnelle en fonction de la communauté à laquelle appartiennent les gouvernants.
Le confessionnalisme et la confession religieuse ne sont pourtant pas deux choses identiques, même quand le premier s’appuie sur la seconde. Et cela parce que, entre autres choses, le premier incorpore une caractéristique idéologique supplémentaire qui transforme le lien à une confession déterminée en un engagement nécessaire envers un projet politique – ou plutôt, au projet d’une classe sociale -, au-delà de la conscience commune qui peut régir les comportements de ses membres. La communauté religieuse est le réceptacle historique d’individus qui, depuis leur naissance, sont attachés à une croyance bien définie, héritée et transmise de manière continue, sans la nécessité d’une médiation actée par un consentement explicite. Une sorte « d’habitude » qui, sans doute, a plus de vigueur que la conviction expresse de vouloir appartenir à ce groupe ou à un autre, car elle reflète une vigoureuse identification avec les valeurs d’un acquis qui a été transmis. Cette insertion historique peut contribuer à créer une différenciation tranchée par rapport à d’autres confessions, mais elle n’en reste pas moins essentiellement une spécificité héritée et, de ce fait, susceptible d’être relativisée au travers d’une conscience sociale globale ou par l’implication des individus dans des courants et des formations politiques et idéologiques qui brisent les frontières de l’enracinement confessionnel.
Le confessionnalisme implique, quant à lui, la transformation de cette identité héritée en un projet politique (ou de classe). Cette identité s’élève ainsi au rang de « conviction » absolue, se transformant non seulement en piler de « l’auto-conscience » de la communauté et de sa cohésion collective propre, mais aussi en fondement de la conscience de l’Autre et, par conséquent, en présupposé d’une quelconque relation bilatérale. Ainsi, le membre de « l’autre communauté » devient un rival en vertu d’une continuité historique, voire ancestrale dans certains cas. Ce conflit devient, en outre, une priorité qui détermine le regard du groupe qui adopte ce positionnement idéologique et la raison même de son existence. Il s’agit là d’une caractéristique applicable aux formations intégristes, que ce soit le Hezbollah ou Amal au Liban, Al-Da’wa en Irak, ou quelconque autre collectif composé autour d’un principe structurant d’ordre religieux.
En tenant compte de ce qui précède, quelle est la situation en Syrie ? Si nous partons de notre définition du confessionnalisme, il n’y a pas, dans ce pays, de pouvoir confessionnel, même s’il s’appuie principalement parmi les membres d’une seule confession. En outre, ce n’est pas la « croyance » de ce groupe religieux qui gouverne le pays, mais bien l’argent. C’est ce dernier qui constitue la cause de la concentration de pouvoir, majoritairement aux mains d’une minorité confessionnelle (alaouite) et non pas le triomphe d’une idéologie confessionnelle ou religieuse bien définie.
Les « fondateurs » de l’Etat syrien articulé autour du Parti Baath étaient des nationalistes arabes. De plus, on peut ajouter que la communauté alaouite n’a participé que de manière marginale à ce qui touche à la confection de son identité et qui implique l’appartenance à la communauté, vu qu’il s’agit d’une définition effectuée de « l’extérieur ». De même, l’analyse sociologique du contexte dans lequel s’est déroulé le coup d’Etat du Baath en 1963 et l’accession au pouvoir d’une nouvelle élite militaire et politique révèle une participation massive des secteurs ruraux, où le Baath avait de solides ancrages, au point d’en faire le « noyau dur » sur lequel reposait son pouvoir dans les décennies suivantes.
La dégradation des conditions de vie dans les milieux ruraux, où se concentrait la majeure partie des alaouites, a poussé bon nombre d’entre eux à s’engager dans l’armée, seule occupation « digne » qui leur était accessible. Avec le temps, les alaouites ont finis par constituer un bloc majoritaire parmi les officiers issus des zones rurales. Il n’est donc pas étonnant de constater leur rôle de premier plan dans les soulèvements militaires de mars 1963, de février 1966 (contre « l’aile civile » du Baath) et dans celui de 1970 (dirigé par Hafez Al Assad), dont est issu le régime actuel. Le trait d’union entre tous ces militaires putschistes issus du parti Baath n’était pas leur appartenance à une confession religieuse, mais bien leur origine rurale commune. Cet élément fut fondamental dans la cohésion de ce noyau dur, bien plus que leur filiation religieuse.
Les transformations enregistrées dans l’organigramme du pouvoir ont imposé un critère de sélection basé sur l’appartenance à une classe sociale, à laquelle appartient une oligarchie qui a fait du vol une norme, et cela sur le dos d’une société paupérisée composée par les éléments de tous les groupes religieux. Cette élite a monopolisé l’autorité publique et la richesse du pays en s’appuyant durant toutes ces années sur un noyau dur actif et réorganisé ces derniers temps pour devenir une force de choc. Outre l’armée, nous avons aujourd’hui les bandes armées qui ont imposé la soumission à l’Etat dans les régions côtières. Nous faisons ici référence à ceux que l’on appelle les « shabbiha » (des cadres paramilitaires soutenant le régime), qui sont devenus des instruments clé dans la stratégie répressive exercée par le régime contre la révolution syrienne. Ces bandes armées, dans le cas des régions occidentales, sont majoritairement alaouites, mais ces formations paramilitaires se composent également, dans d’autres zones, de membres de toutes les communautés qui cherchent, dans une relation intéressée, la protection du pouvoir.
Aujourd’hui, la révolution a imposé un réalignement, ou, pour mieux dire, elle a forcé le pouvoir à une redéfinition conceptuelle basée sur le discriminant entre une « majorité » et une « minorité » définies selon des classifications religieuses. En composant ses forces de choc à partir d’une base qui est essentiellement alaouite, pour les raisons évoquées ci-dessus – le lien étroit avec le contexte rural -, l’élite dominante a réactivé l’identité religieuse de cette communauté et avec elle celle de toutes les minorités. Cette réorganisation idéologique du confessionnalisme politique impliquait nécessairement une caractérisation de la révolte populaire en termes de « mobilisation sunnite intégriste » similaire au soulèvement armé islamiste de 1979-1982 ; par rapport à laquelle elle ne serait qu’une sorte de réplique animée par la revanche et par les mêmes motivations de l’époque.
Aujourd’hui, le pouvoir utilise donc le confessionnalisme pour garantir que l’oligarchie constituée autour du « noyau dur » précité continue à monopoliser les ressources du pays, en donnant l’impression que la communauté religieuse qui englobe une partie de ses membres est également la protagoniste de cette œuvre de pillage despotique.
Evidement, tout ce qui précède n’explique pas pourquoi prévaut toujours l’impression que la structure fondamentale de cette communauté alaouite fait partie intégrante du pouvoir. Ou, du moins, pourquoi cette communauté n’a pas participé à la révolution malgré ses misérables conditions économiques. Je pense que l’explication se situe bien plus dans les problèmes de la révolution elle-même que comme une conséquence d’une lutte confessionnelle qui, à dire vrai, n’existe pratiquement pas. Je fais concrètement référence ici à la collision entre les « ruses confessionnelles » orchestrées par le pouvoir et les « crimes » commis par certains secteurs de l’opposition, dominés par un désir de vengeance par rapport aux événements de 1979-1982. Ces secteurs s’obstinent à interpréter les événements d’aujourd’hui comme ils le firent à l’époque, à partir d’un prisme lui aussi confessionnel (« une communauté sunnite majoritaire mais exclue du pouvoir contre une minorité qui détient l’autorité et les richesses »). Une mentalité qui fait que la forme de combattre le pouvoir revient à attaquer la communauté dont on pense qu’elle le monopolise. Dans les faits, on s’attaque aux membres de cette communauté et non à un gouvernement vénal et despotique. Des comportements qui ont créé l’impression que l’opposition dans son ensemble souhaite installer un autre pouvoir confessionnel afin de punir une communauté dans son ensemble pour quelque chose qui, en réalité, est le seul fait du pouvoir en place.
Cette crainte explique que, du moins au début de la révolution, la communauté alaouite et d’autres minorités se sont senties plus proches d’un pouvoir qui, du moins c’est ce qu’elles pensent, a été capable de leur donner quelque chose. Ainsi, la survie du régime actuel est vue comme une protection efficace face à un avenir aussi incertain qu’effrayant. L’opposition doit donc clarifier les choses au plus vite et non pas les obscurcir avec des déclarations qui ne font qu’augmenter la crainte des minorités.
(*) Salama Kayleh est un écrivain marxiste d’origine palestinienne résidant depuis de nombreuses années en Syrie. Il a passé huit années en prison sous le régime d’Hafez Al Assad avant d’être à nouveau arrêté, torturé et expulsé du pays vers la Jordanie au mois de mai 2012 pour son soutien à la révolution. Cet article a été publié en arabe par le journal Al Hayat (http://alhayat.com/Details/402227 ) et traduit en espagnol pour le site « Traducción por Siria » http://traduccionsiria.blogspot.be/2012/06/el-confesionalismo-como-forma-de-poder.html , version à partir de laquelle cette traduction française a été établie.“