Combats à Damas : « La forteresse sécuritaire du régime est secouée »
Le Monde.fr | 17.07.12
L’INTÉGRALITÉ DU DÉBAT AVEC ZIAD MAJED, POLITOLOGUE LIBANAIS, SPÉCIALISTE DU MOYEN-ORIENT, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ AMÉRICAINE DE PARIS, MARDI 17 JUILLET 2012
Suite 2/2
Benji : Certains disent que la Syrie est en train de basculer dans une guerre entre Alaouites et Sunnites. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que c’est un schéma qui simplifie beaucoup la situation. C’est vrai que dans le Moyen-Orient, la question communautaire se pose de plus en plus entre sunnites et chiites, vu la montée politique de l’Iran d’un côté, la lutte avec l’Arabie saoudite de l’autre. Mais ce qui se passe en Syrie est loin d’être réduit à cet angle. Il y a un pouvoir, d’une famille, de père en fils, qui est sur place depuis 1970. Il y a un pouvoir qui est basé sur le principe du parti unique, avec un état d’urgence dans le pays qui a interdit pendant quatre décennies la création de partis politiques, d’organisations de la société civile, des médias libres. Et il y a des services de renseignement qui interviennent violemment dans tous les aspects de la vie publique. Donc la révolution syrienne est contre ce régime-là, qui a essayé de souder la communauté alaouite de laquelle il est issu, pour se présenter comme le protecteur de cette communauté. Et cela a créé et crée toujours des tensions confessionnelles ou communautaires. Mais la révolution, dès le début, dans tous les articles, les discours politiques et les positions officielles de ses représentants, a essayé d’éviter la question confessionnelle et de présenter cette dimension politique et humaniste. Donc je pense que, même s’il y a des éléments de tension communautaire, la révolution est avant tout un soulèvement pour la liberté et la dignité, et pour en finir avec le despotisme d’Assad.
em : De quelle obédience religieuse est la majorité des insurgés ?
La société syrienne est une véritable mosaïque communautaire et ethnique. Ethniquement, il y a des Arabes et des Kurdes, mais aussi des Turkmènes et d’autres petites minorités. Et religieusement, il y a une majorité sunnite, mais il y a aussi des alaouites, des chrétiens, des druzes, des ismailites. Et la révolution reflète la réalité de la société, démographiquement parlant, ce qui fait qu’une majorité des citoyens syriens dans la rue sont aujourd’hui sunnites. Mais ce n’est pas par conviction religieuse qu’ils sont mobilisés, c’est par volonté politique, tout comme leurs concitoyens des autres communautés.
Chahen : Quelle est la position des communautés chrétiennes, en particulier arméniennes ? Attentiste, participative ?
Il y a des individus de toutes les communautés, chrétienne ou autres, qui participent activement à la révolution. Mais au niveau de la communauté en tant que telle, étant une petite minorité en Syrie, ils sont plutôt dans l’attente de la fin de la violence. Et je pense que, comme leurs concitoyens syriens, ils souhaitent la stabilité et la liberté. Sachant que durant les dernières décennies, l’immigration, chrétienne et arménienne en particulier, de la Syrie a été très importante. Donc ils sont aujourd’hui une toute petite communauté, et comme les autres communautés, ils souhaitent la paix dans le pays.
jamila : L’ex-ambassadeur syrien en Irak a déclaré à la BBC que le régime syrien détenait des armes chimiques et qu’il pourrait s’en servir. Est-ce vrai qu’il dispose d’un tel arsenal ? Et si oui, pensez-vous qu’il serait prêt à en faire usage ?
Oui, le régime syrien dispose d’arsenal chimique. D’ailleurs c’est une des questions souvent soulevées par des chercheurs et des diplomates sur la manière de gérer les armes chimiques dans une phase de transition ou de chute de pouvoir. En revanche, leur usage est techniquement très compliqué, et il signifierait que le régime souhaite effectuer un suicide collectif. Je ne pense pas que nous en soyons là, et je ne l’espère pas, en tout cas.
ElyesTunisie : Bonjour, pouvez-vous nous éclairer sur la situation des djihadistes en Syrie ? Sont-ils nombreux ? D’où viennent-ils ?
Depuis le début de la révolution, le régime syrien et ses alliés ont soulevé un danger djihadiste pour effrayer la société syrienne d’un côté, et l’Occident de l’autre. Mais jusqu’à maintenant, dix-sept mois après le début de la révolution, il n’y a que très peu de preuves sur la présence de djihadistes en Syrie. Il y a certainement des groupes islamistes syriens qui font partie de la révolution, et certains sont armés. Il y a également, après des mois de souffrance et de rituel de mort, et de tortures, et de cadavres, et de sentiment que les Syriens sont livrés à une machine de mort, il y a à cause de tout cela une montée du ressentiment religieux chez les Syriens, qui se traduit par des slogans, par des prières, par des présences dans les mosquées. Mais tout cela ne signifie pas que le djihadisme contrôle aujourd’hui le terrain, ni même des enclaves à l’intérieur du pays. Il faut juste signaler que le régime syrien a, pendant des années, manipulé des cellules djihadistes en les envoyant en Irak et au Liban, et que ses services de renseignement ont souvent présenté des dossiers sur les djihadistes dans la région à plusieurs services de renseignement occidentaux et arabes. Donc ils connaissent très bien les structures djihadistes de la région, et s’ils avaient vraiment des preuves importantes sur leur présence en Syrie, ils les auraient montrées jour et nuit. Cela dit, si le conflit armé continue, et si la barbarie dans le pays n’est pas contenue, et si le régime continue ses crimes et ses massacres, il y aura des risques de voir des djihadistes et des groupes armés de plusieurs pays arriver en Syrie avec des justifications différentes. Mais nous n’en sommes pas encore là, et les combattants de l’armée libre sont des anciens soldats de l’armée syrienne soutenus par des volontaires et des jeunes des villes et des villages encerclés par l’armée du régime.
Dhia : Si le régime Assad tombe, que deviendra la Syrie ?
Il est difficile de prévoir l’état des choses après la chute d’Assad. Premièrement, tout dépend de la façon dont cette chute va s’effectuer et quels dégâts il y aura durant cette chute au niveau des relations sociales et au niveau des infrastructures de l’Etat, de son économie, etc. Deuxièmement, je pense que la Syrie aura, comme tous les pays qui sortent d’une dictature qui a pesé longtemps sur la société, besoin de beaucoup de temps pour s’en remettre et pour se reconstruire. Et c’est aux Syriens, après, de décider de quel modèle politique ils ont besoin pour la reconstruction de leur Etat.
GuiggZ : Les islamistes pourraient-ils prendre le pouvoir en Syrie ?
Je pense que ceux qui vont prendre le pouvoir en Syrie vont le prendre dans les urnes. Si les Syriens choisissent pendant un mandat de quatre ans une tendance islamiste, c’est leur choix, et aux laïques et aux libéraux de s’organiser pour essayer de gagner les élections suivantes. Mais peut-être faut-il préciser que la démographie syrienne et la mosaïque ethnique et religieuse que nous avons évoquée réduisent les chances des islamistes et les poussent, eux et les autres formations, à s’ouvrir sur le champ politique et à être beaucoup plus pragmatiques et modérés qu’idéologiques. Tout cela, bien sûr, dans une phase de transition pacifique. Malheureusement, nous n’en sommes pas encore là, il y a toujours du sang qui coule et un régime qui refuse de céder à sa population.
Bil : Le régime syrien pourrait-il perdre le contrôle de Damas ?
Peut-être pas dans les prochains jours. Mais avec le temps, oui. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les banlieues et les quartiers périphériques de la ville qui commencent à se mobiliser. Il y a également des quartiers au centre de Damas qui connaissent des combats et, peut-être plus important encore, des initiatives de solidarité avec les insurgés. Elles se traduisant par des barricades, par des pneus brûlés, par des manifestations, afin de ralentir les mouvements des troupes du régime et montrer que même les quartiers où il n’y a pas de combat soutiennent leurs voisins sous les balles et le feu. Le ramadan commence dans quelques jours, son importance sociale permettant aux gens de se rencontrer et de se retrouver pourrait être aussi une opportunité pour les insurgés et les citoyens qui les soutiennent de renforcer leur mobilisation. Et c’est un cauchemar pour le régime. Celui-si souhaite à tout prix étouffer la contestation dans les villes avant le ramadan.
Visiteur : Ne pensez-vous pas que l’arrivée prochaine du ramadan ralentisse plutôt la révolution et soit bénéfique pour le régime Assad ?
Non, pas du tout. L’expérience de l’année dernière a montré l’inverse : les manifestations avant le ramadan 2011 avaient lieu chaque vendredi, durant le ramadan, les manifestations sont devenues quotidiennes. De plus, le fait que beaucoup d’administrations ferment tôt durant la journée fait qu’il y a encore plus de gens qui peuvent participer à des rassemblements ou à des manifestations. Et il y a aussi tout l’aspect symbolique de ce mois qui peut booster le moral des insurgés et créer beaucoup de craintes chez le régime.
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