LE MONDE | 23.07.2012 à 11h20 • Mis à jour le 23.07.2012 à 14h53
Par Florence Aubenas, à Alep (Syrie), envoyée spéciale

Sur la voie rapide, qui contourne le centre-ville d’Alep, le trafic ressemble à celui de tous les jours, un embarras de voiture, de bus, de camion et d’une infinie variété de véhicules transportant tout ce qui peut l’être, humains, biens ou bêtes. Comme d’habitude aussi, les sept soldats de l’armée de Bachar Al-Assad montent la garde, là-bas au bout du pont. A 100 m de là – peut-être même moins –, un camion commence par se mettre en travers, bouchant à moitié la chaussée. D’abord, ça klaxonne. Ça peste contre l’embouteillage. Puis, un peu plus bas, c’est un autre camion – bleu cette fois avec des rayures dorées tout le long du pare-brise – qui provoque un nouveau bouchon. « Mais ce n’est pas un embouteillage, c’est la révolution ! », s’exclame soudain le conducteur d’un minibus.

Dimanche 22 juillet, l’Armée syrienne libre (ASL) a lancé une nouvelle opération, qui l’implante un peu plus dans la ville d’Alep, la deuxième de Syrie. C’est peu dire que la bataille est cruciale pour le régime du président Bachar Al-Assad.
Dans les campagnes alentours, déjà tenues par l’ASL, chaque village s’est mobilisé pour envoyer à Alep des combattants pris sur ses propres troupes. Samedi, à minuit, un chef militaire et un religieux dispensent leurs conseils au dernier convoi qui démarre : « Ne faites pas de mal aux femmes, ne coupez pas les arbres, n’attaquez ni les civils ni les supermarchés. N’essayez pas de récupérer les armes tout de suite : combattez d’abord. » Autour, les enfants font une haie d’honneur, éblouis, tellement transis d’admiration qu’ils n’osent plus approcher ces hommes, qui, il y a quelques instants encore, étaient leur père, leur frère ou leur cousin.
Alep est à moins de 20 km mais on roule pendant plus d’une heure dans la nuit pour y entrer, convoi fragile de combattants, tout juste munis de quelques pauvres armes antichars et rien contre les hélicoptères. La révolution – comme l’appellent ici ses partisans – n’est pas de celles qui se racontent dans les livres d’histoires, du moins jusqu’ici. Rien de spectaculaire ou d’éclatant : ni prise de la Bastille ni déferlement populaire qui submergerait la ville. Elle avance à petits pas, en claquettes et tee-shirt, façon camouflage troué, de succès modestes en débandades cuisantes, portée par la certitude inébranlable en sa victoire.
RIVALITÉS RELIGIEUSES ET SOCIALES
A Alep, les troupes sont dirigées vers une école de la ville et, entre les fresques de Mickey Mouse ou Bob l’Eponge, on mange, on dort, on meurt. Devant la porte, défile de temps en temps des groupes d’hommes qui scandent « Allah akbar! » et puis s’en vont. « On le fait pour saluer notre armée et aussi parce qu’on avait jamais osé crier cela en public auparavant », dit l’un. Et un autre : « C’est la première fois que je sors dans la rue sans qu’on me tire dessus. » Le quartier musulman sunnite, comme la majorité du pays, s’est soudé autour de l’ASL.
A vrai dire, les événements actuels échappent difficilement à l’univers obsessionnel des rivalités religieuses et sociales dans lesquelles se débat la Syrie. Un exemple, même tout petit ? Avec l’arrivée récente des soldats de l’ASL dans l’école, le commissariat de la zone s’est divisé en deux : d’un côté, les cinq policiers sunnites ont rallié l’ASL tandis que les quarante autres se sont barricadés dans les locaux, jurant d’en découdre. Ceux-là, en revanche, appartiennent à la minorité alaouite, accusée de se partager les meilleurs postes du pays.
Dimanche, au fil de la journée, le campement de l’ASL devient un point de ralliement. Une femme avec son enfant vient demander justice au commandant : son mari l’a chassée alors que c’est elle qui gagne tout l’argent de la famille. Quand on la reconduit, elle s’étonne : « Il faut m’aider. C’est vous les maîtres maintenant. » Et le commandant, soudain très doux : « Il faudra attendre encore un peu. » L’usine de textile, qu’il dirige habituellement, se trouve à moins de 500 m à vol d’oiseau.
« ET, EN PLUS, ILS ONT LE DROIT DE PILLER »
Un homme traverse la cour de l’école, pantalon rouge à la mode, des lunettes de soleil qui dépassent de la poche, mais le visage cabossé et sanglant. Deux soldats le traînent plus qu’ils ne le conduisent. C’est un prisonnier, accusé par la population d’être membre des chabiha, ces hommes de main que le régime paye 15 000 livres syriennes (un peu moins de 200 euros) pour effectuer les plus basses besognes. « Et, en plus, ils ont le droit de piller », dit quelqu’un. Une quinzaine d’entre eux sont déjà enfermés dans la salle des professeurs, et d’autres sont transférés ici toute la journée.
Et puis, d’un coup, on court dans tous les sens. Des chars s’avancent vers l’école. Un hélicoptère commence à survoler la zone. Il reste dans les airs des heures durant. On tire. On brûle des pneus, faute de mieux. Là-bas, sur la voie rapide, le check-point du matin et ces deux camions ont été pulvérisés. Dans la débandade, on ramène des blessés, dont une petite fille. Chacun s’attend à une riposte des militaires dans la nuit. Déjà, une équipe se prépare pour aller rétablir le check-point. S’il le faut, ils recommenceront le jour d’après, et le jour d’après…
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Florence Aubenas, à Alep (Syrie), envoyée spéciale