LE MONDE | 01.08.2012 à 15h10
A quelques mètres d’un poste de police attaqué par l’Armée syrienne libre, au sud d’Alep, près de Salaheddine, le 31 juillet.
C’est l’histoire d’un petit soldat syrien qui arrive en courant à un point de contrôle. Il est 7 heures du matin, le 26 juillet, juste devant le grand central téléphonique d’Alep, tellement massif qu’il a dû être importé directement d’Union soviétique dans les années 1970. Le petit soldat commence par un salut réglementaire, tout en faisant claquer un “Mes respects, mon officier”, sous une moustache si mince qu’elle paraît transparente.
Puis, aussitôt, il expose son cas : il appartient aux troupes du président Bachar Al-Assad, mais son père lui a ordonné de déserter pour rejoindre les rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL). Lui ne veut pas. Comment faire pour retrouver son régiment au plus vite ? Au check-point, l’autre militaire penche vers lui sa tête enturbannée d’un chèche rouge : “Tu sais où tu es, mon garçon ? Cette zone est passée sous le contrôle de l’Armée syrienne libre.” Le petit soldat est arrêté et menotté. Il pleure dans la voiture qui le conduit à la prison aménagée en ville par les insurgés.
Dans quel camp combattre ? Qui tient quelle position ? A qui se fier ? En Syrie, les histoires vraies de déserteurs sont celles qui racontent le mieux la panique et la confusion du pays. Elles sont de plus en plus nombreuses à circuler, mais, à quelques exceptions près, toutes fonctionnent sur la même trame : la fuite continue et massive des troupes du régime vers celles de l’ASL.
Le phénomène commence à affoler le gouvernement de Damas : “Le régime ne sait plus à qui il peut faire confiance dans son propre camp”, estime Amar Al-Wawi, général des services secrets (moukhabarat) lui-même passé à la rébellion, voilà presque un an, avec cinq de ses officiers. Comme si les choses pourrissaient de l’intérieur.
Dans une caserne rebelle, vers Mera, à une vingtaine de kilomètres d’Alep, ils sont sept à avoir déserté pour rejoindre l’ASL, sept qui n’ont pas 25 ans, assis sur un matelas, buvant du soda, se chamaillant comme des gamins en dessous d’un long râtelier où sont rangées les kalachnikovs. L’un d’eux, Zine Al-Abidine se souvient du début des révoltes, il y a plus d’un an, alors qu’il était encore soldat au 17e régiment d’Al-Raika.
Assez vite, dans sa caserne, les téléphones portables ont été supprimés. Puis la télévision interdite, sauf pour les discours du président qui, eux, étaient obligatoires. Toutes permissions ou visites aux familles sont devenues exceptionnelles. A ces soldats coupés de tout, les gradés annoncent que des manifestations se préparent et qu’ils vont devoir affronter des terroristes, venus d’Afghanistan ou de Tchétchénie. “On le croyait, on s’attendait à de gros combats”, explique Zine Al-Abidine. Mais quand son régiment a entouré une ville, “on s’est vite rendu compte que les manifestants étaient des simples gens comme nous et qu’ils n’étaient même pas armés”.
“PERMISSION DE VOLER”
Mohamed Al-Assa, lui, faisait partie des forces spéciales à Damas. De son portefeuille, il sort aussi une carte de police à son nom. Elle lui avait été distribuée lorsque, sous l’égide de la Ligue arabe, des observateurs internationaux avaient été déployés en Syrie. “Au cas où ils nous demandaient quelque chose, il fallait la donner et, surtout, ne pas se présenter comme militaire.”
Il se souvient aussi de la ville de Deraa, juste après une manifestation. Ils étaient un groupe de huit, ils avaient “la permission de voler”. Et ils le faisaient. Même lui ? Mohamed Al-Assa fixe droit devant lui, les yeux ronds comme des billes. Il hésite une seconde. Et lâche : “Oui, moi aussi.” Puis, aussitôt se met râler que, de toute façon, “ce n’était pas juste”. Lors du pillage d’un supermarché, par exemple, il avait fallu couper le butin en deux : la moitié pour les huit hommes et l’autre pour le seul gradé. Le soldat Al-Assa en tremble encore d’indignation.
Son engagement dans les forces spéciales, Mohamed Al-Assa l’avait vécu comme un honneur, surtout pour quelqu’un du Nord comme lui, cette région loin de la capitale, sans grands réseaux ni influence. Sa famille devait lui verser de l’argent chaque mois, pour qu’il puisse au moins fumer, tant sa solde était faible. Elle le faisait avec le sourire. “En Syrie, on aime l’armée, les armes, le prestige”, dit-il. C’était il y a trois ans à peine. Cela lui paraît des siècles.
Un autre déserteur raconte qu’à l’intérieur même de la caserne, une séparation s’est creusée entre les soldats à mesure que la situation se durcissait : d’un côté, les musulmans sunnites (majoritaires dans le pays) ; de l’autre, les alaouites, minorité confessionnelle accusée de bénéficier des largesses du régime – qui en est issu – et qui occupe dans l’armée l’essentiel des postes d’officiers. Dans certaines casernes, alaouites et musulmans sunnites ont été logés dans des pièces séparées, ne mangeant plus la même nourriture, sans plus de contact ou presque. “Eux avaient de la viande, des fruits, et nous de la soupe de pomme de terre. L’hiver, ils avaient du chauffage et pas nous”, proteste un autre déserteur.
“ALORS, IL A FALLU SE METTRE À TUER”
Les premières défections commencent, sous prétexte d’aller acheter quelques provisions. Toute sortie est alors supprimée. “Des espions se sont mis à suivre les sunnites partout, jusqu’aux toilettes”, reprend Zine Al-Abidine, du 17e régiment. Quelques-uns affirment que des agents des forces de sécurité auraient infiltré certaines unités, pour dénoncer ceux qui renâclent au combat.
“Alors, il a fallu se mettre à tuer”, dit Ali Abbas, ancien soldat dans l’artillerie à Damas. Il a tiré des roquettes sur un quartier de Damas, celui où habite une de ses tantes. Puis, il a été placé à un point de contrôle à l’ouest de la capitale. Il y reçoit les listes avec les noms d’opposants “présumés” ou ceux de quartiers ciblés, dont toute la population est massivement considérée comme rebelle. “Dans ce cas-là, il fallait arrêter surtout les hommes jeunes. Au début, ils étaient embarqués, on ne savait pas où. Ensuite, j’en ai vu au moins treize tués sur place.”
Les désertions se font massives. Douze dans la seule chambrée d’Ali Abbas : “Les officiers les accusaient d’être des agents infiltrés d’Al-Qaida ou du Mossad.” Au check-point, les listes des déserteurs sont ajoutées à celles des gens recherchés, estampillées “priorité numéro un”. Dans la ville d’Azzaz, à la mi-juillet, l’un d’eux a été rattrapé et brûlé devant ses camarades.
Beaucoup de sunnites voudraient s’enfuir, estime Zine Al-Abidine, comme la plupart des déserteurs rencontrés. “Mais, pas les alaouites : eux se battront pour Bachar jusqu’à la mort.” Aucun, en tout cas, n’a rejoint l’ASL, selon ces hommes. “Pourtant, tout le monde est accepté dans l’ASL”, avance un autre. Et, comme surpris de sa propre générosité, il précise : “Même les femmes.” Elles seraient quelques-unes à porter les armes, près d’Homs.
“REJOINS-NOUS, ON VA GAGNER”
Ahmed, simple soldat dans l’infanterie, s’est tiré une balle dans le pied pour être conduit à l’hôpital et pouvoir s’en évader. Il a fui tout droit à l’ASL, sans même se poser de question. Où pourrait-il aller ? “C’est le seul endroit où on sera protégé des représailles et notre famille aussi”, explique-t-il. Les déserteurs représenteraient aujourd’hui environ 25 % de l’ASL, d’après nos constatations, même si cette estimation reste à manier avec précaution.
L’autre jour, dans un faubourg d’Alep, trois tanks de l’armée officielle s’approchent. En face, il y a un soldat insurgé, sans armes antichars mais avec des baskets de contrefaçon Giorgio Armani, qui lance dans un haut-parleur : “Nous avons déjà tué beaucoup d’entre vous. Rejoignez-nous, nous ne vous ferons aucun mal.” Ça tire. Ça court.
Un peu plus loin, près du quartier général de l’ASL en proie à la panique, le téléphone d’un rebelle se met à sonner. C’est un camarade de régiment, resté du côté de Bachar Al-Assad. Il lui demande : “Tu es à Alep ?” “Oui, et toi ? ” “Moi aussi.” Et le rebelle de répondre, tout en cherchant à se protéger des tirs d’un hélicoptère apparu entre-temps et contre lequel il ne peut rien : “Rejoins-nous, on va gagner.”
Florence Aubenas (Alep, envoyée spéciale)
© Reuters