Syrie : le silence des intellectuels français


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Jean-Pierre Filiu
Universitaire
Publié le 23/01/2013 à 18h32

Les mouvements révolutionnaires dans le monde arabe n’ont jamais suscité un enthousiasme débordant dans les milieux intellectuels de France. L’ombre de Michel Foucault, succombant en 1979 aux mirages khomeynistes, a pu inhiber bien des élans de solidarité. Mais qu’on était loin du lyrisme suscité par la chute du mur de Berlin.

Une révolution dépréciée

On s’enflammait alors pour nos « frères » européens, tandis que les Arabes étaient irrémédiablement « autres ». Il ne restait qu’à réduire leur combat collectif aux variations saisonnières d’un « printemps » pour déjà anticiper « l’automne » islamiste et « l’hiver » intégriste. Et leur « thawra », leur « révolution » dans tous les sens du terme, était ravalée au rang de « révolte » sans lendemain, de « contestation » condamnée à la récupération.

La manipulation s’aggrava, dans la cas syrien, de la conjonction de courants disparates :

  • les « experts » en (contre) terrorisme, pour qui Al Qaeda représente moins une réalité physique que la garantie d’une rémunération stable de leur « expertise » ;
  • les tenants de la « protection » des chrétiens d’Orient (mission censée être historiquement assignée à notre pays), aveugles au point de lier le sort de ces minorités au destin des despotes ;
  • les « anti-impérialistes », égarés dans un Orient trop complexe pour leur bipolarisme ravageur.

Si on ajoute à cela le très tricolore « on nous cache tout, on nous dit rien », les ingrédients étaient réunis pour une querelle bien française, où la Syrie n’était que prétexte à vider nos rancœurs nationales.

Le fait que la dictature syrienne traque avec constance toute forme d’information indépendante aboutissait à jeter le doute sur les sources alternatives et engagées. Cette censure, passive ou active, permet de renvoyer dos à dos les protagonistes d’une « guerre civile » culturalisée, voire folklorisée.

Silence médiatique

Durant un dimanche d’août 2012, le silence médiatique sur le massacre de Daraya m’amena à lancer un cri d’alarme sur le carnage en cours depuis plusieurs jours. Je me gardais bien de diffuser les images (atroces) des charniers découverts et je précisais que les chiffres avancés par l’opposition (de 320 à 633 victimes) étaient « absolument invérifiables ». Mais ces précautions de forme comme de fond ne m’épargnèrent pas une rafale de réactions d’une agressivité inouïe.

Je passe sur les amabilités du genre « BHL au petit pied », « porte-parole de l’Otan » et « agent du Qatar ». Le commentaire au fond le plus révélateur m’accusait de mettre en scène « les cow-boys et les Indiens ». Alors que je n’ai cessé de rapporter et de dénoncer les exactions perpétrées par la guérilla syrienne, j’étais suspecté de travestir les faits, pourtant aussi têtus en Syrie qu’ailleurs. Comme si la dégradation de la réflexion critique conduisait fatalement à idéaliser des « gentils » révolutionnaires contre des « méchants » agents de la dictature.

De tels procès d’intention sont une insulte à la pensée libre. En ce sens, la tragédie syrienne révèle le degré de provincialisation d’une partie de notre classe intellectuelle, accaparée par ses polémiques hexagonales. Le peuple syrien saura se libérer par ses propres forces et c’est bien là toute sa grandeur. La révolution vaincra, à Damas et à Alep, non pas contre ses détracteurs français, mais sans eux. Espérons qu’ils émergeront de leur impasse narcissique avant la prochaine révolution arabe.

Initialement publié sur LesGrandsDebats.fr.

Armes chimiques en Syrie : l’Occident pris à son propre piège


Le Point.fr – Publié le 22/01/2013 à 13:45 – Modifié le 22/01/2013 à 19:39

La communauté internationale avait fixé à Bachar el-Assad une ligne rouge à ne pas franchir en cas d’utilisation de gaz toxiques. Or, elle ne bouge pas.

Photo d'illustration. Les États-Unis et la France ont tous deux démenti les rapports faisant état de l'utilisation d'armes chimiques en Syrie.
Photo d’illustration. Les États-Unis et la France ont tous deux démenti les rapports faisant état de l’utilisation d’armes chimiques en Syrie. © DE LA PAZ / Sipa

Des victimes qui suffoquent et vomissent. Les vidéos diffusées par les militants syriens parlent d’elles-mêmes. Autant que les diagnostics des médecins syriens présents sur place. De tels symptômes n’avaient jusqu’ici jamais été observés en Syrie. « Ces gens ne présentaient aucune blessure externe, mais étaient victimes d’hémorragies internes », affirme au Point.fr Ignace Leverrier (1), ancien diplomate en poste en Syrie. « Il s’est indéniablement passé quelque chose d’anormal le 23 décembre dernier à Al-Bayyada. »

D’après le magazine américain Foreign Policy, les forces syriennes ont bel et bien utilisé une forme mortelle de gaz empoisonné le 23 décembre dernier à Homs contre les opposants à Bachar el-Assad. Le site du bimestriel affirme se baser sur un câble diplomatique, signé par le consul général américain à Istanbul, Scott Frederic Kilner, et envoyé début janvier au département d’État à Washington. Le diplomate américain tire ses conclusions d’une série d’entrevues réalisées avec des militants, médecins et dissidents de l’armée syrienne, dont le général Mustafa al-Sheikh, ex-chef de l’Armée syrienne libre, et ancien homme-clé du programme syrien d’armes de destruction massive. Classé « top secret », le document est jugé « convaincant » par un responsable de l’administration Obama, bien qu’il « ne puisse le confirmer à 100 % ».

« Agent innervant »

Ces allégations ont été confirmées samedi par Le Monde. Dans un article intitulé « Alerte à l’arme chimique en Syrie », le quotidien du soir évoque l’utilisation d’une « arme chimique non létale à effet incapacitant » employée par le régime syrien contre des opposants, dans les quartiers d’Al-Bayyada, où s’affrontaient forces gouvernementales et rebelles anti-Assad. « Il s’agirait d’un agent incapacitant de type BZ, code OTAN de l’agent 15, envoyé à l’aide de grenades dans un espace clos », confirme au Point.fr David Rigoulet-Roze (2), chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (Ifas). « Ce gaz affecte les sens des combattants, leur orientation et donc leurs facultés d’évaluation », ajoute le spécialiste. « Il a des effets sur la respiration et le coeur. »

S’il juge « plus que vraisemblable » que les victimes d’Al-Bayyada aient été victimes d’une intoxication chimique, le chercheur Joseph Henrotin (3) estime en revanche qu’il ne s’agit pas de gaz BZ. « Cet agent innervant a pour effet de dilater totalement les pupilles. Or, celles des opposants étaient au contraire contractées », affirme ce chargé de recherche du Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux (Capri). « Les médecins syriens évoquent des paralysies, ce qui ne correspond pas à du gaz BZ, assure-t-il. Or il est étonnant qu’aucun d’entre eux n’ait pris le soin d’effectuer des prélèvements sanguins de victimes pour en avoir le coeur net. »

Ligne rouge

Ces détails ont leur importance. Jusqu’ici, la principale menace liée à l’utilisation d’armes chimiques par Damas concernait l’utilisation du gaz sarin, substance incolore et quasi inodore qui, même à des doses infimes, bloque la transmission de l’influx nerveux, entraînant la mort par arrêt de la respiration et du coeur. L’alerte a été lancée début décembre par un responsable américain selon qui le régime de Bachar el-Assad était en train d’assembler les précurseurs chimiques nécessaires à la militarisation d’armes chimiques.

Comme un seul homme, les chancelleries occidentales ont alors averti Bachar el-Assad que toute utilisation de l’arme chimique constituerait le franchissement d’une ligne rouge qui entraînerait sur-le-champ une intervention militaire étrangère. Or, si les dernières révélations de Foreign Policy et du Monde ont de nouveau provoqué une réaction occidentale coordonnée, celle-ci fut cette fois inattendue. Le département d’État a ainsi expliqué qu’il n’avait pas trouvé de preuves crédibles pour corroborer ou confirmer que des armes chimiques avaient bien été utilisées en Syrie.

Un des plus gros arsenaux au monde

Même son de cloche à Paris, où Laurent Fabius a assuré qu’après vérification aucune arme chimique n’avait été utilisée à Homs. « Si on retient le degré de dangerosité, le gaz utilisé à Homs n’est pas une arme de guerre, car il ne cause pas directement la mort », explique David Rigoulet-Roze. « Par contre, si on en retient la nature, cela s’apparente bien à une arme chimique. » La Syrie posséderait aujourd’hui l’un des plus gros arsenaux chimiques au monde.

Mais Damas ne l’a jamais utilisé, en tout cas lors de conflits. Toutefois, l’ex-diplomate Ignace Leverrier assure que le régime syrien a expérimenté dans les années 2000 des substances biologiques sur des prisonniers politiques du camp de Khan Abou Shamat, qui en sont décédés. Il n’empêche. L’emballement médiatique soudain autour d’une possible utilisation d’une « arme de destruction massive » n’est pas sans rappeler celui qui a précédé la guerre de 2003 en Irak. Or, à la chute de Saddam Hussein, aucune trace de telles armes n’avait été retrouvée.

Test

Un argument que rejette catégoriquement Thomas Pierret (4), maître de conférences de l’islam contemporain à l’université d’Édimbourg. « Si des opposants syriens cherchaient à provoquer une intervention occidentale en inventant une histoire d’utilisation d’armes chimiques, pourquoi en inventeraient-ils une qui implique un gaz de combat assez peu létal, surtout quand on le compare aux neurotoxiques beaucoup plus dangereux que posséderait le régime syrien, comme le gaz sarin ? » D’après ce spécialiste de la Syrie, « le régime pourrait avoir agi pour tester les réactions occidentales, peut-être dans la perspective d’un usage d’armes chimiques plus dangereuses ».

« La question est de savoir si les forces syriennes ont délibérément visé les opposants ou si des frappes ont touché un entrepôt contenant des produits chimiques, comme cela a pu se produire en Tchétchénie », estime pour sa part le chercheur Joseph Henrotin.

Embarras occidental

Outre l’action plus que probable d’agents chimiques à Homs, le 23 décembre dernier, c’est surtout la gêne de la communauté internationale qui marque aujourd’hui les esprits. « Toutes les réactions témoignent d’un embarras manifeste », juge le chercheur David Rigoulet-Roze. « Personne ne veut mettre le doigt dans un engrenage qui serait incontrôlable. »

La fameuse ligne rouge brandie par l’Occident à Bachar el-Assad pourrait être qu’un écran de fumée. Le 11 janvier dernier, le général Martin Dempsey, chef d’état-major américain, a d’ailleurs admis que ni le gouvernement américain ni la communauté internationale n’avaient la capacité d’empêcher Bachar el-Assad d’utiliser ses armes chimiques.

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(1) Ignace Leverrier, auteur du blog Un oeil sur la Syrie du Monde.fr.

(2) David Rigoulet-Roze, auteur de L’Iran pluriel (éditions L’Harmattan) et de Géopolitique de l’Arabie saoudite (éditions Armand Colin).

(3) Joseph Henrotin, publie en février 2013 Julian Corbett, l’empire de la mer (éditions Argos).

(4) Thomas Pierret, auteur de Baas et islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas (PUF, 2011).

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SYRIE. Pourquoi Poutine rapatrie-t-il ses ressortissants ?


Créé le 22-01-2013 à 17h24 – Mis à jour à 18h50

Moscou douterait-il de la solidité de son allié ? Ou Assad se prépare-t-il à une guerre totale et a prévenu son allié?

 

Bachar al-Assad s'apprêtrait à briguer un nouveau mandat en 2014. (HOPD/AP/SIPA)

Bachar al-Assad s’apprêtrait à briguer un nouveau mandat en 2014. (HOPD/AP/SIPA)

Le régime syrien et son allié russe craindraient-ils pour le maintien du clan Assad au pouvoir en Syrie, alors que la répression se poursuit toujours dans le pays ? En deux jours, des signes de crise de confiance sont apparus. A moins que Damas ne se prépare à une offensive encore plus meurtrière dans le pays…

Premier signe récent de doutes au sein même du cercle au pouvoir, la mère de Bachar al-Assad, Anissa Makhlouf, aurait quitté Damas pour Dubaï ont annoncé à l’AFP des résidents syriens ainsi qu’un opposant. Selon ces derniers, elle se trouverait à Dubaï depuis une dizaine de jours auprès de sa fille, Bouchra, l’unique sœur du chef de l’Etat syrien. Bouchra est la veuve de l’un des principaux responsables de l’appareil sécuritaire en Syrie, le général Assef Chawkat, tué en juillet dans un attentat qui avait également coûté la vie à trois autres hauts responsables syriens.

Pour l’opposant Ayman Abdel Nour, président du groupe « Chrétiens syriens pour la démocratie » et rédacteur en chef du site all4syria.com, « son départ de Syrie est une nouvelle indication qu’Assad perd ses appuis même au sein de la famille ». Le pouvoir en Syrie est concentré depuis des dizaines d’années entre les mains de la famille Assad et de certains membres de la famille Makhlouf. Et selon certains analystes ce clan se serrait encore resserré ces derniers mois pour ne concerner qu’un noyau restreint de personnes. Le départ d’Anissa Makhlouf n’est donc pas un signe très positif pour le régime.

Moscou rapatrie des ressortissants

Par ailleurs, une responsable du ministère russe des Situations d’urgence, citée par l’agence Interfax, a annoncé que « sur la demande des dirigeants russes, le ministère a envoyé (…) à Beyrouth deux avions pour que tous les Russes qui le souhaitent puissent quitter la Syrie », évoquant le nombre de 100 personnes sur le point de fuir le pays. Crise de confiance de Moscou vis-à-vis de Damas ? Doutes sur les capacités d’Assad à rétablir le calme dans le pays? Prise de conscience au Kremlin de la déliquescence de la situation sur place ? Rien de tout ça, assure un diplomate russe. « Il y a des milliers de ressortissants russes en Syrie. Le problème est que les liaisons aériennes russes ne fonctionnent plus depuis Damas, donc nous aidons quelque 100, maximum 150 personnes, à quitter la Syrie via Beyrouth, qui est tout proche », a affirmé sous le couvert de l’anonymat à l’AFP le diplomate, niant qu’une opération d’évacuation était en cours. « Dès que suffisamment de personnes auront demandé une assistance au consulat à Damas, nous organiserons de nouveaux vols », a-t-il précisé.

Nouvelles forces paramilitaires

Il n’en demeure pas moins que le régime syrien, pour faire face aux nombreuses pertes dans les rangs de son armée régulière, a annoncé la création d’une force paramilitaire pour aider l’armée dans sa lutte contre les insurgés dont les victoires militaires se succèdent dans ce conflit qui a fait plus de 60.000 morts en 22 mois. Cette « Armée de défense nationale » doit regrouper les Comités populaires, des civils favorables au régime qui ont pris les armes dans leurs quartiers pour empêcher les rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL) d’y pénétrer. Depuis le début du conflit, le régime s’appuie sur de redoutables miliciens, les chabbihas, accusés des massacres les plus barbares. Quelle soit due à une crise de confiance ou non, la création de cette nouvelle armée non professionnelle, qui risque d’engendrer de nouvelles exactions dans le pays, est un nouveau signe de fuite en avant.

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