Photo d’illustration. Les États-Unis et la France ont tous deux démenti les rapports faisant état de l’utilisation d’armes chimiques en Syrie. © DE LA PAZ / Sipa
Des victimes qui suffoquent et vomissent. Les vidéos diffusées par les militants syriens parlent d’elles-mêmes. Autant que les diagnostics des médecins syriens présents sur place. De tels symptômes n’avaient jusqu’ici jamais été observés en Syrie. « Ces gens ne présentaient aucune blessure externe, mais étaient victimes d’hémorragies internes », affirme au Point.fr Ignace Leverrier (1), ancien diplomate en poste en Syrie. « Il s’est indéniablement passé quelque chose d’anormal le 23 décembre dernier à Al-Bayyada. »
D’après le magazine américain Foreign Policy, les forces syriennes ont bel et bien utilisé une forme mortelle de gaz empoisonné le 23 décembre dernier à Homs contre les opposants à Bachar el-Assad. Le site du bimestriel affirme se baser sur un câble diplomatique, signé par le consul général américain à Istanbul, Scott Frederic Kilner, et envoyé début janvier au département d’État à Washington. Le diplomate américain tire ses conclusions d’une série d’entrevues réalisées avec des militants, médecins et dissidents de l’armée syrienne, dont le général Mustafa al-Sheikh, ex-chef de l’Armée syrienne libre, et ancien homme-clé du programme syrien d’armes de destruction massive. Classé « top secret », le document est jugé « convaincant » par un responsable de l’administration Obama, bien qu’il « ne puisse le confirmer à 100 % ».
« Agent innervant »
Ces allégations ont été confirmées samedi par Le Monde. Dans un article intitulé « Alerte à l’arme chimique en Syrie », le quotidien du soir évoque l’utilisation d’une « arme chimique non létale à effet incapacitant » employée par le régime syrien contre des opposants, dans les quartiers d’Al-Bayyada, où s’affrontaient forces gouvernementales et rebelles anti-Assad. « Il s’agirait d’un agent incapacitant de type BZ, code OTAN de l’agent 15, envoyé à l’aide de grenades dans un espace clos », confirme au Point.fr David Rigoulet-Roze (2), chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (Ifas). « Ce gaz affecte les sens des combattants, leur orientation et donc leurs facultés d’évaluation », ajoute le spécialiste. « Il a des effets sur la respiration et le coeur. »
S’il juge « plus que vraisemblable » que les victimes d’Al-Bayyada aient été victimes d’une intoxication chimique, le chercheur Joseph Henrotin (3) estime en revanche qu’il ne s’agit pas de gaz BZ. « Cet agent innervant a pour effet de dilater totalement les pupilles. Or, celles des opposants étaient au contraire contractées », affirme ce chargé de recherche du Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux (Capri). « Les médecins syriens évoquent des paralysies, ce qui ne correspond pas à du gaz BZ, assure-t-il. Or il est étonnant qu’aucun d’entre eux n’ait pris le soin d’effectuer des prélèvements sanguins de victimes pour en avoir le coeur net. »
Ligne rouge
Ces détails ont leur importance. Jusqu’ici, la principale menace liée à l’utilisation d’armes chimiques par Damas concernait l’utilisation du gaz sarin, substance incolore et quasi inodore qui, même à des doses infimes, bloque la transmission de l’influx nerveux, entraînant la mort par arrêt de la respiration et du coeur. L’alerte a été lancée début décembre par un responsable américain selon qui le régime de Bachar el-Assad était en train d’assembler les précurseurs chimiques nécessaires à la militarisation d’armes chimiques.
Comme un seul homme, les chancelleries occidentales ont alors averti Bachar el-Assad que toute utilisation de l’arme chimique constituerait le franchissement d’une ligne rouge qui entraînerait sur-le-champ une intervention militaire étrangère. Or, si les dernières révélations de Foreign Policy et du Monde ont de nouveau provoqué une réaction occidentale coordonnée, celle-ci fut cette fois inattendue. Le département d’État a ainsi expliqué qu’il n’avait pas trouvé de preuves crédibles pour corroborer ou confirmer que des armes chimiques avaient bien été utilisées en Syrie.
Un des plus gros arsenaux au monde
Même son de cloche à Paris, où Laurent Fabius a assuré qu’après vérification aucune arme chimique n’avait été utilisée à Homs. « Si on retient le degré de dangerosité, le gaz utilisé à Homs n’est pas une arme de guerre, car il ne cause pas directement la mort », explique David Rigoulet-Roze. « Par contre, si on en retient la nature, cela s’apparente bien à une arme chimique. » La Syrie posséderait aujourd’hui l’un des plus gros arsenaux chimiques au monde.
Mais Damas ne l’a jamais utilisé, en tout cas lors de conflits. Toutefois, l’ex-diplomate Ignace Leverrier assure que le régime syrien a expérimenté dans les années 2000 des substances biologiques sur des prisonniers politiques du camp de Khan Abou Shamat, qui en sont décédés. Il n’empêche. L’emballement médiatique soudain autour d’une possible utilisation d’une « arme de destruction massive » n’est pas sans rappeler celui qui a précédé la guerre de 2003 en Irak. Or, à la chute de Saddam Hussein, aucune trace de telles armes n’avait été retrouvée.
Test
Un argument que rejette catégoriquement Thomas Pierret (4), maître de conférences de l’islam contemporain à l’université d’Édimbourg. « Si des opposants syriens cherchaient à provoquer une intervention occidentale en inventant une histoire d’utilisation d’armes chimiques, pourquoi en inventeraient-ils une qui implique un gaz de combat assez peu létal, surtout quand on le compare aux neurotoxiques beaucoup plus dangereux que posséderait le régime syrien, comme le gaz sarin ? » D’après ce spécialiste de la Syrie, « le régime pourrait avoir agi pour tester les réactions occidentales, peut-être dans la perspective d’un usage d’armes chimiques plus dangereuses ».
« La question est de savoir si les forces syriennes ont délibérément visé les opposants ou si des frappes ont touché un entrepôt contenant des produits chimiques, comme cela a pu se produire en Tchétchénie », estime pour sa part le chercheur Joseph Henrotin.
Embarras occidental
Outre l’action plus que probable d’agents chimiques à Homs, le 23 décembre dernier, c’est surtout la gêne de la communauté internationale qui marque aujourd’hui les esprits. « Toutes les réactions témoignent d’un embarras manifeste », juge le chercheur David Rigoulet-Roze. « Personne ne veut mettre le doigt dans un engrenage qui serait incontrôlable. »
La fameuse ligne rouge brandie par l’Occident à Bachar el-Assad pourrait être qu’un écran de fumée. Le 11 janvier dernier, le général Martin Dempsey, chef d’état-major américain, a d’ailleurs admis que ni le gouvernement américain ni la communauté internationale n’avaient la capacité d’empêcher Bachar el-Assad d’utiliser ses armes chimiques.

(1) Ignace Leverrier, auteur du blog Un oeil sur la Syrie du Monde.fr.
(2) David Rigoulet-Roze, auteur de L’Iran pluriel (éditions L’Harmattan) et de Géopolitique de l’Arabie saoudite (éditions Armand Colin).
(3) Joseph Henrotin, publie en février 2013 Julian Corbett, l’empire de la mer (éditions Argos).
(4) Thomas Pierret, auteur de Baas et islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas (PUF, 2011).
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