La Syrie est notre guerre d’Espagne


LE MONDE | 02.04.2013 à 14h57 Jean-Pierre Filiu (Professeur des universités à Sciences Po Paris)

Qui veut appréhender la dimension universelle de la tragédie syrienne gagnera à se (re)plonger dans Hommage à la Catalogne (Gallimard, 1955) de George Orwell (1903-1950). Il y retrouvera les civils trop confiants dans la justesse de leur cause pour s’armer en conséquence. Les miliciens formés à la hâte derrière leurs barricades de fortune. Les trésors d’ingéniosité populaire pour faire vivre les familles les plus démunies. Et les querelles des différentes factions qui se disputent le contrôle d’une République pourtant menacée de toutes parts.

Ce parallèle avec la guerre d’Espagne a été tracé dans la presse dès septembre 2012, lorsque des reporters à Alep ont comparé les bombardements incessants de la ville à un moderne Guernica. Les éditoriaux dénonçaient en première page « un crime d’Etat sans précédent ».

Plus de six mois se sont écoulés, les raids aériens n’ont pas cessé, pas plus que les barrages d’artillerie. Pire, les pilonnages aux missiles Scud se sont banalisés. Quant à l’utilisation avérée des armes chimiques par le régime Assad, elle est niée par les puissances occidentales : ayant tracé cette ligne rouge, elles refusent d’admettre qu’elle a été franchie, certes de manière ponctuelle, mais sans contestation possible.

PASSIVITÉ COMPLICE

Comme la République espagnole, la Syrie révolutionnaire souffre de la cobelligérance active des uns, de la passivité complice des autres et de l’intolérance partisane des derniers. La Russie et l’Iran sont aussi impliqués dans les crimes de masse de la dictature syrienne que l’étaient l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste aux côtés des franquistes espagnols.

La « non-intervention » des démocraties occidentales en 2011 est aussi fatale pour les démocrates de Syrie qu’elle le fut pour ceux d’Espagne en 1936.

Quant aux staliniens dénoncés par Orwell à Barcelone dès 1938, ils n’ont rien à envier aux djihadistes d’aujourd’hui en Syrie. Leur hiérarchie implacable et leur discipline aveugle leur permettent de compenser progressivement leur caractère ultraminoritaire.

Leur soutien sans faille par un parrain étranger, l’URSS en Espagne, des « mécènes » du Golfe en Syrie, leur confère un avantage terrible sur les formations locales, dramatiquement sous-équipées. Et leur projet totalitaire vaut négation des aspirations à la libération, hier du peuple espagnol, désormais du peuple syrien.

Après plus de deux années d’abstention coupable, aucune solution n’est dénuée de risque pour éviter une escalade dans l’horreur en Syrie. Seule l’installation d’une autorité révolutionnaire sur une portion du territoire libéré pourra renverser la course à l’abîme.

Mais pas un pouce de Syrie ne sera vraiment « libéré » tant que l’aviation d’Assad et ses blindés pourront le frapper en toute impunité. C’est en ces termes que se décline la problématique de l’approvisionnement en matériels antiaériens de l’Armée syrienne libre.

Les polémistes qui fustigeaient la solidarité du Front populaire avec les « rouges » espagnols n’employaient au fond pas d’autres arguments que les partisans acharnés de la « neutralité » en Syrie.

SURENCHÈRE DJIHADISTE

Quant à la question des « mauvaises mains » dans lesquelles les armes pourraient tomber, le Mali est là pour prouver que pas une seule arme livrée aux rebelles libyens n’a été découverte aux mains d’AQMI. En revanche, les djihadistes du Sahel se sont amplement servis dans les arsenaux de Kadhafi comme ceux de Syrie dans les stocks d’Assad.

L’universitaire sait trop le danger des analogies historiques, à manier avec doigté. La grande différence entre la tragédie d’Espagne et celle de Syrie est que le camp de la dictature sera défait, tôt ou tard.

C’est dans cette incertitude de calendrier que réside l’intérêt stratégique de la France et de l’Europe : une Armée syrienne libre victorieuse à court terme permettra à la coalition révolutionnaire de ménager une transition politique, tandis qu’une agonie prolongée favorisera la surenchère djihadiste, la polarisation confessionnelle et la déstabilisation régionale.

Hollande n’est pas Blum. Car Léon Blum, au moins n’ayant jamais promis d’armer la République espagnole, n’a pas eu à s’en dédire.

Mais l’actuel président pourrait méditer cette déclaration de François Mitterrand devant le Parlement européen, en 1989, au sujet de l’Intifada palestinienne : « Rien n’autorise cette répression continue où l’homme devient gibier et où reprend l’éternel va-et-vient de l’agresseur et de l’agressé, de celui qui tue, de celui qui meurt. »

Un quart de siècle plus tard, l’Europe a encore failli. A la France d’assumer enfin ses responsabilités.

Jean-Pierre Filiu (Professeur des universités à Sciences Po Paris)

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« Les colons ont gagné ! »


Charles Enderlin, chef du bureau de France 2 à Jérusalem, habite en Israël depuis 1968. Auteur prolixe d’essais et de documentaires de qualité, il récidive avec la sortie au Seuil, le 4 avril, de son dernier livre, « Au nom du Temple » (Israël et l’irrésistible ascension du messianisme juif, 1967-2013), qui fera aussi l’objet d’un documentaire sur FR2. Rencontre à Jérusalem.
Pourquoi ce livre ?
On pourrait dire « les colons ont gagné ! ». Le sionisme religieux a gagné. C’est le message de mon livre qui montre comment pendant la période qui débute après la guerre des Six Jours en 1967, la mouvance des colons est devenue une force dominante dans la société israélienne, avec un discours théologique eschatologique (prévoyant la fin du monde, NDLR).
Une idéologie qui avait de la peine à s’imposer jusque-là…
La simple idée du retour en terre d’Israël était bannie chez les religieux. Quand le sionisme politique fut inventé par Herzl à la fin du XIXe siècle, les ultra-orthodoxes y étaient farouchement opposés, les maîtres rabbins y voyaient trois interdits : les juifs ne peuvent se révolter contre les nations du monde, ils ne doivent pas revenir en masse en Eretz Israël (terre d’Israël) car c’est Dieu qui décidera de ce retour, et enfin il ne faut pas que les nations du monde se montrent trop dures envers le peuple juif. Pour sa part, le sionisme libéral façon Herzl – on ne dira pas laïque – envisageait, lui, la cohabitation avec les minorités comme les Arabes, prévoyait un vice-président arabe, etc. Avec le réveil du sionisme religieux, les interdits susmentionnés sont tombés.
Surtout après le choc de 1967…
Oui, en 1967, lors de la guerre, Israël conquiert les lieux de son histoire biblique. Dont Jérusalem et le mont du Temple. C’est le réveil des nationalistes religieux juifs, qui y voient un processus eschatologique et un dessein de Dieu. Les plus déterminés se dirigent tout de suite vers Hébron (où se trouve, selon la tradition hébraïque, le tombeau des Patriarches, dont celui d’Abraham). Ils proviennent de la mouvance messianique, qui croit que le Messie arrive, qu’il faut préparer sa venue. Ce ne sont donc pas les utra-orthodoxes (hommes en noir, les haredim ou « craignant-Dieu », qui pensent que Dieu décidera quand il le choisira de l’envoi du Messie, que les croyants n’ont pas à s’en mêler, NDLR). Cela dit, on commence maintenant à voir des ponts entre ces deux mouvances : des ultra-orthodoxes qui deviennent sionistes et des religieux sionistes qui deviennent ultra-orthodoxes. Ce phénomène est favorisé par la création dans les territoires occupés d’implantations destinées aux ultra-orthodoxes, comme Beitar Illit, près de Bethléem.
Justement, parlons des colons de 2013. Croyez-vous qu’ils pourraient retourner en Israël en cas d’accord de paix avec les Palestiniens ?
Sans parler des 200.000 Israéliens installés dans des colonies urbaines à Jérusalem-Est (partie arabe de la ville sainte), ils sont environ 350.000 en Cisjordanie occupée. Avec un rythme de croissance de 5% l’an, ils seront donc 400.000 dans trois ans. On n’évacuera pas 300 ou 400.000 colons. Même pas 50.000. Il avait fallu 13.000 soldats et policiers en 2005 pour évacuer 8.000 colons de Gaza et cette démarche, alors, faisait consensus en Israël. Pour les colons, le statu quo est idéal. Parmi eux, les laïcs ne refuseraient pas de voir les Palestiniens dotés d’une autonomie dans les domaines économiques, culturels…
Comment l’Etat israélien les considère-t-il ?
Les autorités sont infiltrées à tous niveaux par les colons, ce qui produit des « miracles » comme quand de nouvelles collines de Cisjordanie appartenant à des Palestiniens sont occupées (illégalement même aux yeux de la loi israélienne) pour y installer des avant-postes de colons destinés à devenir de nouvelles colonies et que l’électricité et l’eau y parviennent. Et il faut de cinq à dix ans à la Cour suprême pour se prononcer sur la légalité de ces faits accomplis.
On constate aussi parmi eux l’émergence d’une jeunesse très radicale, qui n’a jamais habité en Israël même, qui s’en prend volontiers aux Palestiniens…
Il existe une nouvelle génération d’enfants de colons, qu’on appelle « la jeunesse des collines », depuis que Ariel Sharon, après le sommet de Wye Plantation en 1998 avait lancé le slogan « Emparez-vous d’un maximum de collines ! ». Ces jeunes sont quelques centaines, peut-être plus. Des « durs ». Des « salafistes juifs » ! Pour eux, la fin justifie les moyens puisqu’ils se croient investis d’une mission théologique. Dans ce cadre, il n’y a pas la place pour un Etat palestinien. Comme d’ailleurs, pour les extrémistes religieux musulmans, il n’y a pas place pour un Etat juif en Palestine.
Les colons religieux sont des révolutionnaires ; ils ont un but.
Les partis non religieux sont-ils complices ?
En tout cas, la responsabilité des dirigeants de la droite israélienne n’est pas mince. Les Begin, Shamir, Sharon ou Netanyahou ont toujours évoqué « le droit historique des juifs en Eretz Israël » (terre d’Israël au sens biblique). Depuis des décennies, la Cisjordanie n’est pas appelée en Israël autrement que par ses noms bibliques de « Judée et Samarie ». De toute façon, qu’ils soient ou non directement représentés au gouvernement, les colons vont continuer à grandir en nombre.
Propos recueillis par BAUDOUIN LOOS

Photo Joël Saget, AFP.

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