« J’ai vu des soldats syriens ouvrir le feu sur des camionnettes chargées de femmes et d’enfants »


Le Monde.fr | 28.05.2013 à 16h23 • Mis à jour le 28.05.2013 à 16h23

Jean-Philippe Rémy a passé pour Le Monde deux mois sur les différents fronts de la région de Damas. Il raconte dans un chat au Monde.fr son travail sur le terrain, ses relations avec les groupes rebelles et les événements qui l’ont poussé à enquêter sur l’utilisation de gaz toxiques.

Archibald : Avec ces révélations sur les armes chimiques, vous semblez pousser les pays occidentaux à intervenir… C’est ce que vous voulez ?

Jean-Philippe Rémy. Nous ne nous sommes pas rendus en Syrie à l’origine pour y enquêter sur la question des armes chimiques, mais beaucoup plus simplement pour nous rendre dans la région de Damas, à laquelle très peu de journalistes ont pu accéder et qui constitue pourtant un point crucial de ce conflit. Nous avons découvert l’ampleur et l’importance de l’utilisation de composés toxiques aux effets d’une grande gravité une fois sur place, dans les environs de Damas. Il était dès lors évident qu’il fallait rendre compte de tous les aspects que nous pouvions observer dans cette situation en tout point exceptionnelle.

D’un certain point de vue, c’est sans doute la fonction de base du journalisme. Il n’est entré aucun calcul dans l’exposition des faits que nous rapportons.

Visiteur : Il y a ce que vous avez vu et il y a les échantillons que vous ramenez. Comment les avez-vous obtenus ? Et qu’allez-vous en faire ?

Les efforts que consacrent les médecins de la périphérie de Damas pour rassembler des échantillons qu’ils prélèvent sur les personnes exposées aux émanations chimiques dans cette région montrent bien l’ampleur du problème. Sur place, beaucoup de gens ont le plus grand mal à imaginer qu’on puisse douter de la réalité de ces attaques avec des composés toxiques, même si personne ne connaît le nom précis des produits utilisés. Il y a dans de nombreux centres médicaux de cette région des médecins qui s’efforcent désespérément de rassembler des preuves de l’existence de ces attaques et qui essaient tout aussi désespérément de les faire passer à l’étranger pour qu’elles puissent y être analysées.

C’est un processus extrêmement compliqué pour plusieurs raisons. Dans le chaos ambiant, il est très difficile de réaliser des prélèvements en toute sérénité. Il est encore plus difficile de les faire passer à partir de cette région encerclée vers des pays voisins. Et, enfin, il est compliqué de les acheminer jusqu’à l’un des rares laboratoires capables d’identifier avec certitude leur composition exacte.

Il est vrai que quelques médecins nous ont demandé d’essayer d’acheminer une petite partie de ces échantillons. D’autres éléments de même nature sont confiés à toute sorte de personnes dès lors qu’elles tentent de sortir du pays. Aucun laboratoire indépendant ne traite des questions d’armes chimiques. Tous sont liés au gouvernement du pays dans lequel ils se trouvent. Nous avons confié les échantillons que nous avions ramenés à un laboratoire en France avec la garantie des autorités françaises que l’ensemble des résultats nous serait communiqué.

Protonéniet : Est-ce que vous avez constaté une utilisation de la part des rebelles (ou groupes rebelles) d’armes chimiques ?

Non, jamais.

Orel : Et d’autres types d’exactions ?

Non plus. Mais peut-être faut-il préciser que compte tenu des difficultés pour circuler en Syrie, il est possible de passer à côté de certains événements.

Fabiola : Comment êtes-vous entrés en Syrie ?

Rolf : Aviez-vous prévu d’y rester aussi longtemps ?

Nous sommes entrés en Syrie clandestinement parce que c’est la seule façon d’accéder aux zones tenues par les rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL). Nous y avons donc circulé en leur compagnie. Il est impossible de procéder autrement. Nous nous sommes trouvés dans des villes encerclées par les forces gouvernementales, dont il a été difficile et long de sortir. Cela a permis de constater à quel point les civils de certaines de ces villes étaient dans le même cas.

Al : Pourquoi ne choisir de témoigner que du côté des rebelles ?

On couvre tous les camps dans toutes les guerres quand on nous en laisse la possibilité. Depuis deux ans, Le Monde ne s’est jamais vu accorder de visa d’entrée par les autorités syriennes.

Anna : Sauriez-vous dire, parmi les combattants que vous avez vus, la proportion de salafistes ou djihadistes et de laïcs ?

Je ne suis pas certain de pouvoir dire quelle est la proportion actuelle de combattants se réclamant du salafisme, mais je suis convaincu – et du reste tout le monde dans l’Armée syrienne libre est à peu près d’accord avec cette analyse – que plus le temps passe, et plus l’attraction des mouvements conservateurs ou extrémistes du point de vue religieux devient forte, notamment pour les combattants les plus jeunes, éprouvés par les difficultés de cette guerre. Il y a des combattants qui préfèrent rejoindre certaines brigades plus proches du salafisme parce qu’elles sont parfois mieux organisées ou mieux financées par des bailleurs extérieurs, tandis que les brigades plus modérées fonctionnent avec des moyens beaucoup plus limités.

Le temps joue donc en faveur des groupes les plus conservateurs ou les plus durs. C’est un facteur essentiel de la transformation du conflit en Syrie.

Tina07 : Les islamistes et les laïcs vont-ils pouvoir s’entendre en cas de victoire ? Quelle était leur attitude à votre égard ?

Les divisions au sein de l’ASL et des groupes voisins ne sont un mystère pour personne. Il est vrai que le futur en cas de chute du président Bachar Al-Assad suscite beaucoup d’interrogations et quelques craintes. Rien n’est encore joué. Mais il est vrai qu’un certain nombre de commandants avouent facilement redouter de voir des groupes comme le Jabhat Al-Nosra tenter de prendre l’ascendant sur les autres brigades. Beaucoup de ces commandants y sont opposés. Ils notent qu’en cas de coup dur, faute d’aide extérieure, ils sont bien obligés de composer sur les fronts avec des combattants du Jabhat Al-Nosra. Mais la volonté de ce groupe de leur dicter sa propre loi les hérisse profondément.

La présence d’éléments extrémistes est avérée, mais il ne me semble pas qu’elle ait atteint un tel seuil critique dans la région de Damas au point de colorer l’ensemble de la rébellion syrienne. En revanche, il faut bien comprendre que plus le temps passe et plus l’influence des groupes les plus durs risque d’augmenter. Si les pays occidentaux souhaitaient apporter une aide à la rébellion syrienne, il serait bon qu’ils tiennent compte de ce facteur temps.

Concernant l’attitude des islamistes à notre égard, les journalistes étrangers sont tellement rares dans la région de Damas qu’ils n’ont peut-être pas eu le temps d’adopter des attitudes bien définies. Alors que dans d’autres régions de Syrie il est pratiquement impossible d’engager la discussion avec des membres du Jabhat Al-Nosra, par exemple, la chose est arrivée à plusieurs reprises pendant ce séjour, près de la capitale. Les fronts autour de Damas sont tellement durs qu’on ne peut pas exclure que les combattants les plus extrémistes soient surtout accaparés par les combats. On a croisé à plusieurs reprises et même fait un bout de chemin avec des éléments du Jabhat Al-Nosra qui, en dehors de quelques tentatives pour nous convertir et d’une insistance pour interdire les cigarettes, se sont révélés plutôt ouverts à la discussion. Il est vrai qu’elle n’a pas duré.

Grégo : Avez-vous dû prendre des risques importants ? Avez-vous eu peur pour votre vie ?

La Syrie est un conflit de première importance, notamment en raison de la violence des combats qui s’y déroulent. Il y a donc inévitablement une part de risque pour en rendre compte. Mais, franchement, ce n’est pas la préoccupation principale dans cette région. Le fait de voir des familles exposées à toutes les violences, et en particulier à des bombardements continuels de l’armée, est la chose qui me hante le plus.

Pendant ce voyage, j’ai vu des soldats de l’armée syrienne ouvrir le feu avec des armes antiaériennes sur des camionnettes chargées d’hommes, de femmes et d’enfants qui étaient de toute évidence des civils. Je ne parviens pas à le comprendre.

Niklas : Est-ce que vous viviez dans les mêmes conditions que les combattants ? Qu’est-ce qui est le plus dur à supporter, dans les combats ou au quotidien ?

Oui, dans la périphérie de Damas, c’est obligatoire. Il n’y a plus d’hôtels…

Bilal : Une peur en l’Occident serait une épuration ethnique en cas de chute du régime. Avez-vous senti une haine envers certains groupes religieux ou ethniques chez les rebelles que vous avez fréquentés ?

En deux mois, il me semble avoir entendu essentiellement deux opinions à ce sujet. Oui, on note l’apparition d’un discours plein de ressentiment à l’égard des chiites, soudainement accusés de tous les maux. L’idée que s’est constitué un front chiite avec l’Iran et le Hezbollah, et des appuis en Irak, enflamme les esprits parfois parmi les rebelles, qui sont majoritairement sunnites. C’est un peu comme si le sentiment anti-alaouite des débuts s’était étendu pour le pire au fil des mois de guerre.

Moyennant quoi, en poursuivant la discussion, j’ai trouvé que mes interlocuteurs étaient capables de nuancer cette opinion. Un certain nombre de personnes, par exemple, se font la réflexion qu’il n’y a pas si longtemps, le discours anti-chiite était très marginal et font la corrélation entre la guerre et certaines dérives possibles de ce point de vue. J’ai aussi entendu les gens les plus éduqués au sein de l’Armée syrienne libre expliquer clairement que leur ennemi n’était pas la communauté alaouite, encore moins le monde chiite, mais un pouvoir manipulant les questions communautaires pour son propre bien.

Contrairement à ce qu’on imagine, ce n’est pas du tout une opinion marginale. Mais, dans le contexte d’extrême violence du conflit, avec des preuves de plus en plus évidentes de l’appui de l’Iran et du Hezbollah au pouvoir du président Bachar Al-Assad, les nuances tendent à disparaître. Là encore, le temps joue contre un éventuel apaisement après le conflit.

F. : Le conflit semble stagner… Vers quoi le voyez-vous évoluer et quels facteurs extérieurs pourraient bouleverser l’échiquier ?

Je crois qu’à ce stade il faut prendre conscience d’une chose : avec le recul, la guerre civile en Syrie restera sans doute l’exemple des crimes majeurs commis au XXIe siècle. Il faut garder en tête l’extrême violence qui règne dans ce pays pour réfléchir sur les responsabilités des pays de la communauté internationale. Si certains de ces pays pensent qu’il est de leur devoir de tout mettre en œuvre pour éviter que cette guerre d’usure ne se prolonge, avec son effroyable coût humain, il faudra bien aborder franchement la question de l’appui à la rébellion syrienne.

Faut-il livrer des armes aux rebelles ? Cela a-t-il une chance de mettre fin à cette guerre d’usure ? Voilà des questions qui devraient être débattues de manière claire. Aujourd’hui, plusieurs gouvernements occidentaux ont apparemment des éléments probants sur l’utilisation d’armes chimiques en Syrie. Il me semble que cela exigerait immédiatement un débat international, car il ne s’agit pas d’un simple problème syrien. A moins, bien sûr, qu’on choisisse de se désintéresser du reste de la planète. Il y a déjà eu près de 100 000 morts en Syrie. En ce moment, le gouvernement reprend l’avantage militairement sur plusieurs fronts importants. Cela ne garantit pas sa victoire, mais cela indique qu’en l’état actuel des rapports de force, ce conflit peut se poursuivre dans toute son atrocité. C’est terrible d’y penser.

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