Après quelques semaines d’interruption qu’elle a passées hors de Damas,
Joumana Maarouf
livre de nouvelles pages de sa vie quotidienne,
poursuivant son témoignage sur la manière
dont les Syriens vivent et survivent dans la révolution.
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11 juin 2013
Je vais te rapporter aujourd’hui quelques récits venus de Jdaydeh Fadl, une ville des environs de Damas.
Oum Yahya est une femme d’une soixantaine d’années. Elle a deux fils dans l’Armée libre. Elle est sans nouvelles d’eux jusqu’à ce jour.
Lorsque je l’ai rencontrée pour la première fois, j’ai eu du mal à la regarder en raison de la brûlure qui couvre son visage, et qui a complètement déformé sa lèvre inférieure. Mais dès qu’elle s’est-elle mise à parler, je n’y ai plus du tout pensé. Son éloquence est exceptionnelle, ses phrases habiles, et elle sait convaincre ses interlocuteurs. Quant à la brûlure, on dit qu’elle s’est produite quand ses deux fils aujourd’hui disparus étaient petits. Une poêle d’huile bouillante allait se renverser sur l’un d’eux, elle l’a écartée brusquement, une grande quantité d’huile en a jailli, lui brûlant le bras, le cou, et le bas du visage.
« Les garçons ont fait une erreur en entrant à Jdaydeh », dit-elle. « Je leur disais : mes fils, vous êtes peu nombreux, vous ne pourrez pas affronter l’armée et toutes ses armes. On est entouré de tous côtés par des casernes militaires et des zones loyalistes ! Mais voilà, ils sont jeunes, et ils ont la tête dure. « Si vous entrez, ils vont démolir la ville sur ses habitants », leur ai-je dit… Mais que peut-on y faire, c’est notre destin… »
Sa fille prend la parole : « Nous, on n’a pas du tout quitté la maison.. Ma mère allait d’une rue à l’autre pour prendre des nouvelles des gens.. L’armée est entrée par le nord. Les révolutionnaires avaient miné toutes les entrées, mais un espions marchait devant les soldats et les informait précisément de l’emplacement de chaque mine. Le chien ! Il marchait sans même se cacher le visage ! Pendant de longs mois, il a prétendu être un révolutionnaire comme eux. Il a eu connaissance de tous les plans, et il en a informé les services de sécurité. Ils n’étaient que trois cent jeunes avec des armes légères ! Comment auraient-ils pu tenir ? »
Je regarde la mère qui s’apprête à interrompre sa fille, et je vois des traits harmonieux, un visage débordant d’amour. « C’est la volonté qui compte, ma fille. Leur volonté était forte. Et ils auraient pu tenir si l’Armée libre à Quneïtra et Khan al-Cheikh les avait soutenus. On dit qu’ils sont venus, mais que des agents de sécurité se sont déguisés en membres de l’Armée libre, les ont attendus au sud de la ville, et les ont exécutés quand ils sont entrés ».
– « Ce sont des mensonges, personne n’est venu », répond la fille.
La mère reprend : « Le mari de notre voisine est dans l’Armée libre. Quand l’armée régulière a attaqué le quartier, il s’est enfui avec ceux qui l’ont pu. Mais ils sont entrés chez lui et ont emmené sa jeune épouse. Elle est revenue quelques jours après. L’expression de son visage était méconnaissable. Impossible de savoir ce qu’elle avait enduré. Elle nous a raconté qu’ils l’avaient emmenée à la caserne toute proche. « Tourne la tête vers le mur ». En tournant la tête, elle avait vu des lambeaux de chair humaine accrochés à la paroi, reste de fusillés. Elle avait eu envie de vomir, mais elle ne pensait qu’à la balle qui allait l’atteindre. Elle n’a pas dit dans quelles circonstances ils l’avaient libérée, mais elle est complètement brisée. On raconte qu’ils l’ont violée tour à tour une semaine entière ».
« Comme tu vois, nos maisons sont construites sans permis, collées les unes aux autres, et la plupart d’entre nous sont des déplacés venus du plateau du Golan. Quand nous avons quitté le Golan, j’étais petite. Je me souviens que ma mère avait dit qu’il ne fallait pas trop s’éloigner, que nous reviendrions vite à notre village. Il y avait ici dans notre quartier des alaouites de la côte, mais ils se sont tous enfuis quand l’Armée libre a annoncé qu’elle allait libérer la région. Les jeunes de l’Armée libre ont fait des trous dans les murs pour faciliter la fuite de maison en maison en cas d’attaque de l’armée. Quand les agents de sécurité ont vu ça, ils se sont mis dans une colère folle. Ils ont entrepris de casser les murs de toutes les maisons qui ne l’avaient pas déjà été… »
« Regarde la cuisine.. Quand ils ont voulu y entrer, il n’ont pas utilisé la porte, mais ils ont fait un trou dans le mur ! » En riant, Oum Yahya me montre le trou dans le mur de la cuisine, qu’elle a recouvert d’un tissu.
« Mais ils ne sont pas tous mauvais dans l’armée. Une fois je marchais, j’allais chez les voisins, et je suis passée à côté d’un soldat. Il m’a dit : « Hajjti, marche plus près du mur, faudrait pas qu’ils te tirent dessus… » Imagine-toi ! Il vient avec l’armée pour tuer mes enfants, et malgré cela, quand personne ne le voit, il me montre qu’il s’inquiète pour moi ».
« Il y aussi l’histoire de mon voisin. Ils sont entrés chez lui pour fouiller la maison. Un soldat lui a demandé : « S’il te plait, est-ce que je peux appeler ma femme de ton portable, juste deux minutes ? Elle devait accoucher il y a deux jours, et je voudrais prendre de ses nouvelles ». Notre voisin lui a donné son téléphone. Le jeune homme s’est mis dans un coin pour appeler en cachette, puis il est revenu en souriant : « J’ai eu un garçon ». « S’il te plaît, ne dis pas aux autres que j’ai appelé de ton téléphone ! » « Eh bien, prends le portable et parle autant que tu veux ! » a dit le voisin. « Non ! Reprends-le ! S’ils apprennent ça ils vont me pendre ! »
Les histoires d’Oum Yahya n’ont pas de fin. Mais je n’ai pas le temps d’en dire plus aujourd’hui. Je te raconterai d’autres histoires venues de la même ville dans une prochaine lettre.
« Mère du martyr, nous sommes tes enfants »
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