Xu Bing: «Ecrire le premier livre qui ne nécessiterait pas de traduction»


anniebannie, absolument néo-analphabète

Faites le test: procurez-vous Une histoire sans mots, le roman de Xu Bing entièrement écrit en pictogrammes, et montrez-le autour de vous. Il y aura un moment d’incrédulité (plus ou moins long, selon l’âge notamment). Les réactions vont ensuite de «c’est génial, ce truc» à «ça fait peur» en passant par «tu peux vraiment lire ça?».

Notez au passage que «ce truc» n’est d’emblée pas identifié comme un livre, puisqu’il n’a d’autres mots que ceux de la couverture, mais plutôt comme un objet de design, «un exercice de style». Il raconte pourtant une histoire, celle de Monsieur Noir, un urbain célibataire dont la journée de bureau se découpe en café, transports, préparation de réunion, drague sur le Net – un internaute comme vous et moi.

Son auteur, le Chinois Xu Bing, est un artiste contemporain né en 1955 dont les réalisations poétiques mêlent tapis magiques (Magical Carpets), chants d’oiseaux (Bird Language, 2003), et signes (lettres, idéogrammes, etc.). Entre New York et Pékin («j’ai deux studios; avec le décalage horaire, nous pouvons travailler 24 heures sur 24 en cas de nécessité»), il admet se tenir personnellement «en retrait»des nouvelles technologies. Il utilise volontiers les idéogrammes chinois quand il veut s’exprimer par écrit.

Sorti début novembre en France, Une histoire sans mots s’est depuis vendu à plus de 8500 exemplaires – «un bon score pour un livre qui continuera à se vendre»,selon Jean-Marc Levent, chez Grasset, son éditeur français. Bouclant en ce moment ses gigantesques phœnix à New York, ainsi qu’une rétrospective de son œuvre à Taïwan, Xu Bing revient sur ce roman graphique, au sens premier du terme.

 Xu Bing a conservé des icônes qu'il considère comme universels.Xu Bing a conservé des icônes qu’il considère comme universels. Image Xu Bing/Editions Grasset.

Comment nommez-vous la langue utilisée dans «Une histoire sans mots»?

Il ne s’agit pas d’une langue, mais d’une écriture. Quel que soit sa nationalité ou son niveau d’étude, le lecteur est capable de lire ce livre dans sa propre langue. Et en même temps, pas un seul des pictogrammes n’est prononçable. Les pictogrammes sont le socle écrit de l’humanité: de nombreuses écritures ont commencé de cette façon. Pour des raisons de vocalisation, des écritures phonétiques se sont ensuite développées, et leur qualité pictographique a disparu.

Comment avez-vous procédé pour composer ce livre?

Ce projet a débuté il y a dix ans. Les pictogrammes et autres émoticônes n’étaient alors pas aussi variés. Nous avons rassemblé et organisé ces matériaux, puis nous avons lancé des analyses psychologiques et visuelles, les avons comparées. Il y a par exemple des centaines de versions de l’icône de «café». Nous sommes ainsi parvenus à des caractéristiques communes à tous, à ce qui fait sens immédiatement.

Cette œuvre est-elle une manière de reconsidérer l’idée de la tour de Babel?

Absolument. Avec le développement des technologies, l’homme augmente ses perspectives. Mais les différentes graphies, les différentes langues sont, elles, une gêne dans nos communications d’un bout du monde à l’autre. Ma première motivation, concernant ce projet, est venue de mon désir d’écrire le premier livre au monde qui ne nécessiterait pas de traduction.

Image Xu Bing. Editions Grasset.

Avez-vous testé votre livre avant de le commercialiser?

Nous l’avons testé auprès de différents publics, aux Etats-Unis, en Chine continentale, à Hongkong, Taïwan – avec une réceptivité identique. Autre phénomène intéressant, les adultes ne lisent pas aussi rapidement que les enfants. Ce sont les ados de 15-16 ans qui ont la lecture la plus rapide. Dans le passé, quand on lisait en famille, c’était toujours les enfants qui posaient des questions à leurs parents. Avec Unehistoire sans mots, le rapport est inversé, les enfants répondent aux questions des parents [sur la signification des icônes].

Comment vous est venue l’idée d’utiliser des icônes?

Au cours de ces vingt dernières années, j’ai passé beaucoup de temps dans des avions. La signalisation des aéroports et des manuels de sécurité m’intriguaient. Ils sont conçus sur une économie de mots.Un jour, en 2003, j’ai prêté attention aux petites images sur un emballage de chewing-gum («Veuillez mettre votre chewing-gum dans cet emballage avant de le jeter dans une poubelle»). J’ai alors compris que si les icônes peuvent expliquer quelque chose de simple, elles pourraient aussi être utilisées pour raconter une histoire plus longue.

Nous comprenons mieux un inconnu à l’autre bout du monde que nos propres parents, qui ne partagent pas forcément la culture numérique…

Les générations les plus âgées, y compris ma génération [la soixantaine, ndlr] ont une crainte des ordinateurs et de la culture numérique. Par le passé, ce genre de technologie appartenait à une sphère donnée. Grâce à la promotion commerciale, elle est désormais plus humanisée, elle s’est transformée en un outil de la vie quotidienne. Certaines personnes ont certes du mal à prendre le virage, mais il y a nécessairement, chez chacun, un lent processus d’adaptation.

Vous utilisez beaucoup de logos de sociétés commerciales [on se souvient de «Logorama», du studio H5]. Notre vecteur est-il désormais la consommation avant même une connexion géo-linguistique?

L’étape la plus importante dans l’émergence de l’informatique personnelle a été la transformation de commandes informatiques numériques abstraites en icônes visuelles, la modification d’un vocabulaire spécialisé en pictogrammes intuitifs. Et l’usage des ordinateurs personnels a largement été motivé par la consommation…

Mais il y a quelque chose de bizarrement rassurant dans tous ces logos commerciaux…

Un jour, comme je donnais une conférence, quelqu’un m’a dit: «Quand je suis à l’étranger et que je vois ces pictogrammes, je me sens soudain en sécurité.» Je crois que cette expérience est commune à tous, quelles que soient les origines linguistiques. Pourquoi? Parce que ces symboles sont reliés à nos vies, à nos expériences concrètes de la vie. Le logo, le smiley, etc. sont des représentations directes de la réalité, d’expériences physiques partagées.

«Une histoire sans mots», Xu Bing, Grasset, 112pp., 9,90€

Merci à Jesse Robert Coffino pour la traduction.

Stéphanie ESTOURNET

source

Syrie: « Assad et les djihadistes se justifient mutuellement par leur barbarie »


Propos recueillis par , publié le 23/04/2014 à 20:20

Trois ans après le début du soulèvement contre le régime tyrannique des Assad en Syrie, le pays est plongé dans la guerre. Le politologue Ziad Majed vient de publier « Syrie, la révolution orpheline » qui revient sur ce drame. L’Express l’a interrogé.

Syrie: "Assad et les djihadistes se justifient mutuellement par leur barbarie"

Un Syrien marche dans les ruines d’Alep le 18 mars 2014

 

afp.com/Baraa al-Halabi

 

De tous les pays arabes, hormis ceux du Golfe, la Syriesemble être le pays ou la chape de plomb la plus lourde semble avoir été imposée. Comment l’expliquez-vous?

Le régime syrien est depuis la fin des années 1970 l’un des plus féroces dans la région. Son armée et ses services de renseignements contrôlent l’état et la société. Ils sont construits autour d’un noyau dur, attaché directement au clan des Assad. Ce clan gère les affaires publiques à travers le parti Baath, au pouvoir depuis 1963, et à travers un état d’urgence imposé au pays qui permet aux tribunaux militaires et aux services de sécurité d’intervenir contre toute opposition politique. Les massacres de Hama en 1982 et les campagnes d’arrestation et de liquidation des partis de gauche et des frères musulmans tout au long des années 1980 témoignaient déjà de la barbarie de ce dernier. Elles ont réduit le champ politique syrien en ruines.

A cette répression physique s’est ajoutée au cours des décennies une autre symbolique: le culte d’Assad (d’inspiration stalinienne) et son occupation depuis 1984 de l’espace et du temps en Syrie, à travers les statues, les organisations de la jeunesse, les noms des rues, les portraits et les slogans évoquant sa « présence éternelle ». Il faut ainsi comprendre la succession au sein de la famille en 2000 et la passation du pouvoir du père Hafez au fils Bachar (deuxième cas dans une république après la Corée du nord) comme une volonté de montrer la puissance dynastique et clanique du régime et son pouvoir « éternel »…

Un autre atout des Assad dans l’écrasement des Syriens: la politique étrangère. Damas s’est impliqué dans tous les conflits régionaux et a multiplié toutes les alliances externes possibles afin d’occulter la société syrienne, et de transformer la Syrie aux yeux du monde entier en acteur régional sans « intérieur » et sans visage humain.

Pourquoi l’opposition a-t-elle eu tant de difficultés à se structurer?

L’opposition syrienne souffrait en 2011, quand la révolution a éclaté de plusieurs problèmes : l’absence de coordination entre ses composantes, l’absence d’expérience vue la destruction de la vie politique dans le pays, et sa méconnaissance de la nouvelle génération syrienne à cause de l’impossibilité de toute interaction politique. Elle était également dispersée entre les pays d’exile et l’intérieur (souvent en clandestinité). De plus, les diversités politiques (droite, gauche, islamiste, laïque…) et socio-culturelles (urbaine, rurale, tribale, etc…) qui auraient pu enrichir son discours politique et ses approches se sont transformées en sources de concurrences et de tensions. Et depuis 2012, avec « l’internationalisation » de la gestion de la situation en Syrie, et avec les développements militaires, différents acteurs externes (Turquie, Qatar, Arabie, France, Etats Unis…) ont trouvé des alliés aux rangs de cette opposition avec des agendas différents. Cela l’a affaibli et divisé d’avantage, face à un régime qui a soudé les siens à l’intérieur, et qui a deux grands alliés externes (l’Iran et la Russie) acharnés pour le maintenir (pour des raisons différentes).

On avait cru en 2012 le régime très affaibli. Les opposants espéraient une fin proche du régime. Qu’est ce qui lui a permis de rebondir?

Effectivement, le régime était et est très affaibli. Il a perdu le contrôle de plus de la moitié du territoire syrien, son armée a perdu près de la moitié de ses effectifs et ne peut plus imposer le service militaire que dans quelques régions qu’elle occupe, il est en grande difficulté économique et le sera encore plus dans les prochains mois. Il a également perdu son autorité symbolique et le culte de la personne de son président qui imposait la peur et le silence dans le pays. Mais quatre facteurs l’ont aidé à survivre en 2012 et 2013, et continuent aujourd’hui à l’aider, voire à le renforcer :

1- Le soutien de Téhéran et de Moscou. Le soutien des Iraniens se fait sous forme de dons et de crédits, d’envoi d’équipement militaire (surtout d’avions sans pilotes très efficaces dans les combats depuis novembre 2013), de mobilisation de milliers de combattants chiites libanais (Hezbollah) et irakiens qui ont renforcé les troupes d’Assad sur les fronts autour de Damas et de Homs, et d’entrainement de plus de 30 milles jeunes alaouites syriens constituant une force paramilitaire « l’armée de défense nationale ». Quant au soutien russe, il a pris la forme d’envoi de tonnes d’armes permettant à l’armée d’Assad une puissance de feu et des pièces de rechange, et évidemment un droit de véto au Conseil de Sécurité des Nations Unis bloquant à plusieurs reprises des résolutions et des sanctions contre le régime.

2- L’inaction de la communauté internationale, dans le sens où cette dernière semble avoir accepté le blocage russe du Conseil de Sécurité. Elle s’est contentée de déclarations condamnant les massacres commis par le régime, et de quelques sanctions économiques. Même après l’usage des armes chimiques considérées par Washington comme seule ligne rouge, elle a cédé à un accord avec Moscou et Damas épargnant Assad de toute sanction militaire qui aurait certainement modifié la donne syrienne. Pire encore, le refus catégorique des américains de livrer aux opposants syriens des missiles anti-air a privé ces derniers d’une arme stratégique. Les états du golfe et les européens (divisés quant à l’armement de l’opposition) se sont pliés à cette volonté américaine, et le régime de même que ses alliés en ont profité et se sont sentis impunis.

3- De ces deux facteurs en découle le troisième : l’aviation militaire. au delà des les 15 000 civils tués par l’aviation du régime, au delà des destructions massives et du pourrissement de la situation dans les régions libérées au nord comme à l’est et au sud, l’aviation a joué et joue toujours un rôle déterminant dans les combats. Sans cette aviation, l’armée et ses alliés libanais et irakiens auraient du mal à progresser sur le terrain, ou à se maintenir dans les régions éloignées de Damas (Alep, Idlib et Deir Ezzor par exemple). Et Sans cette aviation, le blocus imposé sur les banlieues de Damas et la Ghouta serait moins « efficace ». On peut dire donc que priver l’opposition syrienne d’armes anti-aériennes lui permettant de neutraliser l’aviation d’Assad a eu des conséquences militaires, politiques et humanitaires terribles.

4- Enfin, l’arrivée des djihadistes fin 2012 (par la frontière irakienne où ils étaient bien implantés et par la frontière turque) a profité à la propagande d’Assad politiquement.t Depuis 2013 cette arrivée lui profite militairement, car ces derniers sont en lutte sanglante avec les forces de l’opposition pour le contrôle du territoire libéré du régime. Plus de 2000 combattants et militants de l’opposition ont trouvé la mort ou sont portés disparus dans cette lutte (des centaines parmi eux sont dans les geôles des djihadistes, notamment ceux de l’EIIL, dans le gouvernorat de Raqqa).

Contrairement à ce que l’on a pu penser, il semble que le régime soit parvenu à garder le soutien d’une frange non négligeable de la population. Comment?

Il n’y a aucun régime dans le monde (aussi despotique qu’il le soit) qui ne profite d’un certain soutien populaire, surtout après 43 ans de pouvoir absolu, de réseaux de corruption et de recrutement des services de renseignement. De plus, le régime syrien a permis à une certaine bourgeoisie affairiste urbaine d’émerger et élargi sa base clientéliste. Mais ce qui maintient la cohésion des alliances autour du clan Assad et lui permet cette combativité c’est surtout laassabiya (solidarité mécanique) d’une majorité de la communauté Alaouite (11% de la population) que le régime du temps du père avait soudé et au sein delaquelle il recruté les officiers de l’armée comme des services sécuritaires dans ses rangs. D’autre part, la peur de certains milieux au sein des minorités chrétiennes et druzes (6% et 3% respectivement) de l’après Assad (vu l’expérience irakienne voisine), les inquiétudes d’une grande partie des Kurdes syriens (12%) du rôle turc et leurs aspirations d’autonomie ont joué avec le temps en faveur du régime.

Le conflit a commencé par des manifestations civiles. La militarisation était-elle inéluctable?

Ce sujet avait divisé et divise toujours les militants et les activistes. A mon avis, bien que la militarisation ai été encouragée par des acteurs externes dans certains cas, il était devenu quasiment impossible après aout 2011 (soit 6 mois après le début de la révolution) de manifester pacifiquement et d’organiser des sit-in en Syrie. La barbarie du régime face aux manifestants, son occupation par les chars des places publiques de même que les arrestations, les assassinats et les sanctions infligées aux activistes, ont poussé beaucoup d’entre eux à prendre les armes pour se protéger. Les déserteurs de l’armée et les groupes de défense locaux qui se sont constitués ont également opté pour la lutte armée. Pour un grand nombre d’opposants syriens, le régime Assad n’est comparable dans la région qu’aux régimes de Saddam Hussein en Irak et de Kadhafi en Libye, et ces deux-là ne sont tombés que par la force…

Vous dénoncez l’abandon des Syriens par la communauté internationale. Pis, certains responsables occidentaux n’écartent plus l’idée de faire avec le régime Assad considéré comme un moindre mal face aux djihadistes. Cela augure-t-il d’une crise durable?

Je pense que l’analyse considérant que la situation actuelle présente un choix à faire entre Assad et les djihadistes est fausse, naïve ou même délibérée afin de justifier « l’option Assad ».

La réalité sur le terrain et l’évolution de la situation en Syrie montrent que nous sommes plutôt devant l’équation suivante: soit Assad et les djihadistes ensemble, l’un se justifiant par la barbarie de l’autre et les deux camps capables de « coexister » et d’occuper chacun une région, soit la chute d’Assad et puis celle des djihadistes qui perdraient ainsi toute possibilité de recrutement, isolés sur le terrain et dans la société même. Dans tous les cas, accepter de normaliser les relations avec Assad après 150.000 morts, 9 millions de blessés, prisonniers et déplacés, 55.000 photos de 11.000 victimes torturées à mort à une échelle industrielles dans les prisons assadiennes, ne serait qu’une invitation à tous les criminels de guerre à défier le monde et à commettre en toute impunités leurs crimes de masse contre les populations civiles et contre leurs ennemis politiques…

Syrie, la Révolution orpheline, de Ziad Majed (Actes Sud).


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