Divisions, peurs et, pour finir, impuissance : minées par leurs faiblesses, nos démocraties ne savent plus entraver les forfaits des dictateurs. C’est ainsi que l’on a laissé la Syrie s’enfoncer dans l’horreur. Il est urgent de se ressaisir.
On ne parle plus ou si peu de la Syrie. Ou si on le fait, c’est avec un mélange de tristesse résignée, d’embarras sinon de remords. Et oui, Bashar Al Assad a sans doute gagné. Mais que pouvions-nous faire ? Pris entre Charybde et Scylla, nous ne pouvions choisir. Le régime est certes monstrueux, mais ses principaux adversaires ne le sont pas moins. Et puis, si nous ne regrettons pas ouvertement le régime de Kadhafi en Lybie, pouvons-nous dire sans la moindre hésitation que le chaos d’aujourd’hui est un progrès par rapport au despotisme baroque d’hier ?
En Syrie, il est peut-être trop tôt pour affirmer de manière définitive la victoire du régime. Mais une chose est certaine. « Nous » avons perdu. Hubert Védrine, qui n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, un fanatique de l’interventionnisme à l’occidentale parle, « d’impuissance crucifiante », quand il fait référence à la crise syrienne. Une expression qu’un psychanalyste n’hésiterait pas à décortiquer. N’est-ce pas, en partie au moins, la préoccupation pour le sort des chrétiens d’Orient qui a servi de catalyseur sinon d’alibi pour justifier la non-intervention ?
Par leur hésitation et leur faiblesse, les sociétés démocratiques ont trahi des populations civiles abandonnées à leur sort, laissées sans défense entre la froide détermination d’un régime sanguinaire et la dérive extrémiste de fanatiques religieux.
Si Bashar Al Assad a gagné, ce n’est pas seulement parce que Barack Obama a reculé, réduisant à néant le sérieux et la crédibilité de toute notion de « ligne rouge ». C’est aussi et peut-être avant tout parce que les feux de l’actualité se sont déplacés ailleurs.
Au Conseil de sécurité des Nations unies, la Russie, suivie comme son ombre par la Chine, bloque toute forme de résolution qui mettrait des limites au déchaînement de la violence contre les civils. Dans un entretien à la BBC en fin de semaine dernière, l’ambassadeur de France aux Nations unies, Gérard Araud, devait reconnaître l’impuissance totale de la communauté internationale. Son dernier espoir résidait dans la création de couloirs humanitaires pour pouvoir, non pas mettre fin, mais seulement alléger les souffrances d’une population qui a été laissée seule face à la catastrophe. Plus de 10 millions de Syriens ont fui leur pays et sont devenus des réfugiés, plus de 150.000 ont perdu la vie. Le Liban est au bord de l’implosion et risque d’être la prochaine victime collatérale de la tragédie syrienne. Sans une aide internationale massive, la Jordanie, qui a ouvert ses portes toutes grandes aux réfugiés, aurait peut-être elle aussi sombré dans la violence.
La tragédie syrienne restera la honte de nos sociétés démocratiques en ce début de XXIe siècle. Elle est notre guerre d’Espagne. La Russie et l’Iran ont pu tester la résolution et le courage des sociétés démocratiques avec leurs principes universalistes.
Plutôt que de nous en prendre à la Russie de Poutine, reconnaissons notre responsabilité et en particulier celle conjointe de l’Amérique de Bush tout comme celle d’Obama. La première a, par des aventures militaires contestables et non concluantes, dispersé ses forces et affaibli la volonté de ses citoyens. La seconde n’a pas su prendre en compte la nature et l’importance de l’enjeu. Par peur du risque, bien réel, elle a ouvert toute grande, les portes du doute. Un doute dans lequel s’est engouffré sans hésitation la Russie de Poutine. Le maître du Kremlin dans son soutien sans faille au régime syrien a su utiliser nos peurs, nos divisions, nos faiblesses. Il a su parfaitement intégrer dans son raisonnement stratégique le « tempérament zappeur » des sociétés démocratiques. « Loin des yeux, loin du coeur ». Il y a incontestablement dans nos sociétés ce que l’on appelait hier « un effet CNN » et qui couvre aujourd’hui tous les moyens modernes de communication. Pas d’images, pas d’émotion, pas d’histoire. En 1992, c’est la présence d’équipes de télévision américaines en Somalie, plutôt qu’au Soudan, qui a déterminé dans une très large mesure le lieu d’une intervention, qui s’est révélée aussi désastreuse et mal préparée qu’elle pouvait sembler nécessaire.
Aujourd’hui, l’Ukraine a fait oublier la Syrie. Le Mondial de Football, qui commence le 13 juin au Brésil, fera-t-il oublier l’Ukraine ? Le cynisme russe qui intègre très probablement cette donnée dans son « calendrier stratégique » n’a d’égal que la légèreté des sociétés démocratiques occidentales. Poutine a fait du sport une arme redoutable de propagande. Mobiliser les uns, profiter de la démobilisation des autres. Surfant sur le succès des Jeux Olympiques d’Hiver de Sotchi, il a mobilisé, sur une cause plus noble encore aux yeux des Russes, le nationalisme de la Grande Russie. La Crimée après les médailles. La passion pour la nouvelle religion séculaire du monde – le football – va bientôt s’emparer de la planète. Qu’importe si les chances sont minces pour la Russie d’aller très loin dans la compétition brésilienne, il suffit d’exploiter avec habileté les passions des autres ! La guerre en Géorgie, à l’été 2008, a coïncidé avec l’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin. La « réélection triomphale » de Bashar Al Assad en Syrie passera d’autant plus facilement que les yeux de la planète seront tournés vers le Brésil. Et pourquoi ne pas faire d’une pierre deux coups et avancer également dans la fragmentation de l’Ukraine ?
Repenser l’interventionnisme est un objectif nécessaire et légitime. Il y a eu beaucoup d’errements. On ne joue pas impunément avec la culture et les émotions des peuples. Mais repenser ne signifie pas rejeter toute idée même d’intervention. A long terme, le coût de l’indifférence peut être plus grand encore que celui de l’ingérence.
Dominique Moïsi
Dominique Moïsi, professeur au King’s College de Londres, est conseiller spécial à l’Ifri.
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