
Réfugiés de Mossoul arrivant en région kurde, protégée par des policiers de la zone autonome kurde (STR/AP/SIPA)
En 2003, George W. Bush a déclenché la guerre d’Irak sur la base de fausses informations faisant état de liens entre Saddam Hussein et Al Qaeda. Onze ans plus tard, une organisation djihadiste prend le contrôle d’une large partie de l’Irak, et est en passe de redessiner les frontières du Moyen-Orient.
L’offensive djihadiste a pris le gouvernement irakien par surprise : Mossoul, la deuxième ville d’Irak, dans le nord du pays, est tombée mardi entre les mains du plus radical des groupes djihadistes, l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL selon l’acronyme français, aussi connue sous ses acronymes d’ISIS en anglais et de Da’ech en arabe), également très actif en Syrie.
La chute de Mossoul et de sa région pétrolière entre les mains de djihadistes sunnites, partisans d’une stricte application de la charia, a envoyé un demi-million de réfugiés sur les routes en quelques heures, et semé la panique à Bagdad, où le gouvernement a appelé les Etats-Unis à l’aide.
Depuis, l’offensive d’EIIL se poursuit, notamment dans la ville sainte chiite de Samara, pour élargir le territoire contrôlé par les djihadistes, qui ont rompu leurs liens avec la nébuleuse Al Qaeda en février dernier et ont attiré à eux tous les apprentis djihadistes du Moyen Orient et même au-delà, y compris en France.
Qui est l’EIIL qui a lancé cette offensive sans précédent ?
L’Etat islamique en Irak et au Levant est un enfant d’Al Qaeda, aujourd’hui en rupture avec la « maison mère », devenu à son tour un centre de ralliement djihadiste autonome.
L’organisation est d’abord née en Irak en 2006 sous le nom d’Etat islamique d’Irak, en incorporant Al Qaeda en Irak. Avec le développement du soulèvement syrien, elle s’est transformée en Etat islamique en Irak et au Levant, effaçant ainsi la frontière entre les deux pays.
Cette extension sur le sol syrien (avec la complaisance paradoxale du régime Assad trop content de diviser ses adversaires, selon de nombreux observateurs) a créé des frictions avec l’autre organisation djihadiste de Syrie, le Front Al Nosra, et entraîné la rupture avec la « centrale » Al Qaeda, toujours dirigée de la région Afghanistan-Pakistan.
En février 2014, Al Qaeda a publié un communiqué désavouant l’EIIL et niant toute responsabilité dans ses actions.
Cela n’a pas empêché l’EIIL de poursuivre son implantation, non seulement en Syrie autour de son fief de Raqqa, ainsi qu’en Irak où elle s’est manifestée autant dans la région de Fallouja, au sud, avec une alliance des djihadistes avec des tribus sunnites locales, que dans le nord, avec la prise de Mossoul et d’une partie de la région de Salaheddine.

Seule photo connue mais non authentifiée d’Abou Bakr al-Baghdadi, émir d’ISIS, diffusée par les Américains (FBI)
L’EIIL est dirigé par un Irakien, Abou Bakr Al-Baghdadi, dont la tête est mise à prix 10 millions de dollars par les Américains. Comme le soulignait récemment Jean-Pierre Filiu sur Rue89 :
« Nul ne sait avec certitude l’identité réelle de la personne qui se cache sous ce pseudonyme chargé de sens : Abou Bakr est le successeur direct du prophète Mohammed et il fut, de 622 à 624, le premier des califes de l’Islam.
Quant à “ Baghdadi ”, cela signifie “ de Bagdad ”, afin de souligner la nationalité irakienne de cet “ Abou Bakr de Bagdad ”. »
L’EIIL a pour objectif l’instauration d’un « califat » islamique sur les zones qu’elle contrôle. Il pourrait être en passe de le faire si son offensive actuelle lui permet de consolider une zone de peuplement sunnite à cheval sur la Syrie et le nord de l’Irak, redessinant ainsi les frontières héritées de la période coloniale.
L’organisation compte plusieurs milliers d’hommes armés, dont une partie d’étrangers venus d’Asie centrale, d’autres pays du Moyen-Orient, et d’Europe occidentale. Plusieurs Français figurent parmi ses membres, et un certain nombre ont péri dans ses rangs.
Le financement de l’organisation se fait largement par le prélèvement d’un « impôt » dans les zones dans lesquelles elle est active. Certaines informations indiquent que plus de 300 millions de dollars ont été récupérés par les djihadistes lors de la prise de Mossoul…
L’EIIL d’Al-Baghdadi, soulignait récemment Jean-Pierre Filiu sur sa note de blog prémonitoire, « est désormais au centre du djihad global ».
« Son prestige, amplifié par les réseaux sociaux, est sans équivalent dans la mouvance djihadiste. De nombreux groupes, dont Ansar Beit Maqdes, la formation jihadiste la plus active du Sinaï, lui ont d’ores et déjà prêté allégeance. »
Qui détient le pouvoir en Irak ?
Le pouvoir de Bagdad a été pris au dépourvu par la chute de Mossoul, la deuxième ville du pays, une humiliante défaite face aux djihadistes sunnites.
Le Premier ministre irakien, Nouri al-Maliki, a aussitôt décrété l’état d’urgence. Mais ce leader chiite, qui concentre l’essentiel du pouvoir entre ses mains, paye ici son attitude vis-à-vis des Sunnites. Ces derniers ont longtemps été assimilés au pouvoir dictatorial de Saddam Hussein, renversé par l’intervention militaire américaine de 2003, et ont perdu leur statut dans la société.
Al Qaeda en Irak, devenu par la suite ISIS, s’est beaucoup appuyé sur ce mécontement des tribus sunnites pour recruter des combattants et des partisans.
Comme le faisait remarquer Jean-Pierre Filiu le 23 avril dernier sur Rue89 :
« Baghdadi [l’émir de l’EIIL] a pu profiter de la politique brutalement sectaire du Premier ministre irakien Nouri al-Maliki. Le nouvel homme fort de l’Irak, à la fois chiite et revanchard, cumule aujourd’hui les portefeuilles de la Défense et de l’Intérieur, tout en dirigeant lui-même les services de renseignement.
A peine le retrait américain consommé en 2011, Maliki a humilié avec une telle morgue la communauté sunnite qu’il a rejeté dans l’opposition armée une grande partie des ralliés de la période précédente. »
Au début de l’année, alors qu’il était en campagne électorale, Maliki a assuré qu’il pourrait balayer les djihadistes en quelques semaines… Aujourd’hui, il se retrouve assiégé, incapable de résister face à une offensive de l’EIIL face à laquelle son armée n’a pu opposer qu’une piètre résistance.
Et face à des djihadistes déterminés, parvenus à recréer une alliance avec les tribus sunnites et d’anciens officiers de l’armée de Saddam Hussein balayés par la défaite de 2003, l’EIIL oppose la force d’un Etat en devenir à un Premier ministre très affaibli.
L’Irak post-Saddam Hussein, qui n’a connu que de brefs répits depuis l’invasion américaine de 2003, traverse aujourd’hui une épreuve qui risque de remettre en cause son unité en tant qu’Etat.
Que vont faire les Etats-Unis ?
Les Etats-Unis assument une responsabilité historique indéniable dans la crise irakienne actuelle. C’est l’administration Bush qui, en renversant la dictature de Saddam Hussein, a déclenché un processus politique totalement incontrôlé qui a permis l’émergence de groupes djihadistes jusque-là marginaux.
L’armée américaine a quitté l’Irak en 2011, fermant l’un des épisodes les plus douloureux de son histoire depuis la guerre du Vietnam, sans avoir réussi à stabiliser durablement le régime issu de son intervention.
Le rêve des « neo-cons » de l’administration Bush, de reproduire en Irak ce que l’armée américaine avait fait au Japon et en Allemagne, c’est-à-dire bâtir une démocratie sur les décombres de la défaite militaire de ces deux pays en 1945, s’est révélé une chimère.
Selon le New York Times, avant même les derniers développements, le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki avait demandé aux Etats-Unis de mener des frappes aériennes contre l’EIIL. Mais l’administration Obama aurait refusé, que ce soit par avions ou par drones sans pilotes, « considérant la page irakienne comme close ».
Washington privilégie à ce stade la même politique suivie depuis son retrait en 2011 : la formation et l’appui à l’armée nationale irakienne, même si celle-ci s’est montrée incapable de résister à l’avancée djihadiste, et aura bien du mal à reconquérir le terrain perdu.
« Au bout du compte, c’est à l’armée irakienne et au gouvernement irakien de faire face à ce problème », a déclaré mardi l’amiral John Kirby, porte-parole du Pentagone, cité par le New York Times.
Selon le journal, les Etats-Unis ont fourni 14 milliards de dollars d’aide militaire au pouvoir irakien, y compris des jets F-16 et des hélicoptères de combat Apache, des drones de surveillance et des missiles Hellfire. Ils ont également formé (sur le territoire jordanien) des troupes d’élite irakienne au combat anti-terroriste.
Mais des voix se font entendre aux Etats-Unis pour en faire plus, encadrer les troupes irakiennes sur le terrain, envoyer des missions de drones contre les djihadistes, bref, remettre le doigt dans un engrenage dangeureux.
Mais Barack Obama a tout récemment exprimé sa doctrine qui ne privilégie pas l’action militaire alors qu’il a réussi à extraire les Etats-Unis des deux conflits hérités de l’ère Bush : en Afghanistan et en Irak. Une doctrine moins interventionniste résumée d’une formule choc :
« L’Amérique a le meilleur marteau mais tous les problèmes ne sont pas des clous. »
En attendant, c’est sur le terrain délaissé par les GIs que s’écrit une nouvelle page d’histoire. Et il n’est pas certain que les Etats-Unis réussiront à en rester à l’écart éternellement.
L’Irak peut-il imploser ?

La carte d’un nouveau Moyen Orient ? (NYT)
Il y a seulement quelques mois, la chercheuse américaine Robin Wright, spécialiste du Moyen Orient, se demandait dans une tribune au New York Times, si la guerre en Syrie n’allait pas conduire à une recomposition géographique et politique du monde arabe.
Carte à l’appui, elle soulignait que bon nombre des tensions, crises et guerres du monde arabe depuis deux ans tracent de nouvelles lignes de fracture, voire de frontières, à l’image de l’éclatement des Balkans ou de l’ex-URSS, pouvant permettre d’imaginer une nouvelle carte mettant fin au découpage actuel largement hérité de l’éclatement de l’empire ottoman et des luttes d’influences entre puissances coloniales.
Ainsi, la Libye se retrouverait divisée en trois Etats -Est, Ouest et Sud-, la Syrie en trois Etats également -un kurde, un alaouite et un sunnite-, l’Irak également permettant l’unification des zones à dominante kurde… Une partie du Yémen pourrait être absorbée par l’Arabie saoudite, qui pourrait perdre ses zones chiites.
A voir le « Sunnistan » dessiné sur la carte ci-dessus, on retrouve les contours de la zone que contrôle peu ou prou l’EIIL depuis son offensive sur Mossoul et au-delà.
Et les derniers développements militaires renforcent le désir des Kurdes de la zone autonome du nord de l’Irak de consolider leur région qui a tout d’un Etat indépendant sauf le nom. Surtout depuis que le Kurdistan irakien exporte directement son pétrole sans en référer à Bagdad, se contentant de payer l’impôt…
C’est pour éviter cet éclatement de l’Irak en trois zones distinctes -sunnite, chiite, kurde- que George Bush Snr avait mis fin à la première guerre du Golfe, en 1991, avant d’atteindre Bagdad et donc de renverser Saddam Hussein. C’était sous pression des Saoudiens qui redoutaient le réveil de la majorité chiite d’Irak, et, de fait, le soulèvement des chiites fut écrasé dans le sang par le régime de Bagdad.
L’histoire s’est remise en marche avec l’intervention de 2003, et, tandis que George W. Bush mène une retraite paisible de peintre de pacotille, les peuples du Moyen-Orient règlent leurs comptes et écrivent une nouvelle histoire.
Dans sa note de blog du 23 avril 2014 consacrée à l’émergence de l’émir de l’EIIL, Abou Bakr al-Baghdadi, Jean-Pierre Filiu concluait sur cette phrase inquiétante :
« Le monstre djihadiste inspiré par Baghdadi ne restera pas éternellement confiné au Moyen-Orient. »