Quand la RTBF perd toute décence journalistique


Ce matin en allumant mon poste radio pour écouter Matin Première, comme tous les matins, l’effroi m’a saisi à l’écoute du reportage de Françoise Wallemacq sur la Syrie.  Je savais depuis plusieurs jours qu’une délégation belge était présente en Syrie à l’invitation du régime. Celui-ci n’avait pas manqué de le faire savoir via deux articles (ici et ici), mentionnant la présence de La Libre Belgique et expliquant que « les membres de la délégation ont assuré que l’objectif de leur visite en Syrie est de se solidariser avec elle [entendez le régime de Bachar Al-Assad] face au terrorisme qui la vise ». Si La Libre, à l’image du Figaro en France, nous avait habitués aux visites de courtoisie à Damas, voilà qui est bien plus étonnant de la part de la RTBF.

Embedded mais critique?

Bien sûr, vu la difficulté d’accès au terrain syrien, il peut être tentant de devenir journaliste embedded (ou journaliste embarqué en français) du régime syrien (c’est à dire un journaliste qui est là à l’invitation d’un parti au conflit et sous sa surveillance). L’espoir étant que malgré cette surveillance, la sagacité et l’esprit critique du journaliste lui permettent quand même de ramener des informations dignes d’intérêt et vérifiées.  Le problème étant que dans le cas du régime syrien, il a été prouvé à maintes reprises que les visites de journalistes sont organisées dans les moindres détails. Les rencontres « fortuites » ne le sont en fait jamais et les témoins « rencontrés aux hasard » sont la plupart du temps des agents du régime. Cela est remarquablement expliqué par de grands journalistes et experts de la Syrie. Je pense à Jean-Pierre Perrin de Libération qui le décrit très bien dans son livre « la mort est ma servante« . Et je pense surtout à l’excellent « Attentat express » de Caroline Poiron, Sid Ahmed Hammouche et Patrick Vallélian, qui raconte comment l’obstination de Gilles Jacquier, journaliste embedded de France 2, à vouloir faire son reportage comme il l’entendait, l’a amené à se faire tuer par le régime Assad.
Françoise Wallemacq de la RTBF savait-elle tout cela? Au moins partiellement, car au début du conflit syrien, elle avait déjà participé à un voyage de ce type à l’invitation de la sulfureuse Mère Agnès. Si à l’époque il était encore possible de plaider l’ignorance, ça devient difficile maintenant. La none a été impliquée dans différents assassinats en Syrie et diffuse la propagande du régime partout où elle peut en Europe et aux USA, jouant la carte « chrétienne » (quelques articles sur elle ici, ici, ici, ici et ici).  Elle est évidemment l’égérie de tout ce que le web compte de sites complotistes, de égalité et réconciliation de Alain Soral au Réseau voltaire de Thierry Meyssan. Pour être de bon compte, Françoise Wallemacq n’avait pas été la seule à se faire entraîner dans ce voyage, mais avec d’autres collègues elle avait assuré qu’on ne l’y reprendrait plus. Pourtant la voilà repartie. Les méthodes du régime sont les mêmes: on passe par un représentant chrétien (ici arménien) pour jouer clairement la méthode confessionnelle. C’est gros mais ça marche. Le reportage radio commence par « je suis ici à l’invitation de la communauté arménienne ». Pas un mot sur le régime, qui est pourtant bien évidemment l’instigateur de l’invitation. Elle ne peut pas feindre de l’ignorer vu que la délégation a été reçue par plusieurs officiels syriens. Le mentionner aurait été un début de déontologie journalistique. Cela n’a pas été fait.

Quel contenu au reportage? Complètement déconnecté du terrain et de la réalité

L’écoute de l’intervention de Françoise Wallemacq à la radio est un crève-cœur pour toutes les personnes qui suivent de près le conflit syrien. C’est de la désinformation pure et simple. Un copié-collé du discours du régime. Je vais passer ici en revue différents éléments:
1/ « Damas est calme » « la vie y suit son cours » « les habitants vivent quand même un peu dans la peur des quelques roquettes qui tombent chaque jour ».
Vous savez qu’il y a des habitants de Damas qui vivent dans des parties non tenues par le régime? Que dans ces parties les bombardements par l’aviation du régime sont constants et quotidiens? Que là, non la vie n’est pas « normale ». Ces Syriens ne sont pas Damascènes? On leur a retiré ce droit? Pas un mot sur le plus grand massacre de cette année en Syrie il y a quelques semaines dans la banlieue de Damas par l’aviation du régime.

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Voilà la « vie normale » dans les parties de Damas sous bombardements du régime.

2/ « j’ai rencontré de nombreux Syriens » « ils nous disent d’ouvrir les yeux, que ce n’est pas Bashar Al-assad le problème ». Sur la première assertion, je rappelle qu’il n’y a pas de « rencontres au hasard » quand on est embedded par le régime. Sur la deuxième partie, aucune mise en perspective. Aucun rappel de la réalité des chiffres: le régime tue beaucoup plus que tous les autres acteurs réunis du théâtre syrien (je n’y reviens pas une fois de plus, mais vous renvoie à mon article précédent).

3/La question de Mehdi Khelfat est ensuite la suivante: « vous êtes dans un pays en guerre, avez-vous senti la pression de Daesh? ». On reprend ici en plein le récit de la situation que veut donner le régime: un pays civilisé et organisé se ferait attaquer par Daesh et sa horde barbare. C’est passer à côté de la réalité complètement. Daesh ne possède que la partie désertique de la Syrie. La Syrie « utile » dans laquelle le régime mène quasi toutes ses opérations militaires est divisée entre les territoires tenus par le régime et ceux tenus par différents groupes rebelles. Les combats qui opposent directement Daesh et le régime sont minoritaires pour les deux acteurs. Autrement dit, Daesh passe bien plus de temps à se battre contre le rebelles syriens que contre le régime et cela est aussi vrai pour ce dernier. Les chiffres de différents instituts d’analyse militaires disent tous la même chose en la matière. Dès lors, contribuer à colporter cette image de « guerre à deux camps », « civilisation vs barbarie », c’est colporter tel quel le récit que le régime de Bachar Al-Assad veut nous faire avaler, en dépit total de la réalité.

4/Je mentionnerai en dernier point l’allusion De Françoise Wallemacq par rapport au musée de Bagdad et au régime qui « cherchent à sauver l’Histoire de la Syrie, notre Histoire ». Là encore, c’est affligeant de naïveté quand on sait combien le régime utilise le commerce d’œuvres d’art pour se financer (voir par exemple ce rapport du Parlement européen), notamment via la fameuse Mère Agnès. Et surtout quand on connaît toutes les destructions culturelles dont il est lui-même responsable (voir même rapport). Mais là encore, Françoise Wallemacq nous sert le récit du régime en plein: « civilisation vs barbarie ».

Méconnaissance affligeante et dégâts énormes

Je veux ici préciser très clairement quelque chose:  je ne pense pas une seconde que Françoise Wallemacq et la RTBF aient voulu faire le jeu du régime. Non, c’est clairement un manque total de connaissance de la région, de la Syrie et surtout des méthodes du régime syrien. La RTBF mériterait d’avoir au moins un journaliste qui maîtrise vraiment ce conflit. Le Soir par exemple, avec bien moins de moyens, a un journaliste avec le degré de connaissance suffisant pour traiter du conflit (Baudouin Loos).

Car quelles sont les conséquences maintenant? Tout le travail de sensibilisation à la question syrienne tombe à l’eau. Les clichés se voient tous renforcés par un reportage d’un grand média belge. Il n’a pas fallu attendre longtemps pour voir Raoul Hedebouw du PTB diffuser l’interview. PTB qui en 2012 avait déjà effectué le même voyage et qui se pose en défenseur inconditionnel de Bachar Al-Assad depuis le début de la révolution syrienne en 2011.

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EditoriaI du « Monde ». Il s’appelle Aylan Kurdi,


Aylan Kurdi, 3 ans, et son frère Galip, 5 ans, ont péri avec leur mère dans la nuit de mardi à mercredi en Méditerranée.

Aylan Kurdi, 3 ans, et son frère Galip, 5 ans, ont péri avec leur mère dans la nuit de mardi à mercredi en Méditerranée.

EditoriaI du « Monde ». Il s’appelle Aylan Kurdi, il est âgé de 3 ou 4 ans. Un petit corps sans vie échoué sur une plage turque. C’est un enfant syrien qui fuyait la guerre, avec sa famille. Ils voulaient gagner l’Europe, en l’espèce la Grèce, par la Turquie. Leur embarcation comptait au moins onze personnes à bord. Elle a sombré quelque part au large de l’île de Kos. La mer a rejeté certains des corps sur une plage turque. Et, un peu à part, tout seul, celui de ce petit bonhomme en tee-shirt rouge et pantalon bleu, qui restera comme l’emblème de cet afflux migratoire sans précédent que nous ne voulons pas voir. Ou pas assez.

Le Monde a déjà publié des photos d’enfants morts, notamment lors de l’attaque chimique d’un quartier de Damas par la soldatesque de Bachar Al-Assad en 2013. Nul voyeurisme, nul sensationnalisme, ici. Mais la seule volonté de capter une part de la réalité du moment.

Cette photo, celle de l’enfant, témoigne très exactement de qui se passe. Une partie du Proche-Orient s’effondre à nos portes. Des Etats qui étaient des piliers de la région se décomposent – la Syrie et l’Irak, notamment. Les pays voisins immédiats croulent sous une masse de réfugiés qui représentent souvent près du quart de leur population – en Jordanie et au Liban. Ces Etats-là, si l’on n’y prend garde, vont commencer à vaciller à leur tour.

Par dizaines de milliers, chaque mois, chaque semaine, Syriens, Irakiens, mais aussi Afghans et autres, fuient. Nos querelles juridiques sur l’exacte nature de ces migrants ont quelque chose d’ubuesque. Aux termes de conventions datant de l’immédiat après-guerre, il y aurait les migrants économiques et les migrants politiques : les premiers fuient la misère, les autres les persécutions politiques et la guerre. Ils n’ont pas les mêmes droits.

L’exode ne fait que commencer

Mais l’enfant, lui, l’enfant de la plage, le petit Aylan, où faut-il le ranger ? La vérité est que ce ne sont plus seulement des hommes jeunes en quête d’emploi et d’un avenir meilleur qui forment le flux migratoire de l’heure ; ce sont des familles entières, femmes et enfants compris, qui fuient et la misère et les combats. Il faudra encore des années avant que le mélange de guerres civiles, religieuses et régionales nourrissant le chaos proche-oriental ne s’apaise. L’exode ne fait que commencer, il ne s’arrêtera pas de sitôt. Et l’Union européenne est sa destination naturelle.

Peut-être faudra-t-il cette photo pour que l’Europe ouvre les yeux. Et comprenne un peu ce qui arrive. Pas d’angélisme : on ne fait pas de bonne politique sur de l’émotion. Pas de leçon de morale : nos Etats-providence, encore malmenés par la crise de 2008, lourdement endettés, faisant souvent face à un chômage massif, en proie, pour certains, à un malaise identitaire sérieux, sont désemparés face à l’afflux des migrants. Nos démocraties sont naturellement perméables aux mouvances protestataires les plus démagogiques – championnes du « y a qu’à » et autres solutions toutes faites.

Lire aussi : Guy Sorman : « Les réfugiés d’aujourd’hui me rappellent mon père fuyant le nazisme »

Tout cela est vrai, comme il est exact que l’accueil de populations étrangères pose effectivement nombre de difficultés, qu’il est irresponsable de nier. Mais, enfin, l’Europe est déjà passée par là. La seule France a su, dans les années 1920, alors qu’elle comptait 37 millions d’habitants, recevoir quelque 140 000 Arméniens. On trouvera d’autres exemples.

Tellement décriée, ici et là, notre Union européenne nous a tout de même appris à gérer ensemble des politiques complexes et difficiles. Nos Etats-providence savent faire face à des situations d’urgence. Nos sociétés civiles sont tissées de liens associatifs qui ont fait leurs preuves, dès lors que l’opinion était convaincue de la justesse de telle ou telle cause.

Il ne faut pas se tromper. Dans quelques années, les historiens jugeront les Européens sur la façon dont ils ont accueilli ceux qui fuyaient la mort sous les bombes, l’esclavage sexuel, les persécutions religieuses, les barils de TNT sur leurs quartiers, l’épuration ethnique. Dans les livres d’histoire, le chapitre consacré à ce moment-là s’ouvrira sur une photo : celle du corps d’un petit Syrien, Aylan Kurdi, noyé, rejeté par la mer, un sinistre matin de septembre 2015.

Tribune. “Je n’ai jamais voulu publier une photo d’enfant mort. Jusqu’à hier”


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Peut-on publier la photo d’un enfant mort en première page d’un journal ? D’un enfant qui semble dormir, comme notre fils ou notre petit-fils ?

Jusqu’à hier soir, j’ai toujours pensé que non. Ce journal s’est battu pour le respect de limites claires et infranchissables, pour le respect des êtres humains. Hier encore, ma réponse a été : “On ne peut pas la publier.”

Mais pour la première fois, je ne me suis pas senti bien. J’ai senti au contraire que cacher cette image, c’était comme détourner le regard, faire comme si de rien n’était, que tout autre choix reviendrait à se ficher du monde. Cela ne servirait qu’à nous donner une autre journée d’inconscience tranquille.

Et là, j’ai changé d’avis. Le respect, pour cet enfant qui fuyait avec ses frères et ses parents une guerre qui se déroule aux portes de chez nous, exige que tout le monde sache. Que chacun de nous s’arrête un instant et prenne conscience de ce qui est en train de se passer sur les plages qui bordent la mer où nous sommes allés en vacances. Ensuite, vous pourrez reprendre le cours de votre vie, peut-être indignés de ce choix, mais conscients.Je les ai rencontrés ces gamins syriens, enfants d’une bourgeoisie qui abandonne tout – maisons, boutiques, terrains – pour sauver l’unique chose qui compte. Je les ai vus tenir la main de leurs parents qui, comme tous les papas et toutes les mamans du monde, veulent les protéger de la peur et leur achètent une peluche, une casquette ou un ballon avant de monter dans un canot, après leur avoir promis qu’il n’y aurait plus ni cauchemars ni explosions dans leurs nuits.

Nous ne pouvons plus tergiverser, faire des acrobaties entre nos peurs et nos élans de compassion, cette photo fera l’Histoire comme le fit celle de cette fillette vietnamienne la peau brûlée par le napalm ou de ce petit garçon les bras levés dans le ghetto de Varsovie. C’est la dernière occasion pour les dirigeants européens de montrer qu’ils sont à la hauteur de l’Histoire. Et c’est l’occasion pour chacun de nous de faire ses comptes avec le sens de l’existence.

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