Syrie : au-delà du secret


Que s’est-il agi de cacher à Saidnaya et dans les souterrains des palais des Assad ? Comme les casques blancs syriens confrontés à la l’impossibilité de poursuivre leurs fouilles, nous butons sur un impossible. Comme les prisonniers libérés qui ont oublié leurs propres noms et jusqu’à l’usage de la parole, nous sommes là aux prises avec des mots manquants.

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Racha Abazied

Franco-syrienne, éditrice au CAREP Paris – Fondatrice et présidente de l’association culturelle Syrie MDL de 2011 à 2018.

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Pendant deux jours, les recherches ont continué dans les profondeurs de la prison, à la recherche de couloirs secrets et de cellules murées. Sur les images de vidéosurveillance qui quadrillaient l’enfer carcéral de Saidnaya, des prisonniers bougeaient encore, dans des cellules introuvables. On ne les atteindra jamais. Le 10 décembre au matin, les unités des casques blancs déclarent les fouilles terminées : il n’y a plus de prisonniers à Saidnaya[1] et s’excusent auprès des familles attendant encore des nouvelles de leurs proches. La vérité est cruelle : ils sont parvenus à 4 lieux de détentions secrets mais n’ont trouvé aucun prisonnier vivant, les disparus sont probablement décédés. On estime leur nombre en Syrie à une centaine de milliers.

La dictature des Assad, tombée, une gigantesque opération de reconnaissance a fait s’engouffrer le peuple syrien dans les couloirs des palais et les souterrains des prisons du régime Assad. Et le monde découvre avec eux, incrédule, l’étendue de l’horreur tapie dans les sous-sols, les profondeurs souterraines de la « zone rouge » de la prison de Saidnaya et dans les couloirs tentaculaires des bunkers des Assad. On en soupçonnait plus ou moins l’existence, on avait des témoignages, des croquis, des documents avaient filtré, mais la réalité dépasse l’imagination.

Des sous-sols de Saidnaya…

À mesure que les rebelles libèrent une à une les prisons syriennes, un peuple martyrisé durant des années renaît à la vie, tel un Jonas sortant du ventre de la baleine, et d’un régime qui ne devait son salut que grâce à la terreur qu’il infligeait à son peuple.  Une terreur avec laquelle il devait vivre chaque jour. Après Homs, où 3 500 détenus ont recouvré la liberté : Saidnaya, à 30 km au nord de Damas. Cet énorme centre de détention où l’« on disparaît », qualifié par Amnesty International d’ « abattoir humain », a remplacé dans l’esprit des Syriens la fameuse prison de Tadmor (Palmyre), emblème de la torture sous le règne d’Assad-père, comme symbole des atrocités.

Dans la nuit du 8 décembre, des centaines de familles se sont amassées à l’extérieur de Saidnaya tandis que les rebelles forçaient les verrous et libéraient les prisonniers des trois étages supérieurs. De 4h à 7h du matin, des files ininterrompues de prisonniers sortaient des cellules. Des milliers d’êtres humains retrouvent l’air libre, qu’ils n’ont pas respiré depuis des années. Des fantômes hagards, des corps amaigris, blessés, des êtres brisés, parfois incapables de marcher ou de décliner leur identité, comme ce jeune homme dont les images ont fait le tour des réseaux sociaux, incapable de parler ou de dire son nom.

Des familles désespérées se rendent alors dans les hôpitaux pour identifier les corps que l’on aurait transférés depuis les centres de détention. Des équipes découvrent les morgues de l’hôpital militaire de Harasta (nord-est de Damas), où la torture des détenus par les forces de sécurité et de renseignement du régime est « généralisée et systématique ». C’est ici que les prisonniers de Saidnaya sont amenés quand ils ne sont pas « achevés » à Saidnaya-même, avec cet autre instrument d’horreur qu’est la « presse humaine »,

Illustration 1

une invention que l’autrice Samar Yazbek, commente dans un tweet : « Je ne peux pas quitter des yeux la presse métallique de la prison de Saydnaya ! J’ai documenté de nombreuses atrocités à partir de 2011, des massacres au couteau, chimique, bombardement, viols… mais cette invention qui consiste à écraser le corps humain et à créer un mécanisme de drainage sanguin pour récupérer le liquide : quelle imagination criminelle ! Quand les muscles de nos cœurs s’arrêteront de battre [d’effroi], notre priorité devra être de traduire Bachar al-Assad en justice. »

Dans les morgues de Harasta, les corps sont encore ensanglantés, révélant des traces de tortures récentes. Ils sont entreposés dans les morgues avant d’être incinérés, soit dans l’enceinte de l’hôpital, soit dans un incinérateur dans la banlieue damascène d’Al-Tall.

Les découvertes macabres se multiplient. Les corps, les traces de torture et les preuves de crimes s’amoncellent, laissant entrevoir l’ampleur des exactions. Fouiller le dédale interminable de Saidnaya et d’autres centres de détention prendra des années, un travail réservé aux experts de la justice et des archives. Saidnaya n’a malheureusement pas fini de nous dévoiler tous ses secrets.

… aux forteresses souterraines de la dynastie Assad

Alors que les horreurs de Saidnaya émergent, les rebelles explorent les palais présidentiels. Les résidences impénétrables de Bachar el-Assad sont ouvertes à qui veut venir se servir dans l’opulence indécente du dictateur. Sous l’un des palais présidentiels des galeries de tunnels relient les différents lieux de résidence de Bachar, avec des panneaux indicatifs, des cuisines, salles de bains en sous-sol.

Mais la découverte la plus spectaculaire est celle de la maison de Maher el-Assad, frère de Bachar el-Assad. Un escalier en spirale à l’intérieur mène à un Bunker gigantesque, un labyrinthe de couloirs interminables dans les profondeurs des sous-sols décrit par les rebelles comme un « immense complexe de tunnels, suffisamment larges pour que des camions chargés de captagon et d’or puissent y passer », un commerce que Maher el-Assad était chargé de sécuriser avec la quatrième division de l’armée syrienne.

Le dédale de tunnels se poursuit encore plus bas, des portes blindées séparent les différents espaces. Le rebelle qui film les tunnels dit un moment dans la vidéo : « On se croirait dans Half live » (jeu vidéo de science-fiction qui se déroule dans un gigantesque complexe scientifique top secret installé dans une base militaire désaffectée totalement enterrée sous la surface). Des chambres, un bureau et même une cuisine suréquipée, remplie de vivres. On imagine aisément le temps et toute l’ingénierie qu’une telle construction a demandés.

Quelle ironie du destin : construire des bunkers anti-atomiques et amasser des fortunes pour fuir comme des rats ! Ce régime, qui a bâti un des appareils sécuritaires les plus cruels et les plus sophistiqués du monde (voirMichel Seurat L’État de Barbarie, Le Seuil, 1989), avec quatre services de renseignements différents, concurrentiels et poussés continuellement à la performance, craignait donc à ce point la colère populaire que ce dédale antiatomique ne pouvait l’en protéger ? Ou bien,  malgré tous ses efforts de propagande, ses alliés protecteurs (Russie, Iran, Hezbollah…), la corruption et le clientélisme qui le perfusaient, le poids de ses crimes pesait-il plus lourdement sur sa « conscience » que toutes les tonnes de béton armé qui auraient pu saturer le sous-sol de la Syrie ?

Au regard du caractère monumental et psychédélique de ces constructions souterraines, on parlerait d’ailleurs plus volontiers d’« inconscient » du régime syrien, Minotaure se nourrissant de chair humaine qui se terrait dans un labyrinthe de tunnels fortifiés interminables et dont la peur et la terreur sont le seul sentiment qu’il était décidément capable d’inspirer et de ressentir encore.

Les souterrains du pouvoir nous révèlent les secrets d’un régime tortionnaire, mais aussi la nature et le visage d’un monstre hanté par la peur. Une peur qu’il a lui-même érigée en système et dont il ne put se dépêtrer car elle l’accompagna jusqu’à sa dernière heure.

Nouvelle langue

Que s’est-il agi de cacher à Saidnaya et dans les souterrains des palais des Assad ? Comme les casques blancs syriens confrontés à la l’impossibilité de poursuivre leurs fouilles, nous butons sur un impossible. Comme les prisonniers libérés qui ont oublié leurs propres noms et jusqu’à l’usage de la parole, nous sommes là aux prises avec des mots manquants. Car ce que nous découvrons à Saidnaya c’est que l’humanité n’en a jamais fini avec l’horreur et le pire. Qu’après les camps de concentration et d’extermination, les Khmers rouges ou encore les dictatures de Pinochet ou de Corée du Nord, il y a encore la presse à cadavres.

Formons le vœu qu’ici s’achève le calvaire syrien. Que les coupables de crimes contre l’humanité syriens soient, dans un futur proche ou lointain, traduits en justice. Qu’un jour, Saidnaya devienne un musée, un lieu de mémoire, à l’instar de l’École de mécanique de la Marine (Esma) à Buenos Aires, le tristement célèbre centre de détention et de torture de la dictature argentine (1976-1983). Un autre enfer transformé l’année dernière en lieu interdisant l’oubli. Et que tous ceux qui se sont murés dans un silence complice, brandissant inlassablement le duel de la peste et du choléra, fassent enfin l’effort de reconnaître la dictature pour ce qu’elle est.

Car pour avancer sur le chemin de la justice, il nous faudra désormais apprendre à écouter la nouvelle langue que les Syriens vont inventer pour dire l’au-delà de l’horreur, l’au-delà du secret de l’architecture souterraine du régime des Assad.Recommander (60)Recommander (60)

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Les premiers jours de la Syrie libre: le positif, le négatif et la laideur


Qunfuz

Robin Yassin-Kassab

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Nous redoutions que la fin du régime ne soit accompagnée d’un bain de sang. Dieu merci, cela ne s’est pas produit. Au final, le régime s’est effondré sans combat, même dans son supposé bastion sur la côte.

Il y a eu quelques pillages à Damas, qui a été quelque peu plus chaotique que les villes du nord, peut-être parce que la présence rebelle y était plus réduite. Sinon, les nouvelles provenant de la Syrie libérée sont étonnamment bonnes.

Sur le plan social, les Syriens parlent le langage de la réconciliation. Une vidéo typique montre un rebelle barbu admonestant des combattants du régime ayant capitulé pour avoir soutenu le camp qui a massacré des femmes et des enfants. Puis il leur dit : « Partez ! Vous êtes libres ! » Les rebelles ont annoncé une amnistie générale pour le personnel militaire. Cela ne s’étend toutefois pas à ceux coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. L’intention est de demander des comptes à ces derniers.

Pendant ce temps, Muhammad al-Bashir, qui était le Premier ministre du Gouvernement de Salut à Idlib, a été nommé pour former un gouvernement de transition à Damas. Le Gouvernement de Salut dirigeait le territoire de HTS, mais était civil, largement technocratique et relativement indépendant. Il semble qu’une logique similaire s’appliquera au Gouvernement de Transition.

Ayant abandonné son nom de guerre, Abou Muhammad al-Jolani est désormais connu sous son vrai nom, Ahmad al-Sharaa. Au lieu de « chef du HTS », il a été rebaptisé « commandant des opérations militaires ». Il souhaite être perçu comme une figure nationale plutôt qu’un jihadiste sunnite. Certains craignent qu’il ne change de direction dès que les États occidentaux cesseront de le qualifier de terroriste, mais pour l’instant, son orientation semble tolérante et démocratique. Par exemple, il a été demandé aux rebelles de ne pas interférer dans le choix vestimentaire des femmes. Et des figures éminentes de l’opposition affirment que la Résolution 2254 de l’ONU sera mise en œuvre. Cela inclura la rédaction d’une nouvelle constitution et la tenue d’élections libres et équitables sous supervision de l’ONU.

Jusqu’ici tout va bien. Tout cela inspire confiance aux Syriens dans le pays, ainsi qu’aux millions qui ont été chassés de leurs foyers. De gigantesques flux de personnes quittent les camps de tentes à la frontière du pays, et reviennent de Turquie et du Liban, où elles étaient si souvent victimes de violences et de racisme. Le résultat, ce sont des milliers de retrouvailles émouvantes entre frères et sœurs, ou entre parents et enfants, qui, dans de nombreux cas, ne s’étaient pas vus depuis plus d’une décennie. C’est une bénédiction à laquelle personne ne s’attendait il y a deux semaines, et qui marque l’apogée d’un drame qui dure depuis près de 14 ans. En 2011, des millions de Syriens criaient Irhal ! – Pars ! – à Assad. Sa réponse fut de les chasser à la place. Mais aujourd’hui, enfin, la famille Assad est devenue réfugiée.

Il est également très positif que des dizaines de milliers de prisonniers aient été libérés des geôles d’Assad. Mais il est extrêmement déprimant de constater que beaucoup d’entre eux sont dans un état déplorable. De nombreuses femmes et enfants ont été trouvés derrière les barreaux. Les enfants avaient été arrêtés par le régime avec leurs parents, ou sont nés dans ces prisons de mères violées.

Certaines personnes qu’on croyait mortes ont été retrouvées vivantes. De nombreux Libanais, Jordaniens et Palestiniens, y compris des membres du Hamas, ont été libérés. Certains prisonniers avaient disparu dans ce que les Syriens appellent « derrière le soleil » depuis plus de quatre décennies. Certains des libérés pensaient encore que Hafez al-Assad était président (il est mort en 2000). Beaucoup de ceux qui retrouvent la lumière sont émaciés ou handicapés par la torture. Certains semblent avoir perdu la mémoire ou la raison.

Les images les plus terribles proviennent de la prison de Sednaya. Amnesty International avait qualifié Sednaya de « boucherie humaine » et estimé qu’entre 5 000 et 13 000 personnes y avaient été exécutées sommairement entre septembre 2011 et décembre 2015 seulement. Il semble maintenant que le nombre total de meurtres soit bien plus élevé.

On estime qu’au moins 130 000 personnes avaient disparu dans le goulag assadiste. Fadel Abdul Ghany, directeur du Réseau syrien pour les droits de l’homme, a déclaré hier (le 9 décembre) qu’il pense que la grande majorité des prisonniers ont été assassinés.

L’activiste bien connu Mazen Hamada a été retrouvé mort à Sednaya. Des salles remplies de vêtements et de chaussures abandonnés, vraisemblablement appartenant aux victimes, ont été découvertes. Une salle contenait des sacs de cordes à nœuds pour les pendaisons. Une « presse d’exécution » pour écraser les corps a été trouvée, ainsi qu’une fosse commune remplie de corps partiellement dissous dans de l’acide. Des piles de cadavres ont également été découvertes à l’hôpital militaire de Harasta. On pense que ces personnes ont été tuées à Sednaya, puis que leurs corps ont été déplacés. Il semble que beaucoup aient été assassinées très récemment, alors même que le régime s’effondrait.

Après plus d’un demi-siècle, les Syriens émergent enfin de l’horreur de l’un des pires États de torture de l’histoire. L’héritage des camps de la mort comme Sednaya s’ajoute – avec l’économie en ruine et les infrastructures ravagées par la guerre – à la liste des défis traumatisants auxquels le pays est confronté. Les Syriens ont besoin d’aide, de solidarité et de compréhension de la part du reste du monde.

Zionists advancing into Syria.

Mais qu’offre donc la prétendue « communauté internationale » aux Syriens à la place ?

Israël – armé par les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et d’autres – leur offre des bombardements insensés. L’État sioniste a frappé des centaines de cibles, non seulement des sites d’armement – afin qu’une Syrie libre et indépendante soit sans défense – mais aussi des bâtiments contenant des documents. On peut supposer qu’il vise à détruire des preuves de ses collaborations avec le régime, et peut-être aussi celles de son allié américain.

Israël pénètre également plus loin dans le plateau du Golan, créant une « zone tampon » pour protéger ce territoire occupé illégalement, dont Hafez al-Assad, le père de Bachar, s’était retiré sans combat en 1967 (il était ministre de la Défense à l’époque). Le régime Assad, tant sous le père que le fils, a protégé la sécurité d’Israël à la frontière mieux que ne l’ont fait les États ayant signé des accords de paix avec Israël. Le régime a également emprisonné tout Syrien qui s’organisait de quelque manière que ce soit contre le sionisme. Parmi les prisonniers libérés hier se trouvait Tal al-Mallouhi. Tal avait été arrêtée en 2009, à l’âge de 19 ans, simplement pour avoir écrit des poèmes et des billets de blog appelant à la solidarité avec la Palestine. C’est pour cela que la chute d’Assad a enragé Israël.

Aucune puissance occidentale n’a condamné l’attaque non provoquée d’Israël contre la Syrie libre. Elles ont manifesté leur hostilité envers les Syriens dès les premières minutes de la libération. Et cela pourrait potentiellement rendre nos avenirs non seulement mauvais, mais très sombres. Que le peuple syrien l’emporte.

Traduction : ChatGPT

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