J’écris tout le temps sur Israël parce que je le dois, et non parce que je le veux


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Israël a donc détenu un groupe de Palestiniens dans des camps de concentration sans accusation, simplement parce qu’ils étaient Palestiniens. Non seulement ils les ont affamés et torturés, mais ils les ont également forcés à porter une étoile de David sur leurs vêtements de prison. Pourtant, souvenez-vous, les enfants : comparer Israël à l’Allemagne nazie est mal et diabolique — peu importe à quel point les similitudes sont flagrantes et caricaturales.


Selon un rapport des médias israéliens, en mai dernier, des soldats de l’armée israélienne (IDF) ont attaché des explosifs au cou d’un Palestinien de 80 ans à Gaza et l’ont utilisé comme bouclier humain pendant des heures, avant de l’abattre, ainsi que sa femme.

Quand l’holocauste de Gaza a commencé, je lisais des titres comme celui-ci et je me disais : « Ça doit être une exagération. » Puis je me renseignais et je réalisais : « Non, c’est exactement ce qui s’est passé. » Aujourd’hui, je les lis, je soupire et je ressens juste un vide intérieur.

Samedi soir, un Israélien a tiré sur deux autres Israéliens à Miami, pensant qu’ils étaient Palestiniens. Le phénomène des Israéliens tirant sur d’autres Israéliens qui ont l’air arabes s’est désormais exporté aux États-Unis. La seule façon d’être à l’abri des tirs amis en tant qu’Israélien, c’est d’être le genre d’Israélien à la peau blanche dont la famille vient d’Europe.

Les personnes évacuées médicalement de Gaza seraient forcées de signer des documents aux points de contrôle de sortie stipulant qu’elles ne pourront pas retourner dans l’enclave. Cette révélation intervient peu après que Médecins Sans Frontières nous ait informés que les forces israéliennes pénètrent dans les hôpitaux de Gaza pour y détruire méthodiquement tout le matériel médical. C’est une stratégie froide et calculée pour faciliter le nettoyage ethnique de Gaza.

Quelqu’un m’a accusée hier d’être « obsédée par Israël ». Ça m’a vraiment choquée. Les droits civils sont démantelés dans tout l’Occident pour défendre un État qui commet un génocide et un nettoyage ethnique avec le soutien des puissances occidentales, et nous ne devrions pas en parler ? Sérieusement ?

Les gens pensent que j’aime écrire sur cet État apartheid corrompu en permanence ? Que c’est une passion ? Vous croyez que c’est plaisant de regarder des vidéos d’enfants déchiquetés par des armes fournies par l’Occident et de se faire traiter de nazi quand on ose dire que c’est inacceptable ? Vous pensez que ça me procure du plaisir ? Je ne suis pas « obsédée » par Israël. J’aimerais ne jamais avoir à y penser. Mais Israël est actuellement le point focal des pires atrocités dans le monde, toutes soutenues par l’Empire occidental sous lequel je vis. Je ne peux pas rester silencieuse. Ne pas en parler ferait de moi une mauvaise personne. C’est une évidence pour quiconque a un esprit fonctionnel et un cœur sain.

Les défenseurs d’Israël confondent systématiquement les Juifs avec les actions de l’État d’Israël. Ils le nieront, mais ils le font indéniablement. C’est précisément ce qu’ils insinuent lorsqu’ils accusent toute critique d’Israël d’être une attaque contre tous les Juifs. Ils créent ainsi l’antisémitisme qu’ils prétendent combattre.

Trump déclare vouloir négocier un désarmement mutuel avec la Russie et la Chine, avec une réduction de 50 % des budgets militaires de ces trois nations. Ce serait une avancée majeure. Mais je le croirai quand je le verrai. Comme toujours, ignorez les paroles. Observez les actes.

Je suis plus sévère avec ceux qui s’approchent de la vérité mais finissent par s’en détourner qu’avec ceux qui restent totalement aveugles. Les anarchistes qui finissent par soutenir l’OTAN. Les théoriciens du complot qui finissent par soutenir Trump. Les socialistes qui finissent par soutenir les démocrates. Ces somnambules à moitié éveillés m’agacent bien plus que les ignorants complets, car ils ont accès à bien plus d’informations et choisissent malgré tout de se voiler la face.

Je ne peux pas en vouloir à une personne aveugle de renverser mes affaires. Mais quelqu’un qui a un œil valide et qui décide de porter deux cache-œil en trébuchant partout, c’est juste un crétin.

Récemment, quelqu’un a essayé de me dire que le « jury est encore en délibération » sur les actions de Trump vis-à-vis d’Israël, sous prétexte qu’il pourrait ne pas être si mauvais sur cette question. C’est absurde. Le jury n’est pas en délibération sur Trump et Israël. Trump envoie actuellement des armes à Israël, pendant que ce dernier massacre des civils à Gaza, en Cisjordanie et au Liban.

Ce ne sont pas des suppositions sur ce que Trump pourrait faire. Ce ne sont pas des promesses électorales. Ce sont des faits concrets, en train de se produire sous nos yeux. Et même si vous vous persuadez que ses projets pour Gaza sont en réalité des stratégies de génie destinées à libérer la Palestine (ce qui est totalement faux), vous devez faire abstraction de la réalité visible pour croire que le « jury est encore en délibération ». Vous devez également ignorer le fait que Trump a admis publiquement être acheté et contrôlé par les Adelson.

On peut toujours débattre pour savoir si, en termes d’impact concret jusqu’à présent, Trump a été un moindre mal par rapport aux autres présidents américains sur Israël. Mais il est impossible de prétendre qu’il n’est pas toujours très mauvais. Le verdict est déjà rendu.

Et peu importe si Trump se révèle au final moins destructeur que Biden sur la Palestine. L’élection est terminée depuis des mois. Trump est président maintenant. Biden est hors-jeu. Il n’y a aucune excuse pour défendre les actions criminelles du président de la nation la plus puissante et la plus destructrice du monde.

Parler aux partisans de Trump de sa soumission à Israël est exactement la même expérience que parler aux partisans de Biden de la leur. C’est strictement identique. Ces bêtes partisanes trouveront toujours une excuse, peu importe l’horreur à justifier..


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Bruxelles, un autre son de cloche


A Bruxelles, un spectaculaire regain de violence des gangs de la drogue

Une série de règlements de compte, dont l’un mortel à Anderlecht, à l’ouest de la capitale belge, a révélé l’ultraviolence liée au narcotrafic et l’insuffisance des moyens policiers. Après Naples et avant Marseille, elle serait la ville européenne où les armes circulent le plus. 

Par Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, correspondant)

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Un policier dans le quartier de la cité du Peterbos, après la mort d’un homme tué lors d’une fusillade liée au trafic de drogue dans la commune d’Anderlecht, en Belgique, le 7 février 2025.

Un policier dans le quartier de la cité du Peterbos, après la mort d’un homme tué lors d’une fusillade liée au trafic de drogue dans la commune d’Anderlecht, en Belgique, le 7 février 2025. NICOLAS MAETERLINCK / AFP

Deux jeunes hommes encagoulés, armes lourdes à la main et faisant feu à la sortie de la station de métro Clemenceau, à Bruxelles : les images filmées par les caméras de surveillance, mercredi 5 février, ont fait le tour du monde et secoué le monde politique belge. Mais elles n’émeuvent plus Myriam, une habitante de ce quartier déshérité d’Anderlecht, à 600 mètres de la gare du Midi, la plus fréquentée du pays : « Ici, la drogue on y est confrontés tous les jours et je veux déménager au plus vite, ce quartier est aux mains des dealers et des zombies. »

Cette mère, qui souhaite garder l’anonymat, raconte que sa fille, élève de l’Athénée Leonardo Da Vinci, à quelques centaines de mètres, voit tous les jours des revendeurs au pied de son établissement d’enseignement secondaire. D’ailleurs, le directeur de l’école, Stéphane Nelissen, collecte patiemment chaque matin les seringues et pipes à crack qui jonchent le sol.

La zone Clémenceau, aux mains d’un gang marocain, est l’un des points de deal de cette commune, à l’ouest de la capitale. Un autre se situe au Peterbos, où une fusillade a éclaté dans la nuit du jeudi 6 au vendredi 7 février, au pied de l’une des treize barres d’immeubles qui constituent la plus vaste zone HLM du pays. C’était le quatrième règlement de comptes en trois jours dans la ville. Au total : un mort et trois blessés. En 2024, 92 échanges de coup de feu – dont 60 dans le quartier Midi – liés au trafic de drogue ont été recensés. Ils ont causé la mort de neuf personnes et fait des dizaines de blessés.

« Des territoires très rentables »

« Des bandes se battent pour contrôler des territoires très rentables : des points de deal drainent jusqu’à 800 acheteurs par jour, raconte, au Monde, Philippe Close, bourgmestre [maire] de Bruxelles-Ville et président de la conférence des dix-neuf bourgmestres de la région. La violence était déjà répandue mais se double désormais de l’usage d’armes lourdes. » Celles-ci se trouvent en abondance sur le marché, en provenance surtout de l’ex-Yougoslavie, explique Nils Duquet, directeur de l’Institut flamand pour la paix. Après Naples et avant Marseille, la capitale belge serait la ville européenne où le plus d’armes circulent. « Au plus d’armes, au plus de demandes et au plus de violences », explique M. Duquet. Un cercle vicieux que les autorités, essentiellement préoccupées par la lutte contre le narcotrafic et manquant de moyens, négligent.

« Des tirs, il y en a presque tous les jours et des morts, qu’on ne totalise pas, devant les portes », affirme Jean S., un vieil habitant du Peterbos. Un bilan présenté, l’été 2024, par les autorités municipales se voulait pourtant positif, après l’instauration dans ce « hot spot », l’un des quinze points chauds du trafic dans la ville, de contrôles d’identité réguliers, d’interdiction d’accès pour les non-résidents et d’amendes pour ceux qui seraient trouvés en possession de stupéfiants. Armes, argent et drogues diverses ont été saisis, mais le meurtre de vendredi a mis en exergue qu’il restait beaucoup à faire. Notamment dans la lutte contre l’embrigadement de mineurs, parfois de jeunes étrangers non accompagnés, payés 50 euros pour faire le guet ou 1 500 euros pour s’en prendre à des rivaux. « Ils pourront échapper plus facilement à une condamnation si on les attrape et qu’ils ne livrent aucune information sur les réseaux, parce qu’ils en ignorent tout », explique un enquêteur.

Confronté à sa première urgence après la diffusion des images des fusillades, le nouveau gouvernement fédéral du premier ministre, Bart De Wever, s’est, en tout cas, emparé du sujet dès vendredi matin. Les nouveaux ministres de la justice et de l’intérieur ont, quitte à reprendre une formule maintes fois entendue, plaidé pour « plus de bleu dans les rues », à savoir davantage de policiers.

« La sécurité à Bruxelles est un point de préoccupation majeure, nous allons travailler sur le moyen et le long terme », a affirmé Bernard Quintin, ministre de l’intérieur, sans toutefois indiquer combien de policiers seraient mobilisés dans la « zone Midi », où se concentre désormais la grande partie des trafics. Vendredi soir, policiers locaux et fédéraux étaient, en tout cas, en nombre dans les rues d’Anderlecht afin de tenter de rassurer la population qui, parfois, en appelle au déploiement de l’armée.

Pour un renforcement urgent des effectifs policiers

De son côté, Annelies Verlinden, la ministre de la justice, insiste sur l’obligation de lutter contre les trafics d’armes, ce qui nécessite, selon elle, une coordination avec les pays étrangers. Jean Moinil, le nouveau procureur du roi de Bruxelles, connaît bien le dossier de la drogue : dans le procès de la messagerie cryptée Sky ECC, en octobre 2024, il a requis et obtenu 115 condamnations à des peines cumulées de 750 années de détention. A la tête du parquet de la capitale depuis quelques semaines, il ne se contente pas des promesses rapidement formulées par les politiques et plaide pour « une réaction qui soit enfin à la mesure du problème ». A savoir un renforcement urgent des effectifs policiers, une meilleure coordination des dix-neuf polices locales – que le gouvernement fédéral veut fusionner – et une politique pénitentiaire adaptée.

« Nos polices ont procédé à 820 arrestations pour faits de drogue en 2024, et 200 personnes ont été déférées », souligne M. Close. Problème : la surpopulation carcérale est telle que la plupart des condamnés sont libérés au tiers de leur peine, et que celui qui doit effectuer une peine de travail ne l’effectuera pas avant dix-huit mois, voire vingt-quatre mois. Quant aux mineurs condamnés, ils sont une centaine à être placés en liste d’attente, avant leur éventuel placement dans un centre fermé.

« Notre approche doit être globale et intégrer, aussi, des questions comme celle des moyens humains pour nos services, du logement décent dans les quartiers, de la politique des étrangers, de la saisie et de l’utilisation des biens des trafiquants, etc. », insiste, de son côté, Ine Van Wymersch, commissaire nationale aux drogues.

Le Monde

Bruxelles ressemble à une zone de guerre.


Bruxelles ressemble à une zone de guerre. Gaza est une zone de guerre.

Quand j’ai vu les images à Anderlecht, je me suis dit : « Ce n’est pas possible ! » Des kalachnikovs en pleine rue à Bruxelles ? Les auteurs ont tiré des coups de feu avant de s’enfuir dans le métro. Quand j’ai entendu la jeune porte-parole de la police à la radio dire : « Une chasse à l’homme est en cours, mais les auteurs sont introuvables », je me suis demandé : « Ils ne l’avaient pas vu venir ? »

Maintenant, je suis curieux de voir ce qui va suivre, tu vois.
Par pure coïncidence, dans la déclaration du gouvernement d’il y a quelques jours, il est précisé que l’État veut investir davantage dans encore plus de caméras, la reconnaissance faciale et l’IA pour traquer les criminels. Et voilà que cela arrive hier. Deux jours de suite, en plus.
Alors, moi, j’ai des automatismes qui se déclenchent. La police n’a aucune idée de qui sont ces jeunes et n’arrive pas à les attraper. Où étaient-ils ? Derrière leurs radars ? Et la sûreté de l’État, elle fait quoi au juste ? Elle traque les fake news ?

Les amendes de circulation et les sanctions administratives arrivent sans problème dans ta boîte aux lettres, mais les vrais criminels, eux, s’échappent toujours comme par miracle ? Allez, soyons sérieux. Ça arrive un peu trop souvent ces dernières années.

Évidemment, cela tombe bien pour le nouveau gouvernement. Plus aucun parlementaire n’osera poser de questions critiques sur toutes ces caméras, les logiciels de reconnaissance faciale et l’IA, ou encore sur la violation de la vie privée des citoyens. Et la population, effrayée, entendra à la télé que tout cela est pour notre sécurité. Pur B.S., si tu veux mon avis.

Une comparaison ? Trump annonce tranquillement que la bande de Gaza a le potentiel de devenir la nouvelle « Riviera du Moyen-Orient ». Par pure coïncidence, encore une fois, le 7 octobre 2023, le Hamas a eu un « laissez-passer » pour traverser et franchir le mur le plus sécurisé du monde afin de commettre un attentat terroriste. Je n’ai pas tous les détails, et ce qui s’est passé est horrible, mais ça arrange bien Israël et les États-Unis de d’abord raser Gaza, puis de préparer des plans pour son avenir, non ? Détail croustillant : cet avenir se fera sans Palestiniens.

Si tu te demandes où est la comparaison, eh bien, les deux scénarios se ressemblent. Problème – Réaction – Solution. Crée un problème, le peuple réclame une réaction, le gouvernement arrive avec la solution.
Rien n’est jamais ce qu’il semble être dans ce monde. Il y a toujours un niveau plus profond derrière tout ce qu’on te montre et tout ce que tu entends.

Mon message : wait and see. Je pense que Bruxelles va vite devenir un test grandeur nature pour plus de caméras, d’IA et de reconnaissance faciale.
Et le reste de la Flandre suivra rapidement.
Quant aux chaises longues pour Gaza ? Elles sont probablement déjà prêtes aussi.

Source : Quelqu’un sur FB en néerlandais

Religion, idéologie, doctrine politique : ce qui attend la nouvelle Syrie


La Syrie après Assad

Entretien Mediapart

Que peut-on saisir des projets économiques et politiques du groupe Hayat Tahrir Al-Cham, qui s’est rendu maître de la Syrie, à partir de ce qu’il a expérimenté à Idlib et commencé de faire à Damas ? Entretien avec le chercheur Patrick Haenni. 

Joseph Confavreux

1 février 2025 à 14h08

EtEt si l’observation des centres commerciaux, ou malls, implantés ces dernières années à Idlib constituait l’un des meilleurs moyens pour comprendre ce que pourrait devenir la Syrie de demain ?

Dans un article passionnant publié juste avant l’offensive victorieuse du groupe Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) sur Damas, le chercheur Patrick Haenni montrait à quel point ces lieux cristallisaient les tensions, mais aussi les accommodements possibles entre les normes islamiques, le consumérisme et la mise en place d’un espace public que les différentes composantes religieuses, politiques et sociales de la région d’Idlib ne se représentent pas à l’identique. 

Pourquoi certains cafés et restaurants tenus par des capitaux proches de HTC acceptaient le narguilé tandis que d’autres, moins liés à HTC, l’interdisaient ? Pourquoi une loi de régulation plus stricte du mélange entre les sexes dans ces lieux avait-elle pu être adoptée au moment précis où HTC envoyait des messages de « modération » à l’intention de la communauté internationale ? Comment faire cohabiter un impératif ascétique lié à une culture combattante et islamiste et les aspirations à la consommation, voire à l’hédonisme, des sociétés ? 

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Patrick Haenni. © Photo DR

Alors que le ministre des affaires étrangères du gouvernement dirigé par Hayat Tahrir Al-Cham se trouvait récemment au Forum économique de Davos en Suisse, pour annoncer un plan de privatisations et débattre, notamment, avec Tony Blair, et tandis que Ahmed al-Charaa prononçait, jeudi 30 janvier, son premier discours à la nation depuis la chute de Bachar al-Assad, que peut-on dire de la vision du monde, à la fois politique et économique, portée par HTC ?

Entretien avec Patrick Haenni, chercheur affilié à l’Institut universitaire européen de Florence. Il publiera, avec Jerome Drevon, en juin, un ouvrage intitulé Transformed by the people. HTS’ road to power in Syria, une analyse fine des mutations idéologiques et politiques de ce mouvement, basée sur un travail de terrain de plus de cinq ans dans l’ancien fief du mouvement dans le nord-ouest de la Syrie.

Mediapart : HTC est-il représentatif de cet « islam de marché » à la fois conservateur sur le plan des mœurs et libéral sur le plan économique que vous analysiez il y a quelques années à propos des Frères musulmans égyptiens ? 

Patrick Haenni : L’Islam de marché interrogeait l’espace des convergences entre mondialisation et islamisation, et montrait les affinités entre l’islam politique et le nouvel ordre libéral, voir néolibéral, en train de se mettre en place dans les années 1990-2000. Là, nous sommes dans une configuration radicalement différente. HTC est un produit de la guerre, et il en reflète l’évolution. 

HTC est un groupe armé, un mouvement de combattants, qui, de combats en batailles, a perdu énormément de ses cadres initiaux, lesquels étaient souvent des urbains éduqués. HTC a donc vu sa base prendre l’ascenseur social. 

Une très grande partie de la première génération, éduquée et politisée comme l’est Ahmed al-Charaa, est morte dans les combats ou a disparu du fait des scissions de HTC, d’abord avec l’État islamique, puis avec Al-Qaïda.

En raison de cet élagage, à partir de 2019, le mouvement a dû recruter localement, dans la région d’Idlib. Il en a découlé une mue sociologique. Le mouvement se provincialise, et sa nouvelle base sociale est constituée par les petites classes moyennes pour les cadres et un socle très rural pour les combattants. 

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Un char abandonné dans la région de Lattaquié, en Syrie. © Joseph Confavreux / Mediapart


On est ainsi passé d’un mouvement en partie internationaliste, recrutant souvent au sein des classes moyennes, à un mouvement plus local et moins diplômé, implanté davantage en bas de l’échelle sociale. Ce qui a obligé HTC à simplifier les formations idéologiques données aux combattants et à largement les dépolitiser.

Par ailleurs, l’expérience de l’exercice du pouvoir qui se met en place à Idlib en 2017 sous le nom de « Gouvernement syrien du Salut » est le produit d’un mouvement militarisé limité en ressources humaines et financières qui n’a jamais fait de la gouvernance locale sa priorité, ni n’y voit le lieu de réalisation de ses idéaux politiques. Son seul horizon utopique a toujours été la prise de Damas, Fath al-Cham,en arabe, à l’instar de l’appellation de son mouvement.

Contrairement aux Kurdes qui ont créé une dynamique de fonctionnarisation de la société syrienne du nord-est en ayant réussi à mettre près de 220 000 personnes dans une administration censée d’ores et déjà incarner leur idéal militant et préparer la Syrie de demain, Charaa fait, lui, de la gouvernance locale par défaut, par manque de ressources humaines et financières mais aussi parce que ses intérêts sont ailleurs.

On est bien sur un régime néolibéral, mais c’est une forme de néolibéralisme par défaut.

À Idlib, pas d’administration pléthorique, mais un secteur public dégraissé, un État minimal et une propension à la décharge du service public sur le secteur associatif, les ONG, internationales ou locales, ou les Nations unies : un tiers de la population à Idlib vit ainsi dans des camps et survit sous perfusion onusienne.

Cela vaut également pour des secteurs à haute teneur idéologique comme l’éducation, où les salaires étaient payés par des financements occidentaux, et les manuels, ainsi que les examens, repris du gouvernement intérimaire syrien de l’opposition basé en Turquie.

Quant à l’État syrien, depuis la prise de pouvoir, le dégraissage a également commencé avec le renvoi de près de 30 % des employés du secteur public redoublé de suppressions de subventions à certains biens de première nécessité, comme l’huile de chauffage, les transports publics, l’essence ou, de manière plus cruciale, le pain dont le prix a été multiplié par 10 à certains endroits. 

On est bien sur un régime néolibéral, mais c’est une forme de néolibéralisme qui, là encore, fonctionne « par défaut », et non comme conséquence d’une motivation idéologique de contraction de l’intervention étatique.

Est-il possible de cerner « l’idéologie » de HTC, que ce soit sur le plan économique ou politique ? 

HTC ne possède pas une idéologie structurée. Ce sont bien sûr des islamistes, qui se sont déradicalisés sans devenir modérés pour autant.

Leur déradicalisation est le produit non intentionnel de quatre dynamiques : leur rupture avec le djihad global ; leur rupture avec le salafisme comme projet de purification à marche forcée de la religiosité ; leur pari sur les majorités silencieuses pour mieux marginaliser les minorités radicales agissantes à l’intérieur ou à l’extérieur du mouvement ; et, en conséquence, la pratique tacite d’un « salafisme inversé » d’acceptation d’une certaine inertie du social qui permet à un islam populaire, soufi notamment, de se réaffirmer sur la scène sociale après en avoir été occulté pendant près d’une décennie.

Cette déradicalisation ne se fait pas au nom d’une idéologie : c’est le produit d’une trajectoire que HTC maîtrise seulement partiellement. Sans surprise, quand on demande aux leaders du mouvement de se définir, les réponses varient et demeurent évasives : ils parlent de mouvement révolutionnaire, d’islamisme, de djihadisme politique, de conservatisme sunnite… 

Le compromis trouvé à Idlib entre les normes de l’islam et la société à laquelle elles s’appliquent peut-il se reproduire à Damas, dont la composition sociologique et la diversité religieuse sont très différentes d’une petite ville conservatrice et homogène du nord du pays ? 

Le leader de HTC, Ahmed al-Charaa, est un politique davantage qu’un idéologue ayant une recette claire pour reformater la société selon ses convictions. À Idlib, il a trouvé une forme d’équilibre dans une société polarisée entre une austérité révolutionnaire et combattante et une volonté jugeant que la révolution et le combat devaient déboucher sur la réalisation d’une société nouvelle laissant la place à une vie sociale non contrainte par la rigueur souhaitée par les premiers. 

Al-Charaa a donc fait des compromis entre une aile populiste islamiste, parfois salafiste, dure et austère, et une société, toujours musulmane et conservatrice, mais qui voulait revivre et respirer. À Idlib, le compromis était tenable parce que la marge d’écart entre ces deux tendances n’était pas drastique. 

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À Damas, en revanche, la polarisation est bien plus forte. On a, d’un côté, le renforcement de cette aile populiste islamiste et parfois salafiste qui réinvestit un champ religieux moins contrôlé à Damas qu’il ne l’était à Idlib. Là-bas, HTC avait la main sur les mosquées, les écoles, les instituts de charia. Les prédicateurs étaient sous contrôle, parfois directement, parfois indirectement, par exemple en intégrant, pour les contenir, les plus durs dans les institutions religieuses que ces derniers ne contrôlaient pas. 

À Damas, et dans les autres grandes villes, les radicaux étrangers ou les groupes de prédication (dawa) paradent en pick-up, rappellent la norme islamique dans ses versions les plus conservatrices, s’installent dans un champ religieux peu contrôlé pour l’instant. 

Et de manière plus profonde, on voit aussi s’affirmer une identité sunnite vindicative difficile à contenir et qui a sa part sombre de violence revancharde. Elle s’affirme sur la côte ou dans la région de Homs, notamment dans les espaces urbains brassés d’un point de vue confessionnel et travaillés par une mémoire de la guerre civile souvent marquée par la haine et le sang. 

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La tombe de Hafez al-Assad, à Qardaha, dans le nord-ouest de la Syrie, incendiée. © Joseph Confavreux / Mediapart

Mais, de l’autre, on voit aussi une affirmation de la société civile, des bourgeoisies urbaines avec des styles de vie radicalement différents et soucieux de les défendre. Eux aussi recourent à la rue. On le voit à travers les manifestations, petites mais continues, de femmes notamment, qui arborent des slogans ouvertement séculiers tels « la religion à Dieu et la nation à tous ». Bouillonne ainsi une société civile politisée voulant être dans le jeu et improvisant réunions et formations politiques dans les cafés d’activistes. 

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Or les nouveaux maîtres de Damas ne pourront faire sans ces élites urbaines qui détiennent l’économie et qui, in fine, sont les dépositaires de l’expérience de l’État. Depuis la prise de Damas, les rencontres avec ces dernières sont légion, même si on ne sait pas encore quel type de partage de pouvoirs elles sont susceptibles – ou non – d’engendrer. En clair, si des visions différentes de la norme religieuse ont, bien sûr, toujours (co)existé, les pressions contraires qui ont contraint Charaa à l’arbitrage à Idlib sont bien plus divergentes à Damas.

L’ancienne politique d’arbitrages pratiquée à Idlib tient, désormais, pour les nouveaux dirigeants, d’une pratique du grand écart idéologique toujours plus complexe. 

La prise de Damas a principalement été vue sous deux angles : soit la victoire finale d’une révolution, soit le début de l’imposition d’une idéologie islamiste. Les tensions en cours se jouent-elles principalement autour de l’idéologie et du religieux ?

Pas uniquement. Ces dimensions sont réelles mais il en est une autre, non moins fondamentale, qui est la dimension de classe. 

La prise de Damas est vue par beaucoup, dans la capitale, comme un débarquement sociologique de la province d’Idlib, le fief de HTC avant son Blitzkrieg  guerre éclair » – ndlr] victorieux le mois passé. À l’image de ces révolutionnaires issus des campagnes d’Idlib qui, arrivant dans le quartier huppé d’Al-Malki à Damas, ont créé, dans une mosquée du quartier, le « conseil des notables d’Al-Malki ». Une initiative que la bourgeoisie locale regarde en grinçant des dents, étant entendu qu’il n’y a pas plus de « notables » à Al-Malki que dans le XVIe arrondissement de Paris… 

Contrairement à la vision des talibans de Kaboul, il n’y a pas, chez le militant moyen de HTC, cette idée de Damas comme ville pécheresse.

Alors qu’elle était l’incarnation de la marge, la province d’Idlib devient d’ores et déjà implicitement une marque de statut social. Les voitures porteuses de plaques d’Idlib se voient privilégiées par la police de la route, prompte à leur donner la priorité au nom d’une libération qui leur est créditée.

Surtout, et de manière bien plus profonde, la politique de nominations et de licenciements au sein de la fonction publique prend la pente d’un double appui sur une appartenance sunnite et, plus spécifiquement, parfois, des réseaux de solidarité tissés autour de l’expérience du pouvoir développée par HTC à Idlib ces dernières années.

D’une certaine manière, on retrouve dans cette affirmation révolutionnaire et sociale d’une province spécifique au sein de la capitale ce qu’avait déjà connu Damas avec la prise de pouvoir du Baas en 1963, qui fut également à la fois l’affirmation de la province et celle d’une région.

Le chercheur français Michel Seurat disait il y a très longtemps que « l’État au Machrek, c’est une assabiyya[groupe ou réseau de solidarité – ndlr] qui a réussi » ; la Syrie aujourd’hui lui donne clairement, une fois de plus, raison. 

Mais cette forme de revanche des campagnes sur les villes n’est-elle pas une vengeance, comme ce fut le cas lorsque les talibans s’emparèrent de Kaboul en 1996 ou lorsque les Khmers rouges prirent Phnom Penh ? 

Contrairement à la vision des talibans de Kaboul, il n’y a pas, chez le militant moyen de HTC, cette idée de Damas comme ville pécheresse. Le contact de la ruralité et de l’urbanité est pour l’instant ambivalent.

Il y a, d’une part, la réaction défensive des élites, les sorties en pick-up « d’entrepreneurs de morale » venant prêcher la bonne parole et qui sont souvent pesants pour le voisinage, mais, d’autre part, les selfies des jeunes femmes avec les combattants débarqués de la campagne ou la satisfaction d’élites totalement épuisées par la prédation suffocante exercée sur eux par l’ancien régime. 

Il y a surtout, comme à Idlib, un ancrage du mouvement dans les petites classes moyennes, provinciales souvent, mais pas pour autant déconnectées du urban life style qui existe dans les grandes villes. 

Et quand la pression morale dépasse un certain seuil, comme ce fut le cas avec la tentative d’islamiser les manuels d’enseignement à Damas, d’imposer une police des mœurs à Idlib ou de priver les femmes de participation à des discussions sur le futur de la justice à Alep, alors les autorités corrigent le tir par le haut et imposent un rétropédalage. 

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Dans une rue de Damas en janvier 2025. © Joseph Confavreux / Mediapart


Ce rétropédalage peut aussi se faire de manière spontanée : le conseil des notables du quartier d’Al-Malki, comme dans les autres quartiers de la ville, est d’ores et déjà en état de mort clinique tout simplement car la greffe de la culture provinciale n’y a pas pris souche.

En définitive, en dépit des décalages cognitifs, on n’est donc ni dans un triomphe revanchard de la ruralité sur l’urbanité – Charaa a passé son adolescence dans le quartier plutôt cossu de Mezze –, ni dans l’imposition d’une islamisation par le haut, comme ce fut le cas avec les talibans. 

HTC n’a jamais fait son “coming out” identitaire. Le groupe n’a jamais accouché d’une charte ou d’un document fondateur explicitant la nouvelle doctrine ou son identité politique.

Mais cette affirmation provinciale est aussi très contextuelle. À Damas, le syndicat principal des avocats a été importé et substitué par le syndicat local d’Idlib. Dans les régions, la « ruralisation » du pouvoir peut être plus forte et se faire via des plans de dégraissage sur la base des appartenances confessionnelles.

Elle peut aussi prendre la forme d’une islamisation de l’État. Ainsi, à Deir ez-Zor, l’autorité de l’État central s’effectue en réalité par le truchement des anciens frères d’armes de Charaa, originaires de la petite ville de Sheheil, à l’est de l’Euphrate, longtemps bastion du Front Al-Nosra. Dès leur prise de pouvoir, plusieurs femmes fonctionnaires de la municipalité non voilées ont été licenciées. Mais là encore, on est davantage dans l’ordre de l’initiative locale que de l’application d’un programme idéologique dûment élaboré par le haut.

En réalité, depuis sept ans, le leadership tend à pondérer ses bases, voire à contraindre les plus velléitaires idéologiquement. Et on est toujours bien face à une déradicalisation par le haut, souvent imposée par le leadership du mouvement à des cadres intermédiaires revêches.

Quelle est alors l’identité des nouveaux maîtres de Damas ?

Agent réel de déradicalisation, HTC n’a pourtant jamais fait son « coming out » identitaire. Le groupe n’a jamais accouché d’une charte ou d’un document fondateur explicitant la nouvelle doctrine ou son identité politique. 

Le mouvement a fait l’économie d’un aggiornamento théologique. Sa déradicalisation est le fruit de l’exercice du pouvoir, non d’une mutation idéologique assumée et argumentée.

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Deux combattants de Hayat Tahrir Al-Cham questionnent et enregistrent des soldats du régime déposant leurs armes à Lattaquié en janvier 2025. © Joseph Confavreux / Mediapart

Elle est à la fois profonde, ancrée dans la durée et difficilement réversible car cristallisée par des changements de force en profondeur dans le mouvement, à savoir la mise à l’écart de la ligne dure, même si bien sûr les radicaux sont loin d’avoir tous disparus. 

Elle reste pourtant sans discours sur sa propre transformation. Révolution silencieuse pour les uns, dont je suis, ou conspiration du silence d’un nouveau pouvoir déjà passé maître dans l’art de la taqiyya et de la dissimulation, pour les sceptiques cherchant une oriental touch. Il est sans doute un peu tôt pour répondre de manière définitive.

Ce que nous pouvons en revanche d’ores et déjà affirmer, c’est que cette déradicalisation est unique dans le paysage djihadiste, et ce, à deux titres. D’une part, il ne s’agit pas d’une révolution doctrinale alors qu’habituellement les djihadistes commencent par l’idéologie, comme l’ont fait les djihadistes égyptiens ou libyens. D’autre part, c’est une déradicalisation qui s’effectue par un acteur en position de force alors que la déradicalisation des djihadistes est d’ordinaire le produit d’une phase de faiblesse, et de l’expérience carcérale. 

La déradicalisation s’effectue ici en position de pouvoir. Plus que cela, elle est le produit de l’exercice du pouvoir et des contraintes qu’il véhicule. 

HTC s’est fait transformer par la société qu’il contrôle. Sa déradicalisation, c’est du salafisme à l’envers.

Lorsqu’on est contraint de faire alliance avec l’armée turque, armée de l’Otan émanant de l’expérience d’un État laïc, il faut répondre à ceux qui rejettent le principe de recherche d’appui sur des forces infidèles.

Lorsqu’il s’agit de réaffirmer l’autorité de la ligne de HTC face au discours des idéologues du djihad global, l’adoption de l’école de jurisprudence chaféite permet de produire de la légitimité locale et du contrôle religieux. Le chaféisme n’est ainsi pas le reflet d’un traditionalisme mais le produit d’une stratégie affirmée de différenciation. 

Lorsqu’il s’agit de gérer un champ religieux très dense avec plus de 1 200 mosquées, de multiples instituts de charia issus pour la plupart de la tradition soufie, contrairement à l’État islamique prêt à imposer son dogme à tout prix, HTC « fait avec », c’est-à-dire réhabilite le bas clergé local et ses visions du monde. 

Quand les nouvelles recrues sont du terroir, peu éduquées, plus attachées à la défense de leur village qu’à l’avènement d’un califat mondial et que, de surcroît, l’État islamique reste un concurrent, la formation idéologique des combattants est révisée à la baisse, à la fois simplifiée et déradicalisée : il faut faire rempart – au risque de défections vers l’État islamique – et rendre accessible. 

De fil en aiguille, HTC a progressivement amorcé un cours « thermidorien » et renoncé à « purifier le dogme » et la société, c’est-à-dire renoncé à l’idéal salafiste de la tabula rasa et, toujours plus – et de manière largement empirique – compose avec « l’inertie du social », selon les termes de l’historien François Furet. HTC s’est fait transformer par la société qu’il contrôle. La déradicalisation de HTC, c’est du salafisme à l’envers. 

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Ahmed al-Charaa dans le palais présidentiel de Damas le 16 janvier 2025. © Photo Gouvernement de transition syrien / AFP

De manière stratégique, HTC à Idlib s’est comporté de façon profondément transactionnelle, y compris sur les questions de normes religieuses, et n’a pas clarifié sa ligne idéologique. De ce point de vue, il y a bien une part de taqiyya, de dissimulation dans ce flou stratégique. 

Mais qu’est-ce qui est dissimulé ? Une radicalité impénitente qui sortira du bois une fois le pouvoir pris ou, à l’inverse, un recentrage idéologique sur une ligne révolutionnaire, sunnite et conservatrice mais déradicalisée et qui ne dit pas encore son nom pour faciliter la greffe d’un modèle encore fragile dans un milieu qui le voit parfois encore avec scepticisme ? 

Si tout est sans doute possible, je penche pour la seconde option. En effet, si HTC s’est montré fortement transactionnel, il devra l’être d’autant plus après sa victoire face aux pressions externes – l’incantation internationale vers l’inclusivité et la paranoïa non moins globale et locale vis-à-vis de l’islam politique.

Les nouveaux dirigeants ne pourront préserver le pouvoir sans préservation de l’État, ce qui suppose un pacte avec la communauté internationale et avec les élites urbaines, seules détentrices de l’expérience étatique, toutes deux impossibles à obtenir en cas de régime islamique dur.

L’actuelle structure des contraintes liées à l’exercice du pouvoir après le 8 décembre devrait caler la boussole idéologique du mouvement sur le cap des réajustements centristes qu’il tenait depuis la rupture avec Al-Qaïda en 2016. 

La trajectoire de HTC peut-elle être un modèle de déradicalisation pour d’autres organisations de ce type ?

En définitive, le recentrage idéologique de HTC rappelle moins les anciennes expériences djihadistes que l’expérience des partis d’extrême droite qui ont connu un itinéraire parfois similaire de dégagement des extrêmes dans un contexte de position de force, de volonté de prise de pouvoir et sans grands efforts de conceptualisation doctrinale. 

En réalité, l’expérience d’Idlib permet de jeter quelques lumières sur les affirmations centristes de ces partis. Tout d’abord, le recentrage idéologique n’est jamais purement instrumental. À Idlib comme ailleurs, lorsqu’un mouvement radical opère un recentrage idéologique, cela provoque des tensions internes majeures, des scissions, des départs et des purges. Ce processus ne mène pas nécessairement à une véritable modération, mais il élimine les éléments les plus radicaux. 

Le recentrage ne transforme pas seulement les extrêmes ; le centre lui-même est redéfini en absorbant des aspects idéologiques des marges radicales.

Ensuite, le recentrage ne transforme pas seulement les extrêmes ; le centre lui-même est redéfini en absorbant des aspects idéologiques des marges radicales. À Idlib, cela se traduit par une influence persistante de la culture salafiste. Un radicalisme conservateur se maintient, mais à l’extérieur du mouvement et sur le mode d’une contestation populiste de ce dernier. 

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Par ailleurs, le recentrage n’est jamais purement politique. HTC a dû composer avec les réalités socio-religieuses d’Idlib puis de Damas et accepter une certaine revanche de la société qui prend le chemin d’une retraditionnalisation, tout comme les partis d’extrême droite européens s’adaptent à la modernité sociologique – acceptation des valeurs libérales, recul sur les modèles familiaux traditionnels, etc. – et renoncent à la tabula rasa conservatrice.

Les recentrages idéologiques sont, ensuite, généralement durables. HTC, comme les partis européens d’extrême droite, a consolidé son recentrage en s’éloignant des éléments radicaux, rendant un retour aux années de terreur improbable. 

Contrairement aux partis européens, HTC n’agit pas dans un cadre démocratique institutionnel. Son recentrage repose sur des calculs politiques : assurer la paix sociale en faisant un pari sur les majorités silencieuses, obtenir une acceptabilité internationale nécessaire pour recevoir de l’aide humanitaire, et incarner une alternative gagnante au régime syrien. 

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Les recentrages idéologiques ne fonctionnent pas nécessairement uniquement en régime électoral. À Idlib, le recentrage idéologique de HTC a coïncidé avec une réduction relative de l’autoritarisme qui, contrairement à l’Égypte de Sissi ou à la Syrie de Bachar al-Assad, fonctionne moins à la répression brute qu’à la suppression de toute option politique concurrente.

Le pouvoir reste verrouillé. HTC concède des espaces limités de liberté politique et sociale, tout en contrôlant les institutions clés. Le recentrage idéologique est mis au service d’une entreprise de raréfaction des alternatives politiques au nom du rejet des extrêmes (al-ghulû, dans la terminologie islamiste).

À Idlib comme ailleurs, les réajustements idéologiques de formations politiques anciennement radicales peuvent soutenir des formes finalement assez ordinaires d’« extrême centre », pour reprendre le concept de Pierre Serna. D’un côté bizarrerie dans le paysage djihadiste, la déradicalisation de HTC se situe bien, de l’autre, dans un air du temps, singulièrement illibéral et mondial. 

Joseph Confavreux

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