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Que faire maintenant pour la Tunisie ?
Par : Samia El Mechat
La « révolution » en Tunisie expression d’un profond mal-être social, de rejet radical de la misère, de la corruption et de frustrations accumulées depuis plus d’un demi-siècle- est porteuse de toutes les espérances. Jamais, les aspirations à la liberté, à la dignité et à l’égalité n’ont été aussi authentiques, aussi populaires et ne se sont exprimées avec autant de force et de conviction que pour abattre le régime policier et prédateur de Ben Ali (1987-2011). En ce sens, cette « révolution » marque une rupture avec les schémas habituels si souvent rabâchés d’une société arabe apathique, dépolitisée permettant ainsi à l’État despotique, par un jeu permanent d’alliances, de se maintenir.
Pour autant, cette nouvelle dynamique ne va pas aboutir de manière mécanique à l’émergence de la démocratie et d’un État de droit. Un État de droit ne peut d’ailleurs se concilier avec toute forme de despotisme, celui-ci fût-il « éclairé ». L’État de droit, c’est d’abord un régime dans lequel l’État accepte de se soumettre au droit. Il serait donc illusoire de croire que la construction de l’État de droit c’est l’exigence que nous avons devant nous- ne sera pas difficile et longue, que les nécessaires bouleversements des cadres sociaux, politiques, économiques et culturels ne seront pas confrontés à cette douloureuse perplexité face au changement. La tâche est en effet immense, il est impératif de :
– légiférer pour empêcher à l’avenir la confiscation des institutions de l’État et des richesses du pays au profit d’un clan ;
– mettre fin au règne du parti-État ;
– réformer la police et la soumettre au droit, y compris aux droits humains ;
– séparer la justice du pouvoir exécutif et la rendre indépendante ;
– reconnaître les libertés publiques et protéger les droits de l’homme par un système effectif de sanction contre toute violation ;
– et enfin, adopter des politiques sociales et économiques en harmonie avec les attentes populaires qui viennent de s’exprimer et renouveler en profondeur la classe politique en faisant appel à des hommes et à des femmes au fait des nouvelles réalités tunisiennes.
Quelles que soient les difficultés, et pour que le sacrifice des vies ne soit pas vain, le mouvement doit se poursuivre. L’avenir de la Tunisie démocratique, libre, plurielle et fraternelle se joue maintenant. Il requiert des réformes audacieuses et innovantes pour répondre à la soif de liberté et de dignité, et éviter le retour des vieux réflexes ou de nouvelles dérives autocratiques. Le destin de notre pays et celui de notre jeunesse éduquée mais désespérée dépendent des réformes qui seront décidées dans les prochains jours ou mois.
L’avenir de la Tunisie ne peut s’accommoder de réformes timorées et parmi les plus urgentes, figure celle de la Constitution, qui doit garantir les droits fondamentaux. Son premier rôle est de fonder la « sûreté » des Tunisiens qui doivent vivre sans peur ; elle doit reconnaître les libertés publiques comme une des conditions de la démocratie, assurer la séparation des pouvoirs et notamment garantir l’indépendance de la justice ; enfin, séparer l’État de la religions. Or, l’article 1e de la Constitution tunisienne dispose que l’islam est la religion de l’État, imbriquant ainsi le religieux au politique. Dès lors, les confusions ont été constantes. L’heure est aujourd’hui propice à une clarification, c’est-à-dire à l’émergence d’un État qui reconnaît la liberté de conscience et ne favorise aucune religion. Ce choix est nécessaire, crucial, décisif pour nous, Tunisiens, qui sommes attachés aux valeurs universelles et au respect des droits humains.
Au lendemain de l’indépendance, le nouvel État a adopté une démarche volontariste visant à de profondes transformations sociales, économiques et culturelles. L’accent est mis sur la construction, souvent à marche forcée, d’un État moderne, inspiré du modèle européen. Pourtant, cet État a entretenu des relations complexes et ambiguës avec l’islam. Les exemples de confusion du religieux avec le politique le religieux inspirant le politique, le politique instrumentalisant le religieux-, sont nombreux. Le refus de séparer l’État de la religion, d’affranchir le politique du religieux ou l’inverse, l’introduction de certaines règles inspirées de la sharia (droit successoral) dans la législation tunisienne illustrent cette ambivalence et ces évolutions régressives. Il n’est pas rare en effet de voir la loi civile ou des textes internationaux pourtant ratifiés sans réserve par la Chambre des députés tunisienne détournés de leurs objectifs au service d’un ordre religieux. Dans la pratique, la situation confine alors à l’absurde, mais elle illustre la place dominante de la religion dans la sphère publique.
Cette ambivalence entretenue et amplifiée par le régime de Ben Ali a abouti à une régression, à un dédoublement des pratiques sociales et culturelles, à des comportements schizophrènes. Elle a aussi gravement entravé l’exercice de toutes les libertés. Sous couvert de lutte contre l’islamisme, le pouvoir a mené une répression brutale contre toutes les oppositions, tout en favorisant le recours à la religion.
Tout en rejetant la prétendue incompatibilité de la laïcité avec l’islam, il ne s’agit pas cependant de trouver une synthèse entre islam et progrès, ni d’éliminer le religieux. Il s’agit plutôt de repenser la place et le mode d’action du religieux. Il nous suffit de revenir à la pensée de Ali Abderrazik, et de bien d’autres réformistes comme Kacem Amin, Taha Husseïn, de recevoir et d’assimiler cet héritage pour mettre fin à la confusion entre commandements religieux et État temporel, et faire de l’État tunisien, un
État laïc.
L’inscription de la séparation de l’État et de la religion et de la liberté de conscience dans la Constitution tunisienne affranchira l’État, le référent religieux n’occupant plus une place centrale. Elle permettra d’initier une véritable modernisation politique et facilitera la distinction entre l’espace public et la sphère privée, croyants et non-croyants pouvant coexister dans la liberté. Elle permettra surtout de favoriser la marche vers l’État de droit et la démocratie, conditions nécessaires à l’établissement de la justice sociale et au respect du premier des droits de l’homme : échapper à la pauvreté et vivre dans la dignité.
DE TUNIS AU CAIRE, DES PEUPLES LUTTENT POUR SE DÉFAIRE DE LEURS CHAÎNES
Égypte : Un face à face dramatique
Silvia Cattori
Les manifestants mettent le feu au siège du Parti national démocratique (PND) au Caire
(Photo : AFP)
Dimanche 30 janvier 2011
Lorsque, le 17 décembre 2010, un jeune diplômé tunisien, Mohamed Bouazizi, en proie au désespoir s’est immolé par le feu, après qu’une policière ait séquestré les maigres légumes qu’il vendait pour subvenir dignement aux besoins de sa famille, qui aurait imaginé que son geste allait bouleverser le cœur de millions de gens, embraser la Tunisie, conduire un mois plus tard à la fuite de Ben Ali et à la chute de son régime, libérer des peuples entiers de leurs peurs et les conduire à la révolte ?
Bouazizi n’est plus de ce monde. Il ne souffre plus. Paix à son âme. Mais son immense sacrifice a ouvert les portes de l’espérance à des millions de gens dans des pays où l’horizon paraîssait totalement cadenassé. Des gens qui, en Algérie, en Jordanie, au Yémen, en Egypte, ont trouvé en Bouazizi, en son geste tragique, la force d’exprimer avec courage la colère longuement accumulée contre des dirigeants honnis…
Si cette révolution – en train de s’accomplir – a pu se déployer avec cette extraordinaire ampleur, c’est bien évidemment parce que, dans de très nombreux pays arabes, le ressentiment populaire accumulé contre des régimes tyranniques et corrompus est un baril de poudre qui n’attendait que l’étincelle pour exploser.
Des millions de gens de par le monde, qui ne supportent pas l’injustice et l’ensauvagement de leurs sociétés, ont regardé avec espoir, avec inquiétude [1], avec admiration, ces rassemblements d’Égyptiens défier malgré la peur, la fatigue, les gaz asphyxiants, des policiers en uniformes noirs ou en civil, et réussir, en quelques jours seulement, à faire vaciller le régime trentenaire et brutal de Moubarak, le grand allié d’Israël.
En ce 30 janvier 2011, tous les yeux sont tournés vers ces millions d’égyptiens qui sont en train de défier le pouvoir au Caire, sur Tahir Square, et dans d’autres villes, en retenant leur souffle.
Oui, le monde retient aujourd’hui son souffle. Car, après les sacrifices consentis – des centaines de morts, des milliers de blessés graves – le régime de Moubarak, soutenu militairement par les États-Unis, pense sauver les meubles en nommant Omar Souleiman [2] comme vice-président et possible successeur. Or, cette nomination est lourde de dangers.
Il est temps que les gouvernements des grandes puissances « démocratiques » qui soutiennent ces régimes dictatoriaux rendent des comptes à leurs propres peuples. Car, sans le soutien qui leur a été fourni, au nom de la real politique, au nom de la lutte contre le « danger islamique », ces dictateurs n’auraient jamais pu régner durant des décennies et mâter leurs peuples.
Des grandes puissances qui, faut-il le rappeler, n’ont officiellement que la défense des droits de l’Homme et la « démocratie » à la bouche, mais qui s’empressent de liquider la démocratie ou de la mettre en quarantaine quand elle ne produit pas le résultat qui leur convient.
Comme nous l’avons vu en 1992, lorsque l’armée algérienne, soutenue par les pays occidentaux, a interrompu – avec toutes les conséquences douloureuses qui s’en sont suivies pour le peuple algérien [3] – le processus électoral qui avait vu le Front Islamique du Salut arriver en tête du premier tour des législatives du 26 décembre 1991.
Comme nous l’avons vu avec la mise à l’écart du Hamas par ces mêmes gouvernements occidentaux, quand celui-ci a remporté les élections législatives du 26 janvier 2006 à la suite d’un scrutin reconnu comme parfaitement honnête.
Nous avons vu, nous voyons, tout cela se dérouler emplis de dégoût et de honte.
La colère est grande, également en Occident, dans le cœur des gens qui n’acceptent pas de voir des autorités manipuler l’opinion et des journalistes mentir, au sujet des vrais enjeux de notre temps.
La propagande visant à susciter la peur en brandissant la « menace de l’intégrisme islamique » ne convainc plus. C’est pourquoi ceux qui veulent comprendre quels sont les vrais enjeux, savent en ce moment aller trouver des informations non filtrées sur Al-Jazeera ou PressTV [4], n’en déplaise aux détracteurs de ces chaînes.
Aujourd’hui, des milliers de gens de par le monde, communiquent, s’engagent de manière volontaire pour contrer la désinformation et écrire, traduire, diffuser inlassablement sur la toile une contre-information. Et travaillent d’arrache pied pour construire des réseaux de solidarité avec des peuples bâillonnés et leur dire : votre combat est le nôtre.
Les gens ne sont pas dupes. Ils regardent avec dégoût les propagandistes amis d’Israël, se livrer à des manipulations pour tromper l’opinion publique, crier au scandale, comme cela s’est passé en juin 2009, quand le président iranien Ahmadinedjad a été réélu pour un second mandat avec 62,6% des suffrages exprimés [5] et que le candidat, soutenu par les États Unis, la France, la Grande Bretagne, a perdu. Or ces agitateurs (comme, en France, BHL et Alexandre Adler) et ces États en guerre contre le monde arabo musulman, nous ne les avons jamais vu broncher à l’annonce des scores faramineux obtenus par Hosni Moubarak lors de ses réélections successives, ni devant la scandaleuse manipulation des élections législatives égyptiennes de novembre-décembre 2010 [6].
Si les États-Unis sont le principal soutien financier et militaire du régime d’Hosni Moubarak – considéré avec la Jordanie comme le plus sûr allié d’Israël – la France n’est plus en reste depuis l’arrivée à l’Elysée de Nicolas Sarkozy. En visite officielle au Caire en décembre 2007 il déclarait :
« Je voudrais d’abord dire combien je suis heureux d’être en Egypte, à côté du président Moubarak. C’est notre troisième rencontre, puisque je l’avais reçu à Paris au mois d’août, j’ai eu l’occasion d’avoir un long entretien avec lui à Charm el-Cheikh et un entretien aujourd’hui. Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères, s’est lui-même rendu à deux reprises déjà en Egypte. C’est dire combien la France considère le rôle de l’Egypte essentiel et le rôle du président Moubarak capital, non seulement pour les dossiers de la région qu’il connaît parfaitement mais pour cette question essentielle pour l’avenir du monde d’un dialogue entre l’Orient et l’Occident qui est une question absolument fondamentale.
Je voudrais dire au président Moubarak combien j’apprécie son expérience, sa sagesse et la vision modérée qui est la sienne sur les grands dossiers où il privilégie le dialogue, le consensus, la rencontre dans une région qui a besoin de paix et qui n’a pas besoin de guerre. L’Egypte est, pour la France, un partenaire essentiel et le président Moubarak est, pour nous, un ami.
(…)
J’ai toujours pris mes responsabilités, je soutiens un gouvernement qui lutte contre le terrorisme et j’ai dit au président Moubarak que nous avions besoin de dirigeants de grandes nations comme la nation égyptienne qui soient des dirigeants modérés, non pas dans leur amour de l’Egypte, mais dans la compréhension des problèmes de la région. La France, elle, sera du côté de ceux qui luttent contre le terrorisme et la barbarie. (…) ». [7]
Lors de sa conférence de presse depuis le Palais de l’Elysée en janvier 2008, Nicolas Sarkozy avait été encore plus clair : « Il faut aider monsieur Moubarak en Egypte, (…) parce que, qu’est-ce qu’on veut là-bas, les frères Musulmans ? » [8]
Comme pour la Tunisie, la stratégie qui consiste à susciter la peur du « terrorisme » islamique, a rendu les dirigeants occidentaux aveugles à la souffrance et à la réelle aspiration de liberté de ces peuples.
Ils n’ont rien vu venir.
Ils n’ont pas compris qu’aujourd’hui, dans de nombreux pays, beaucoup de gens n’achètent plus les journaux, ne font plus aucune confiance aux journaux télévisés, ne sont plus aussi perméables à la version officielle de l’histoire déversée par les médias de l’establishment et trouvent sur Internet une information libre.
Tel Aviv veut croire à la survie du régime Moubarak : « Nous assistons à un tremblement de terre au Moyen-Orient. Mais nous croyons que le régime est assez fort et que l’Egypte va surmonter la vague actuelle de manifestations (…) Il est dans l’intérêt fondamental de l’Egypte de maintenir ses rapports privilégiés avec l’Occident, et le maintien de la paix avec Israël s’inscrit dans cette optique » déclarait un ministre du gouvernement Netanyahu qui a requis l’anonymat [9]. Mais, signe de son inquiétude, Benjamin Netanyahou a maintenant demandé à ses ministres de ne pas faire de commentaires aux médias au sujet de ce qui se passe en Égypte.
Compte tenu de l’importance majeure de l’Égypte sur l’échiquier moyen-oriental, et compte tenu des moyens de répression de ce régime qu’Israël a grandement contribué à renforcer, à l’aide d’un grand nombre de conseillers et d’agents secrets, l’épreuve de force engagée sera, comme on le voit et on le déplore, beaucoup plus dure qu’elle ne l’a été jusqu’ici en Tunisie.
Car, comme l’avait ingénument avoué le vice-premier ministre israélien Silvan Shalom, « un monde arabe démocratique (…) serait gouverné par une opinion publique généralement opposée à Israël. » [10].
[1] Des témoins ont rapporté avoir vu des policiers participer à des pillages. Ces provocateurs, sans doute envoyés par le régime, servent à faire peur et permettre à Moubarack de dire que les opposants sont des vandales qui « détruisent ce qu’il a construit ».
[2] Omar Souleiman, est considéré comme un assassin, un tortionnaire qui inspire la terreur absolue, également aux yeux des Palestiniens qui s’opposent à l’occupant israélien et à la direction de Ramallah. Lié au Mossad il a contribué à la liquidation de nombreux patriotes Palestiniens.
On se doute bien que la mise en place des futurs dirigeants égyptiens ne se fera qu’avec l’accord de Washington et de Tel Aviv, car pour les Etats-Unis et Israël, le problème est de savoir si les accords de Camp David vont survivre ou non au changement de dictateur. Si non, cela signifie la fin du blocus de Gaza et la Révolution en Jordanie. Il y aurait alors un très grave risque d’intervention US et de guerre générale.
[3] Voir : « Algérie : Les années de sang et les complicités de la France – Entretien avec Lounis Aggoun », par Silvia Cattori, 15 octobre 2010.
[4] Comme en témoignent encore, il y a quelques jours, les informations capitales divulguées par Al-Jazeera sur les dessous du prétendu « processus de paix » israélo-palestinien. Voir :
« Proche-Orient : Des documents secrets révèlent la lente mort du processus de paix », 24 janvier 2011.
[5] Contre 33,7% à son principal opposant Mir Hossein Moussavi, la participation s’élevant à 85%.
Voir aussi à ce sujet : « Iran : Le bobard de l’ “élection volée” », par James Petras, 19 juin 2009.
[6] Voir : « Les États-Unis sont responsables de la farce électorale égyptienne », par Khalid Amayreh, 1er décembre 2010.
[7] « VISITE OFFICIELLE EN EGYPTE POINT DE PRESSE CONJOINT DU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE, M. NICOLAS SARKOZY, ET DU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE ARABE D’EGYPTE, M. HOSNI MOUBARAK
PROPOS DE M. SARKOZY », 30 décembre 2007.
[8] À propos de ces commentaires, Youssef Nada – financier et opposant politique égyptien, condamné in absentia et sans fondement par un Tribunal spécial militaire sur ordre d’Hosni Moubarak – nous disait lors d’un entretien en été 2008 : « Si M. Sarkozy dit qu’il soutient Moubarak, très bien, cela indique qu’il aime la dictature. Cela veut dire que c’est son opinion sur la démocratie ; qu’est-ce que je puis dire d’autre ? ».
Voir : « L’incroyable histoire de Youssef Nada », par Silvia Cattori, 13 juin 2008.
[9] Voir : « Egypte : Israël parie sur le maintien du régime Moubarak », almanar.com.lb, 27 janvier 2011.
[10] Voir : « Israel dreading a democratic Arab world » (« Israël redoute un monde arabe démocratique »), par Saleh Naami, ahramonline, 15 janvier 2011.