A écouter pendant un dimanche pluvieux. Lu par Michael Lonsdale.
[youtube http://youtu.be/r85TpcuwBxY?]Le film en italien avec Marcello Mastroianni
[youtube http://youtu.be/byPg1GbiUlg?]DR
Une nouvelle récompense littéraire pour Fouad Laroui. L’auteur a reçu le 16 octobre le prix Jean Giono pour son roman Les tribulations du dernier Sijilmassi. Le Prix du jury distingue chaque année un ouvrage de langue française (roman, récit ou recueil de nouvelles) faisant une large place à l’imagination. Les tribulations du dernier Sijilmassi raconte l’histoire (inspirée d’éléments autobiographiques) d’un commercial qui décide de changer radicalement de mode de vie en revenant dans son pays d’origine, le Maroc.
Des auteurs très prestigieux ont déjà reçu ce prix, Jean d’Ormesson ou Le Clézio par exemple. Le jury est présidé par Pierre Bergé et composé, entre autres, d’Erik Orsenna ou Yves Simon. Tahar Ben Jelloun devrait d’ailleurs les rejoindre.
Le lauréat l’emporte face à huit auteurs français. Il avait déjà décroché le Goncourt de la nouvelle en 2012 avec L’étrange affaire du pantalon de Dassoukine. Le mois dernier, cette même œuvre a aussi été sélectionnée parmi les lauréats potentiels du Prix Goncourt et du Goncourt des lycéens. Fouad Laroui vit à Amsterdam, où il enseigne la littérature. Né en 1958 à Oujda, il est diplômé de l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées (France), et a enseigné l’économétrie et les sciences de l’environnement aux Pays-Bas.
Lire aussi : Anecdotes et autres histoires insolites de Fouad Laroui
Les tribulations du dernier des Sijilmassi de Fouad Laroui, Robert Laffont, 2014
Adam Sijilmassi revenait d’Asie où il avait négocié brillamment la vente de produits chimiques marocains. Alors qu’il survolait la mer d’Andaman, il se posa soudain une question dérangeante : « Que fais-je ici ? ». Pourquoi était-il transporté dans les airs, à des vitesses hallucinantes, alors que son père et son grand-père, qui avaient passé leur vie dans les plaines des Doukkala, n’avaient jamais dépassé la vitesse d’un cheval au galop ? Ce fut une illumination.
Il décida de renoncer à cette vie qui ne lui ressemblait pas, se résolut à ne plus jamais mettre les pieds dans un avion et à changer totalement de mode de vie. Funeste décision ! Arrivé à l’aéroport de Casablanca, il entreprit de rejoindre la ville à pied, ce qui lui valut de rentrer chez lui encadré par deux gendarmes. Dès que sa femme comprit ce qu’il voulait faire, elle retourna vivre chez sa mère, en emportant le chat. A peine avait-il donné sa démission que son employeur le mettait à la porte de son appartement de fonction. Qu’importe, il ne céderait pas. Il se débarrasserait de cette défroque d’ingénieur, nourri au lait du lycée français de Casablanca. Il viderait sa tête de tout ce fatras de fragments de littérature française qui lui compliquait la vie. Il redeviendrait le Marocain authentique qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. Il partit (à pied…) vers son village natal. Fatale décision ! Certes, il redécouvrit la bibliothèque de son grand-père et dévora la littérature et la philosophie qu’avaient produites quelques génies au temps béni de l’Andalousie arabe. Mais, dans son village, personne ne comprenait pourquoi un ingénieur de Casablanca venait s’enfermer dans la maison délabrée de sa famille. Etait-il un fou ? Ou un perturbateur ? Un prophète ? Fallait-il l’abattre ou le vénérer ? Dans son style inimitable, Fouad Laroui nous entraîne à la suite de son héros dans une aventure échevelée et picaresque où se dessine en arrière-plan une des grandes interrogations de notre temps : qui saura détruire le mur que des forces obscures sont en train d’ériger entre l’Orient et l’Occident ?
Arab Women’s Solidarity Association – Belgium ASBL
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Siège social : avenue de l’Eternité, 6, 1070, Bruxelles.
Un enchantement ! (France, 1987, 30’)
Le réalisateur Frédéric Back a mis en animation le texte écrit par Jean Giono en 1953 et livre l’une des plus simples et l’une des plus belles représentations de la beauté de la nature et de la bonté humaine. Dit par Philippe Noiret
Grâce à l’ Oscar® remporté par Crac!, Frédéric Back réalise son rêve de porter à l’écran le merveilleux récit L’homme qui plantait des arbres de Jean Giono. La portée environnementale du message et la richesse de la philosophie exprimée dans ce texte concentrent des préoccupations déjà abordées dans ses films précédents. La semence d’arbre que plante le berger est le symbole de toutes nos actions, bonnes ou mauvaises qui, à long terme, ont des conséquences que nous avons peine à imaginer. À nous de penser et d’agir en fonction de ce que nous espérons pour l’avenir, et de laisser si possible, un monde plus beau, plus prometteur qu’à notre arrivée.
[youtube http://youtu.be/8jQMJTMePSA?]Faites le test: procurez-vous Une histoire sans mots, le roman de Xu Bing entièrement écrit en pictogrammes, et montrez-le autour de vous. Il y aura un moment d’incrédulité (plus ou moins long, selon l’âge notamment). Les réactions vont ensuite de «c’est génial, ce truc» à «ça fait peur» en passant par «tu peux vraiment lire ça?».
Notez au passage que «ce truc» n’est d’emblée pas identifié comme un livre, puisqu’il n’a d’autres mots que ceux de la couverture, mais plutôt comme un objet de design, «un exercice de style». Il raconte pourtant une histoire, celle de Monsieur Noir, un urbain célibataire dont la journée de bureau se découpe en café, transports, préparation de réunion, drague sur le Net – un internaute comme vous et moi.
Son auteur, le Chinois Xu Bing, est un artiste contemporain né en 1955 dont les réalisations poétiques mêlent tapis magiques (Magical Carpets), chants d’oiseaux (Bird Language, 2003), et signes (lettres, idéogrammes, etc.). Entre New York et Pékin («j’ai deux studios; avec le décalage horaire, nous pouvons travailler 24 heures sur 24 en cas de nécessité»), il admet se tenir personnellement «en retrait»des nouvelles technologies. Il utilise volontiers les idéogrammes chinois quand il veut s’exprimer par écrit.
Sorti début novembre en France, Une histoire sans mots s’est depuis vendu à plus de 8500 exemplaires – «un bon score pour un livre qui continuera à se vendre»,selon Jean-Marc Levent, chez Grasset, son éditeur français. Bouclant en ce moment ses gigantesques phœnix à New York, ainsi qu’une rétrospective de son œuvre à Taïwan, Xu Bing revient sur ce roman graphique, au sens premier du terme.
Xu Bing a conservé des icônes qu’il considère comme universels. Image Xu Bing/Editions Grasset.
Il ne s’agit pas d’une langue, mais d’une écriture. Quel que soit sa nationalité ou son niveau d’étude, le lecteur est capable de lire ce livre dans sa propre langue. Et en même temps, pas un seul des pictogrammes n’est prononçable. Les pictogrammes sont le socle écrit de l’humanité: de nombreuses écritures ont commencé de cette façon. Pour des raisons de vocalisation, des écritures phonétiques se sont ensuite développées, et leur qualité pictographique a disparu.
Ce projet a débuté il y a dix ans. Les pictogrammes et autres émoticônes n’étaient alors pas aussi variés. Nous avons rassemblé et organisé ces matériaux, puis nous avons lancé des analyses psychologiques et visuelles, les avons comparées. Il y a par exemple des centaines de versions de l’icône de «café». Nous sommes ainsi parvenus à des caractéristiques communes à tous, à ce qui fait sens immédiatement.
Absolument. Avec le développement des technologies, l’homme augmente ses perspectives. Mais les différentes graphies, les différentes langues sont, elles, une gêne dans nos communications d’un bout du monde à l’autre. Ma première motivation, concernant ce projet, est venue de mon désir d’écrire le premier livre au monde qui ne nécessiterait pas de traduction.
Image Xu Bing. Editions Grasset.
Nous l’avons testé auprès de différents publics, aux Etats-Unis, en Chine continentale, à Hongkong, Taïwan – avec une réceptivité identique. Autre phénomène intéressant, les adultes ne lisent pas aussi rapidement que les enfants. Ce sont les ados de 15-16 ans qui ont la lecture la plus rapide. Dans le passé, quand on lisait en famille, c’était toujours les enfants qui posaient des questions à leurs parents. Avec Unehistoire sans mots, le rapport est inversé, les enfants répondent aux questions des parents [sur la signification des icônes].
Au cours de ces vingt dernières années, j’ai passé beaucoup de temps dans des avions. La signalisation des aéroports et des manuels de sécurité m’intriguaient. Ils sont conçus sur une économie de mots.Un jour, en 2003, j’ai prêté attention aux petites images sur un emballage de chewing-gum («Veuillez mettre votre chewing-gum dans cet emballage avant de le jeter dans une poubelle»). J’ai alors compris que si les icônes peuvent expliquer quelque chose de simple, elles pourraient aussi être utilisées pour raconter une histoire plus longue.
Les générations les plus âgées, y compris ma génération [la soixantaine, ndlr] ont une crainte des ordinateurs et de la culture numérique. Par le passé, ce genre de technologie appartenait à une sphère donnée. Grâce à la promotion commerciale, elle est désormais plus humanisée, elle s’est transformée en un outil de la vie quotidienne. Certaines personnes ont certes du mal à prendre le virage, mais il y a nécessairement, chez chacun, un lent processus d’adaptation.
L’étape la plus importante dans l’émergence de l’informatique personnelle a été la transformation de commandes informatiques numériques abstraites en icônes visuelles, la modification d’un vocabulaire spécialisé en pictogrammes intuitifs. Et l’usage des ordinateurs personnels a largement été motivé par la consommation…
Un jour, comme je donnais une conférence, quelqu’un m’a dit: «Quand je suis à l’étranger et que je vois ces pictogrammes, je me sens soudain en sécurité.» Je crois que cette expérience est commune à tous, quelles que soient les origines linguistiques. Pourquoi? Parce que ces symboles sont reliés à nos vies, à nos expériences concrètes de la vie. Le logo, le smiley, etc. sont des représentations directes de la réalité, d’expériences physiques partagées.
«Une histoire sans mots», Xu Bing, Grasset, 112pp., 9,90€
Merci à Jesse Robert Coffino pour la traduction.
Printemps arabe, Réveil arabe, Révolution arabe, des mouvements contestataires spontanés ont entraîné la chute de dictatures en Tunisie, Égypte et Libye au nom de la dignité humaine et de la liberté. Ces pays expérimentent encore la démocratie ; un régime politique si précieux que beaucoup de peuples arabes sont prêts à y sacrifier leur vie. En 2013, le « Dégage ! » résonne à Tunis, hommes et femmes sont debout en Égypte et Syrie. Ils refusent de faire de leurs révoltes déjà un tombeau ! Khaled Khalifa, Khaled Al Khamissi, Raja Ben Slama, Ibrahim Al-Koni et Boualem Sansal affirment leurs convictions. Une conversation polyphonique où les voix de résistance des poètes se mêlent à celles de l’éditorialiste Béatrice Delvaux et de l’écrivain marocain Mohamed Berrada. Pour un avenir meilleur à la hauteur des rêves qui explosent encore en rafales.
Soirée avec débat et lectures. Traduction simultanée.
« Je sais que l’écriture est impuissante et nue devant les canons », écrit l’écrivain syrien Khaled Khalifa.
« Une Égypte plus humaine, plus juste et pourquoi pas gouvernée par une femme (…) », propose l’écrivain égyptien Khaled Al Khamissi.
« Le droit de blasphémer ou de ne pas croire est sans cesse bafoué et menacé », rappelle la psychanalyste tunisienne Raja Ben Slama.
« Dans l’ombre de la tyrannie tout est voué à l’exil », explique l’écrivain libyen Ibrahim Al-Koni.
« Tant que je serai sous les feux de la rampe, je serai épargné », conclut le romancier algérien Boualem Sansal.
Voir programme Littératures arabes à Bozar dimanche 24 mars pour les rencontres individuelles avec les écrivains arabes.
RES. 02 218 21 07 halles.be
ORG. Passa Porta, Les Halles de Schaerbeek, Literature across Frontiers
Extrait de son livre paru en avril 2011 : Les mots de ma vie
Vieillir, c’est chiant. J’aurais pu dire : vieillir, c’est désolant, c’est insupportable, c’est douloureux, c’est horrible, c’est déprimant, c’est mortel. Mais j’ai préféré « chiant » parce
que c’est un adjectif vigoureux qui ne fait pas triste.
Vieillir, c’est chiant parce qu’on ne sait pas quand ça a commencé et l’on sait encore moins quand ça finira.
Non, ce n’est pas vrai qu’on vieillit dès notre naissance.
On a été longtemps si frais, si jeune, si appétissant.
On était bien dans sa peau.
On se sentait conquérant. Invulnérable.
La vie devant soi.
Même à cinquante ans, c’était encore très bien. Même à soixante.
Si, si, je vous assure, j’étais encore plein de muscles, de projets, de désirs, de flamme.
Je le suis toujours, mais voilà, entre-temps – mais quand – j’ai vu le regard des jeunes, des hommes et des femmes dans la force de l’âge qu’ils ne me considéraient plus comme un des leurs, même apparenté, même à la marge.
J’ai lu dans leurs yeux qu’ils n’auraient plus jamais d’indulgence à mon égard.
Qu’ils seraient polis, déférents, louangeurs, mais impitoyables.
Sans m’en rendre compte, j’étais entré dans l’apartheid de l’âge.
Le plus terrible est venu des dédicaces des écrivains, surtout des débutants.
« Avec respect », « En hommage respectueux », Avec mes sentiments très respectueux ».
Les salauds!
Ils croyaient probablement me faire plaisir en décapuchonnant leur stylo plein de respect? Les cons! Et du « cher Monsieur Pivot » long et solennel comme une citation à l’ordre des Arts et Lettres qui vous fiche dix ans de plus!
Un jour, dans le métro, c’était la première fois, une jeune fille s’est levée pour me donner sa place. J’ai failli la gifler.
Puis la priant de se rasseoir, je lui ai demandé si je faisais vraiment vieux, si je lui étais apparu fatigué.
« Non, non, pas du tout, a-t- elle répondu, embarrassée.
J’ai pensé que… » Moi aussitôt : «Vous pensiez que…?
– Je pensais, je ne sais pas, je ne sais plus, que ça vous ferait plaisir de vous asseoir.
– Parce que j’ai les cheveux blancs?
– Non, ce n’est pas ça, je vous ai vu debout et comme vous êtes plus âgé que moi, ça été un réflexe, je me suis levée… – Je parais beaucoup beaucoup plus âgé que vous?
– Non, oui, enfin un peu, mais ce n’est pas une question d’âge…
– Une question de quoi, alors?
– Je ne sais pas, une question de politesse, enfin je crois…»
– J’ai arrêté de la taquiner, je l’ai remerciée de son geste généreux et l’ai accompagnée à la station où elle descendait pour lui offrir un verre.
Lutter contre le vieillissement c’est, dans la mesure du possible, ne renoncer à rien.
Ni au travail, ni aux voyages, ni aux spectacles, ni aux livres, ni à la gourmandise, ni à l’amour, ni à la sexualité, ni au rêve.
Rêver, c’est se souvenir tant qu’à faire, des heures exquises.
C’est penser aux jolis rendez-vous qui nous attendent.
C’est laisser son esprit vagabonder entre le désir et l’utopie.
La musique est un puissant excitant du rêve. La musique est une drogue douce.
J’aimerais mourir, rêveur, dans un fauteuil en écoutant soit l’adagio du Concerto no 23 en la majeur de Mozart, soit, du même, l’andante de son Concerto no 21 en ut majeur, musiques au bout desquelles se révéleront à mes yeux pas même étonnés les paysages sublimes de l’au-delà.
Mais Mozart et moi ne sommes pas pressés.
Nous allons prendre notre temps.
Avec l’âge le temps passe, soit trop vite, soit trop lentement.
Nous ignorons à combien se monte encore notre capital.
En années? En mois? En jours?
Non, il ne faut pas considérer le temps qui nous reste comme un capital.
Mais comme un usufruit dont, tant que nous en sommes capables, il faut jouir sans
modération.
Après nous, le déluge? Non, Mozart.
dimanche 31 juillet 2011, par La Rédaction
Élu à l’Académie française au fauteuil de Claude Lévi-Strauss, l’écrivain libanais Amin Maalouf, Prix Goncourt 1993 pour « Le rocher de Tanios », revient sur l’effervescence du « printemps arabe ».
***
Que représente l’Académie française pour un écrivain libanais qui a découvert la littérature à travers la langue arabe et qui, dit-on, aime bien converser en anglais avec ses intimes ?
Amin Maalouf : Comme beaucoup de Libanais, j’ai eu, depuis l’enfance, trois langues dans ma vie : l’arabe, le français et l’anglais. L’arabe est la langue que je parlais dans la maison de mes parents ; j’ai continué à la parler avec mes enfants pour qu’ils ne l’oublient pas. L’anglais était la langue de ma famille paternelle. Quand ma grand-mère est « descendue » de son village pour s’installer à Beyrouth, dans les années 30, son premier but était de permettre à ses six enfants d’étudier à l’Université américaine. Elle-même avait fait ses études chez des missionnaires protestants anglo-saxons.
Dans la bibliothèque de mon père, la plupart des livres étaient en anglais, et c’est dans cette langue que j’ai lu Don Quichotte ou Les frères Karamazov. Le français est arrivé dans ma vie par ma mère. Ses frères avaient fait leurs études chez les pères jésuites, en Égypte, et elle tenait à me faire suivre la même voie – sans doute pour me soustraire à l’influence protestante qui s’attachait à l’école anglaise. Au fil des années scolaires, le français est devenu ma principale langue de culture, sans toutefois éclipser les deux autres.
Comment le Liban a-t-il accueilli votre élection ? Quel sens lui a-t-il donné ? Et pour vous, au regard de son histoire et de son long martyre ?
La réaction y a été émue et enthousiaste. Je m’y attendais un peu, mais pas à ce point. Cela s’explique par des raisons qui vont bien au-delà de ma personne. Il est vrai que les Libanais sont sensibles à ce qui arrive à leurs compatriotes de la diaspora ; il est vrai aussi que l’Académie française y jouit d’un grand prestige, qui ne s’est jamais démenti. Mais vous avez raison de suggérer qu’il y a autre chose, qui va plus loin. Dans les innombrables messages que j’ai reçus, une idée revenait constamment : nous traversons une période extrêmement sombre, et cette nouvelle est venue comme un rayon de lumière. Si je devais expliquer en quelques mots l’inquiétude des Libanais en cet été de 2011, je dirais ceci : la Syrie est secouée par une crise majeure, qui va probablement s’amplifier dans les mois à venir, et qui pourrait avoir des retombées chez tous ses voisins ; au Liban, la population est divisée sur la question, les uns souhaitant la chute du régime du président Assad, d’autres redoutant les conséquences d’un tel bouleversement.
Vous occuperez le fauteuil de Claude Lévi-Strauss. Êtes-vous un familier de son oeuvre ?
Lévi-Strauss me fascine et m’intimide. J’ai commencé à le lire à l’université ; je faisais des études de sociologie ; l’anthropologie était une matière importante, et plusieurs de ses livres étaient au programme. Ce qui ne fait évidemment pas de moi « un familier de son oeuvre ». On ne lit pas de la même manière pour préparer un examen à la fac et pour écrire un éloge à l’Académie. Je passerai donc les mois qui viennent à le lire et à le relire.
Cela dit, je me suis toujours reconnu dans sa vision du monde, qui rejette tout ethnocentrisme et qui proclame l’égale dignité de toutes les sociétés humaines.
D’une manière générale, quel avenir prêtez-vous à la francophonie ? Serait-ce « l’avenir d’une illusion » ?
Je crois en l’avenir de la langue française, mais pas comme on pouvait l’imaginer il y a quelques décennies. Je traduirai ma vision par une expression imagée : le français doit être non pas le plus faible des loups, mais le plus fort des agneaux. Je m’explique : si l’on envisage le français comme un rival de l’anglais pour la suprématie globale, la bataille ne peut plus être gagnée ; si l’on voit dans le français le chef de file d’un combat universel pour la diversité linguistique, alors la bataille peut être gagnée, et il faut la mener énergiquement.
Votre élection coïncide avec le « printemps arabe ». Quelle est votre analyse des bouleversements en cours ?
Je vis ces événements, depuis le premier jour, dans une sorte de griserie incrédule. C’est comme si mon frère jumeau était depuis longtemps dans le coma, que tous les médecins prédisaient qu’il ne se réveillerait jamais et que, soudain il s’était levé et avait recommencé à parler. Je suis heureux d’avoir vécu assez longtemps pour voir cela. On a souvent cité, depuis le début de l’année, cette superbe parole de Hölderlin qui dit, en substance, que de là où se trouve le pire mal émergera le remède qui sauve. Elle me paraît juste, pas seulement dans sa vérité poétique, mais également quant à l’analyse politique. Privés de liberté, privés de dignité, privés d’avenir, les Arabes avaient le sentiment de n’avoir plus rien à perdre. Au point de devenir littéralement suicidaires. Au cours de la première décennie de ce siècle, cela s’est traduit par des attentats meurtriers, se référant à une idéologie rétrograde. Mais très vite cette voie s’est révélée sans issue. Est apparue alors une autre manière de s’immoler, infiniment plus noble et infiniment plus efficace. La manière des bonzes. On s’immole par le feu, ou on offre sa poitrine aux balles. Soudain le sacrifice devient une voie de rédemption pour une civilisation qui se trouvait dans l’impasse depuis des siècles. C’est un événement majeur, dont on n’a pas encore mesuré toutes les implications, tant pour les Arabes que pour l’humanité dans son ensemble.
Doutez-vous de la compatibilité de l’islam et de la démocratie ?
Sur cette question essentielle, permettez que je partage ma réponse en deux. Est-ce que je crois l’islam compatible avec la démocratie ? Ma réponse est « oui » ; je pourrais développer toute une batterie d’arguments, puis les remettre moi-même en question en soulevant diverses objections ; mais je me suis contenté de vous livrer ici ma conviction intime. Oui, je le crois compatible avec la démocratie, et même avec la laïcité. L’autre question qui se pose d’elle-même aujourd’hui, c’est celle de savoir si les peuples arabes sauront, à l’issue des bouleversements actuels, définir pour la religion une place adéquate au sein de leurs sociétés, afin qu’elle n’empiète pas trop sur la vie politique, sur la définition du citoyen, sur l’élaboration des lois, etc. Et là, je suis bien obligé de dire que, à l’instant où je vous réponds, je n’en sais rien encore. Il est certain que la religion a joué un rôle significatif dans les soulèvements ; il suffit, pour s’en persuader, de se rappeler ces foules qui se prosternaient sur les places publiques ; ou tout simplement le fait que les principaux événements se produisaient le vendredi après la prière… Un grand débat commence autour de ces questions essentielles. J’espère qu’il sera mené sans violence et qu’il conduira à une modernisation politique et sociale. Mais aujourd’hui je me sens incapable d’en prédire l’issue.
Vous devez, je pense, être particulièrement sensible au « non-printemps » syrien…
Je suis fasciné par le courage des manifestants. Dans tous les pays arabes, et en Syrie un peu plus qu’ailleurs. Ce que l’Histoire vient de nous offrir en cette année 2011 est une épopée d’ampleur homérique, mais il nous faudra quelques années de recul pour en prendre pleinement conscience.
Quelle conséquence, selon vous, sur l’avenir du Liban ?
Cette question me préoccupe. Le Liban a longtemps été le pays arabe le plus démocratique, et il aurait dû se trouver à l’avant-garde de la modernisation politique et sociale ; mais son système de gouvernement est archaïque, le poids du communautarisme étouffant, et je crains que mon pays natal ne sache pas s’adapter aux réalités nouvelles. Vous avouerai-je que je le surveille de loin avec une immense appréhension ?
Ne craignez-vous pas que, passé ce beau printemps, on assiste au retour des « identités meurtrières » ? En d’autres termes, que le nationalisme prenne la relève des dictatures ?
On ne peut rien exclure. Ce qui s’est passé en 2011, c’est une affirmation forte, de la part des peuples arabes, de leur désir de liberté et de dignité. Sur ce plan, on ne reviendra pas en arrière. Mais une ère nouvelle vient de s’ouvrir, où il faudra mettre en place des institutions démocratiques, relancer l’économie, assurer le bien-être des citoyens, répondre à leurs attentes, qui sont immenses… Cela s’étalera forcément sur plusieurs décennies, au cours desquelles tout peut arriver, le meilleur et le pire.
Quand vous assisterez aux fameuses « séances du Dictionnaire », quel mot aimeriez-vous avoir à définir ?
Je suis passionné par l’étymologie, notamment celle des mots que j’appelle « voyageurs », c’est-à-dire ceux qui ont fait des allers-retours entre diverses aires linguistiques. S’il fallait en choisir un, je prendrais « rose ». En apparence, l’origine du mot paraît évidente, puisqu’il vient, comme chacun sait, du latin rosa,rosæ. Mais d’où vient rosa ? Du grec tardif rhodon, qui a également donné « rhododendron », et qui viendrait lui-même du grec archaïque wrodon, un vocable dont l’origine semble remonter à l’indo-européen wrdho, qui signifie « épine ». En arabe, la rose se dit warda et en hébreu vered. Toutes ces langues d’Orient et d’Occident ont manifestement bu aux mêmes sources… J’aime à croire que des parentés culturelles se tissent au gré des migrations.
( Propos recueillis par le service Culture du « Point », juillet 2011 )
Repères
1949 : Naissance à Beyrouth (Liban).
1973 : S’exile en France.
1983 : » Les croisades vues par les Arabes » (JC Lattès).
1986 : » Léon l’Africain » (JC Lattès).
1993 : Prix Goncourt pour » Le rocher de Tanios » (Grasset).
2010 : Reçoit le prix Prince-des-Asturies.
2011 : Élu à l’Académie française.
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au Studio 4 de Flagey
le jeudi 2 décembre 2010 à 20h15
L’Europe des écrivains
La série «L’Europe des écrivains» convoque à Bruxelles des auteurs de renommée internationale dont l’œuvre influence les manières de penser en Europe. Après Timothy Garton Ash, David Grossman, Herta Müller et António Lobo Antunes, c’est au tour de l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf d’être notre invité.
Depuis sa percée en 1986 avec le roman « Léon l’Africain », Amin Maalouf a émergé comme l’un des grands penseurs européens. Dans ses romans, essais et livrets sont traités les thèmes de l’exil et de l’identité ; il y analyse avec une perspicacité historique et une bonne dose d’érudition les relations entre Orient et Occident. « Nous sommes entrés dans le nouveau siècle sans boussole » écrit-il dans son dernier livre « Le dérèglement du monde ». Les frictions actuelles entre le monde arabe et l’Ouest le préoccupent. Sa vision du futur n’en est pas pour autant pessimiste. Selon lui, la vie ensemble peut réussir si la question de l’identité culturelle devient centrale, et si politique et religion restent clairement séparées.
Amin Maalouf est né en 1949 à Beyrouth. Après des études en sociologie et en économie, il travaille pour le journal arabe « An-Nahar ». La guerre civile libanaise le force à émigrer. En 1976, il s’installe à Paris, où il peut de nouveau exercer la profession de journaliste. En tant que rédacteur en chef de « La Jeune Afrique », il voyage à travers le monde. Bientôt, il se consacre exclusivement à son travail littéraire. Il écrit en français, mais ses livres sont traduit dans plus de 40 langues différentes.
Flagey, Het beschrijf, Uitgeverij De Geus
Entrée : € 10 (€7)
Achat billet en ligne :
http://flagey.clic-com.be/main.aspx?sPageToGo=Event&iEventId=3419&iCultureId=1036
http://www.flagey.be/fr/evenements/4072/leurope-des-ecrivains