Bienvenue dans un nouveau monde. Un monde dont le nouveau chef a conquis le leadership en violentant les principes élémentaires de la décence, de même que les idéaux et les valeurs de base de la démocratie. Donald Trump a été élu mardi à l’issue d’une journée – la nuit en Europe – qui avait commencé par donner Hillary Clinton gagnante à 82 %, pour finir par accorder au Newyorkais son bail de quatre ans à la Maison blanche. Et cela, en dépit d’une différence minime en termes de nombre de voix… en faveur de la candidate démocrate.
Les fifrelins de voix qui, dans quelques États clés comme la Floride ou l’Ohio, ont donné la victoire à Trump peuvent produire de véritables raz-de-marée. Et celui qui vient de se produire outre Atlantique résulte d’un séisme sans précédent. Pourquoi ? Parce que comme dans le référendum britannique qui a décidé du Brexit, comme dans d’autres victoires électorales qu’il est convenu de qualifier de « populistes » la victoire des uns est perçue par les perdants comme un danger existentiel. C’est-à-dire comme la négation des valeurs qui jusque-là semblaient partagées et permettaient à tous, gagnants et perdants, d’envisager la poursuite d’un destin commun sur une embarcation commune. Paul Krugman, prix Nobel d’économie et grande voix de la gauche américaine, avouait son angoisse mardi soir dans un premier billet pour le New York Times, et sa « peur pour mon pays et son unité ». Quelques heures plus tard, dans son texte suivant, Krugman se demandait déjà si « l’Amérique est un état et une société faillis ». Rien de moins.
On peut aborder par tous les bouts possibles l’élection à la présidence américaine de cette star de la téléréalité qu’est Trump. Par la colère des oubliés, par la revanche des blancs, l’une et l’autre supposément activées par les effets de la mondialisation et la peur de l’immigration. Ou encore par la faiblesse de la candidature de Hillary Clinton. L’ex-première dame, sénatrice et secrétaire d’État a finalement perdu en finale en 2016 comme elle avait perdu face à Obama dans les primaires en 2008 : contre des adversaires qui ont su encapsuler en de formules porteuses les raisons d’être de leurs candidatures, tandis qu’elle n’a jamais été capable de motiver de façon convaincante la sienne, qui avait besoin d’un programme de l’épaisseur d’une thèse universitaire.
La démocratie libérale ébranlée
Une chose est sûre : la victoire de Trump est un Brexit à la puissance mille, qui fait trembler sur ses bases la démocratie libérale à l’occidentale, et la pratique politique qui en organisait la dynamique. Bienvenue donc dans ce monde nouveau où sont considérés comme des faiblesses le respect de l’adversaire, la recherche du compromis, la séparation et l’équilibre des pouvoirs, et enfin le droit des minorités, qu’elles soient politiques, ethniques, religieuses ou sexuelles. (On espère bien sûr voir Donald Trump démentir par sa pratique de président ce qu’il a donné à voir de lui comme candidat, et oublier toutes ses promesses farfelues ou inquiétantes. Mais l’espoir est ténu.)
Les libertés qu’a prises le candidat Trump avec tous les principes évoqués plus haut – on n’en rappellera pas les occurrences, sinon qu’il n’avait accepté de reconnaître le résultat de l’élection que s’il la remportait – n’étaient-elles que postures de campagne et moulinets de bagarreur de préau ? On est bien obligés de craindre le contraire.
D’abord parce que cet homme inculte, fantasque et infantile aura son doigt sur le bouton du plus important arsenal nucléaire au monde. C’est proprement terrifiant. Il est désormais le dirigeant du pays – on aime ou on n’aime pas – qui se considère et est considéré par beaucoup comme le point focal du monde démocratique. Mais de quoi les États-Unis de Trump seront-ils le modèle ? D’un coup, d’un seul, la défaite de Clinton a propulsé la démocratie trumpienne en partenaire, parrain ou caution morale de régimes qui sont des mutants de la démocratie. Soit qu’ils aient dévié – déraillé ? – d’une route qui devait les y mener à partir de régimes dictatoriaux, comme la Russie de Poutine et la Turquie d’Erdogan. Soit qu’ils aient tout simplement entamé une marche arrière une fois arrivés à destination démocratique, au sein même de l’Union européenne, comme la Hongrie d’Orban et la Pologne de Kaczynski. (Nombre d’entre eux, auxquels on peut aussi ajouter l’Israélien Benyamin Netanyahou, se voient déjà comme de futurs grands amis du président Trump. Cela en dit aussi long sur eux que sur lui.
Enfin, sans verser ce pays dans les catégories précédentes, comment ne pas questionner les étranges phénomènes à l’œuvre au Royaume-Uni ? Ses nouveaux dirigeants obsédés comme leurs électeurs par l’immigration ont brièvement envisagé, il y a quelques semaines, de forcer les entreprises à publier leurs nombres de travailleurs étrangers. Et la semaine passée, la décision de trois juges de rappeler aux politiques que les lois qu’ils ont eux-mêmes votées doivent s’appliquer – en l’occurrence, l’obligation pour le gouvernement de consulter le parlement au sujet du Brexit – a été saluée par leur désignation à la vindicte populaire comme « ennemis du peuple » (sic).
Un modèle mutant de démocratie
Et ce n’est peut-être pas fini en Europe. En mars, les Néerlandais pourraient porter au pouvoir l’extrême droite de Geert Wilders, tandis que nombre d’observateurs européens, stupéfiés par l’élection de Trump, envisagent maintenant sérieusement que Marine Le Pen en France pourrait constituer la prochaine grande surprise… Le constat est terrible : celui d’un modèle mutant de démocratie qui s’installe et progresse au cœur même de l’UE.
À quoi cette tentation de « démocratie illibérale » – monstrueuse appellation popularisée par Viktor Orban – apporte-t-elle une réponse ? Par-delà les différences transatlantiques, le choc de l’élection de Trump fait la démonstration ultime des béances qui ont sapé le contrat social de nos démocraties : l’accroissement des inégalités et les effets pervers d’une mondialisation érigée en religion. Ces facteurs sont pour beaucoup dans le fait que nombre de citoyens de nos démocraties n’aiment plus le monde dans lequel ils vivent. C’est, pour reprendre une description chère à Herman Van Rompuy, notre ex-Premier ministre et ex-président du Conseil européen, l’écartèlement et la perte de repères entre le besoin d’une « place » (le chez soi), et « l’espace », vertigineux mais insécurisant, de la globalisation.
Aux angoisses de larges pans insécurisés de nos sociétés, voire d’autres catégories qui l’étaient moins mais sont de plus en plus insatisfaites à leur tour, quelle réponse a-t-on apporté ces deux dernières décennies ? Celle, invariable, du « Tina » : « There is no alternative » (il n’y a pas d’alternative). Une réponse correspondant à des politiques pratiquées invariablement par les gouvernements européens de gauche (ou démocrates aux États-Unis) et de droite (ou républicains), par des personnels politiques perçus comme de plus en plus interchangeables et uniformisés, et de plus en plus discrédités. Surtout lorsqu’ils vont richement discourir (Hillary Clinton) ou s’embaucher (Barroso) chez Goldman Sachs, après avoir prétendu sauver le monde ou ses plus faibles, et sans que le reste des classes politiques ne s’en émeuve.
Après s’être fait servir la « pensée unique » sous ses différentes variantes, une partie des citoyens a donc finalement décidé de tester l’autre offre politique, développée à mesure que la première décevait. Celle des nationaux-populistes. On peut aujourd’hui sans hésiter y assimiler Donald Trump. Ils arrivent avec des solutions qui bien sûr n’en sont pas. Cela s’explique d’abord par l’absurdité que souvent ils incarnent. Comment peut-on croire la promesse d’un milliardaire comme Trump, ou d’un rejeton de la haute société britannique comme Boris Johnson, d’être « la voix des oubliés », comme Trump l’a encore dit mardi soir lors de son premier discours de président élu ? Trump arrive avec les idées de sa classe (réductions d’impôts, donc des dépenses publiques, abaissement des contraintes pour les entreprises, marche arrière sur l’Obamacare…), tout en promettant déjà d’investir lourdement dans les infrastructures : en augmentant le déficit et la dette ? Ça promet chez les républicains…
Par ailleurs, le recentrage sur les « solutions nationales », il faudrait dire solutions chauvines (notre intérêt d’abord, celui de nos éventuels alliés après), couplées à la désignation d’ennemis extérieurs, ne peut que déboucher in fine sur la collision avec d’autres « intérêts nationaux ». L’histoire du 20ème siècle en a fourni les exemples tragiques que l’on sait. Et tout récemment, les accès russe et turc de prurits nationalistes, que ce soit entre eux ou avec des pays tiers, nous ont rafraîchi la mémoire en la matière.
Réinventer le pacte social
L’élection de Donald Trump est une ultime alerte. Le « business as usual » n’est plus acceptable, pas plus dans le chef des élites politiques, intellectuelles que médiatiques. (Oui bien sûr, nous nous incluons là-dedans.) Face aux effets pervers d’une mondialisation débridée, à l’approfondissement des inégalités, face au chômage de masse, au vieillissement, aux angoisses des oubliés ou d’autres qui le sont moins, les réponses politiques apportées à ce jour, que ce soient les technocratiques ou les populistes, sont les réponses d’un système qui s’est épuisé, et qui s’écroule sous nos yeux. Ce serait une erreur tragique en Europe que de penser que le coup porté par Donald Trump ne l’est qu’à l’édifice américain.
Le système économique et social – l’État providence – mis en place en Europe au lendemain de la Seconde Guerre l’a été sur la base d’un contrat social fondamental entre l’État, les entrepreneurs et les travailleurs. C’est aussi sur ce pacte social qu’ont pu être jetées les fondations d’un autre pacte, celui de la construction européenne. Ce fut un pacte moral et historique, à défaut d’un pacte social, qui a fondé la grande adhésion à l’UE des pays de l’ancien bloc soviétique. Ces pactes ont volé en éclat. Il faut les réinventer, et reconstruire avec eux une nouvelle promesse à des sociétés partiellement ou totalement déboussolées.
Il faut aussi réactualiser la pratique politique. La politique de papa, déconsidérée aux yeux des citoyens, n’est plus acceptable. Mais celle proposée désormais par Trump et ses semblables européens ne l’est évidemment pas plus. Eux retournent successivement la table dans chacun des pays où ils arrivent au pouvoir. Mais ce ne sont pas eux qui doivent retourner la table : ce sont les politiques et les citoyens conscients de l’urgence absolue de sauver nos systèmes et nos démocraties, en les remettant au service d’une prospérité partagée à retrouver. Il faut sauver, et relégitimer nos démocraties, avant qu’elles ne finissent pas s’autodétruire définitivement, en se vengeant d’elles-mêmes. Voilà la leçon historique à tirer du séisme que représente l’élection de Donald Trump.

