« Syrie : soutenons les opérations humanitaires transfrontalière »


Le Monde.fr | 29.01.2013 à 14h05 • Mis à jour le 29.01.2013 à 15h05 Par Marie-Pierre Allié, présidente de MSF ; Fabrice Weissman, directeur du Centre de réflexion sur l’action et le savoir humanitaires à MSF

A la mi-août, MSF a accueilli plus de 300 patients et pratiqué 150 interventions chirurgicales dans un hôpital situé dans le nord de la Syrie.

L’aide internationale apportée en Syrie souffre d’un grave déséquilibre. Les zones sous contrôle gouvernemental reçoivent la quasi-totalité des secours internationaux tandis que les zones insurgées en reçoivent une part infime. Et le dispositif d’assistance actuel ne permet pas de faire face à l’aggravation des conditions de vie des populations vivant à l’intérieur de la Syrie. En l’absence d’opérations humanitaires transfrontalières à destination des zones rebelles, des millions de Syriens resteront privés d’assistance.

Les bailleurs de fonds doivent se rencontrer le 30 janvier à Koweït City pour réunir 1,5 milliard de dollars au titre de l’aide humanitaire pour les victimes du conflit syrien. Jusqu’à présent, l’essentiel de l’aide internationale est distribuée depuis Damas par le Comité international de la Croix-Rouge, les agences des Nations unies et huit ONG internationales. Tous ces acteurs interviennent en partenariat avec le Croissant-Rouge syrien, seul organisme habilité par le gouvernement à distribuer in fine l’assistance. Eprouvant déjà de grandes difficultés à se déployer en zones gouvernementales, ces secouristes parviennent très rarement à obtenir les cessez-le-feu nécessaires pour traverser les lignes de front et approvisionner les populations vivant en zone rebelle.

Depuis juin 2012, l’opposition armée syrienne a étendu et consolidé son emprise sur de larges parties du territoire. S’il est impossible de connaître la proportion exacte de Syriens vivant dans des régions échappant au contrôle du gouvernement, la forte implantation de l’opposition dans les villes ainsi que dans les campagnes densément peuplées de Damas, d’Alep et d’Idlib laisse à penser qu’au minimum un Syrien sur trois (soit 7 millions de personnes) vit sous l’autorité de l’opposition armée. Pour autant, ce sont les zones sous contrôle gouvernemental qui reçoivent la quasi-totalité des secours internationaux, ceux-ci n’irriguant que de façon marginale les territoires rebelles.

Dans ces zones, l’assistance aux civils est mise en œuvre par les Syriens eux mêmes avec le soutien de la diaspora, de pays amis et de réseaux de solidarité politico-religieux. Difficilement quantifiable, cette aide est manifestement insuffisante, notamment en matière d’abris, de couvertures et d’énergie pour les centaines de milliers de personnes déplacées et celles qui les hébergent. Les réseaux syriens sont dépassés par l’ampleur des pénuries alimentaires, notamment la farine de blé et le lait maternisé. Ciblés par l’armée loyaliste, les services de santé parallèles peinent à répondre aux besoins des nombreux blessés et des malades souffrant d’affections chroniques (diabète, maladies cardio-vasculaires, insuffisances rénales, cancers, etc.), principales causes de mortalité avant guerre.

Seules quelques ONG internationales, dont Médecins sans frontières, assistent les civils en zone rebelle à partir des pays voisins. Depuis 2011, MSF approvisionne en médicaments et matériel médical des groupes de médecins syriens soignant des blessés clandestinement, dans des hôpitaux improvisés. Son action s’est renforcée au cours des six derniers mois, avec l’ouverture de trois hôpitaux dans le nord-ouest du pays dans lesquels ont été réalisées à ce jour 900 interventions chirurgicales. Mais cette assistance reste très limitée au regard des besoins, tout comme l’action des autres ONG internationales.

Le premier obstacle à l’accroissement des secours internationaux en zone rebelle est l’insécurité entretenue par l’armée loyaliste. Particulièrement intenses à proximité des lignes de front, les bombardements des infrastructures civiles (hôpitaux, marchés, boulangeries, stations-service…) par les forces gouvernementales sont néanmoins plus sporadiques à l’arrière et presque inexistants dans un certain nombre de régions frontalières. L’expérience des ONG déjà présentes prouve qu’il est possible d’accroître l’aide internationale en dépit d’un risque résiduel élevé, mais acceptable au regard des besoins.

Le deuxième obstacle tient aux difficultés de collaboration entre les acteurs humanitaires internationaux et les réseaux d’assistance syriens. Comme souvent dans les situations de conflit, il n’est pas rare que plusieurs autorités de fait revendiquent le statut de coordinateur des secours pour une région donnée. Incapable d’évaluer a priori leur influence et leurs performances opérationnelles, les acteurs humanitaires se montrent méfiants à l’égard de ces coordinateurs locaux, généralement associés à des réseaux militaires, politiques, religieux, familiaux, claniques, économiques concurrents. Craignant d’être impliqués dans des luttes internes qui pourraient menacer leur sécurité et l’impartialité de leurs opérations, les ONG tendent ainsi à contourner les autorités et les associations d’entraide syriennes. Ce faisant, elles se posent en concurrents des principaux prestataires de secours syriens, peu enclins de ce fait à leur faciliter la tâche.

Enfin, la semi-clandestinité dans laquelle se déploient les opérations humanitaires transfrontalières est un frein à leur développement. Si les pays frontaliers, comme la Turquie, tolèrent la présence des ONG engagées en Syrie, ils ne sont pas prêts à leur accorder les facilités logistiques et administratives associées à une reconnaissance officielle. Ralentissant l’action, cette semi-clandestinité contrevient de plus aux règles de financement des bailleurs de fonds, qui rechignent à soutenir les ONG engagées dans des opérations transfrontalières. Cette situation est d’autant plus paradoxale que l’Union européenne, les Etats-Unis, la Turquie et près de 130 pays reconnaissent l’opposition armée comme représentant légitime du peuple syrien et lui accordent à ce titre.

L’aide humanitaire en temps de guerre exige souplesse et réactivité de la part de ses acteurs comme de ses donateurs institutionnels, faute de quoi elle est condamnée à un rôle de témoin passif des souffrances qu’elle vise à alléger. Les participants à la conférence de Koweït City doivent reconnaître la légitimité d’opérations humanitaires transfrontalières vers la Syrie et leur accorder le soutien financier, administratif et logistique qu’elles requièrent.

Marie-Pierre Allié, présidente de MSF ; Fabrice Weissman, directeur du Centre de réflexion sur l’action et le savoir humanitaires à MSF

Le peuple syrien fait les frais d’une névrose collective


02 novembre 2012 Par Les invités de Mediapart

Après un an et demi de répression en Syrie, «j’observe avec colère l’argumentaire de certains, à gauche comme à droite, visant à légitimer un non-engagement aux côtés du peuple syrien», écrit Marie Peltier. Cette historienne et chercheuse en Belgique s’indigne de l’indifférence de la communauté internationale.

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Depuis le début du soulèvement populaire en Syrie, au printemps 2011, j’observe avec circonspection – et aujourd’hui, au vu de la situation, avec colère – l’argumentaire de certains, à gauche comme à droite, visant à légitimer un non-engagement aux côtés du peuple syrien. Ces arguments, souvent contradictoires, mais désormais partagés par des personnes aux convictions politiques diamétralement opposées, ne manquent pas : l’Islamisme, l’Impérialisme, le Sionisme, le Capitalisme, le Conformisme, le (Néo)Colonialisme, le Droit-de-l’Hommisme, le Militarisme, l’Interventionnisme… La Pensée unique, le Grand Complot, le Mal. Celui auquel on ne peut se soumettre, quel que soit le prix.

Même s’il s’agit de la vie de millions de personnes.

Même si les informations collectées par les ONG et les journalistes sur le terrain sont sans appel quant à la répression, à la torture et aujourd’hui au massacre du peuple syrien par son propre gouvernement.

Même si cette violence à elle seule ne peut plus permettre depuis longtemps de justifier un quelconque soutien à un régime depuis longtemps aux abois.

Tout se passe comme si les postulats des uns et des autres les avaient résolument aveuglés, rendus incapables de reconnaitre une réalité dramatiquement simple : celle d’un peuple se battant pour sa liberté après plus de 40 ans de dictature et se faisant réprimer violemment depuis 19 mois, dans une indifférence internationale quasi-généralisée. Même si ce peuple, comme nous tous, est lui-même traversé par des tensions, des fractures, des contradictions.

Dans ce combat contre l’Ennemi Invisible, le cas syrien semble devenu une « cause » emblématique, rendant possible toutes les alliances et toutes les compromissions. L’on observe pantois la gauche laicarde faire des mamours à la droite identitaire et s’émouvoir soudainement du « sort des Chrétiens », tandis que l’on découvre cette même droite subitement férue de laïcité et pourfendeuse de la volonté hégémonique occidentale dont elle a pourtant été l’un des plus fidèles apôtres.

Cette dynamique serait anecdotique si elle n’était pas révélatrice d’un mal sociétal plus profond : celui d’une incapacité grandissante à exister dans le débat public autrement que sur le mode victimaire. La lutte pour nos convictions a progressivement basculé en une déresponsabilisation citoyenne où l’on ne s’exprime que pour dénoncer, au risque de toutes les contradictions. La cristallisation de nos positionnements autour d’objets idéologiques privilégiés nous a conduits à penser que la lutte contre l’Ennemi (forcément extérieur) justifie tous les moyens.

Si interroger nos combats obsessionnels semble si difficile, c’est bien que ceux-ci nous ouvrent une « voie royale » : celle de nous dédouaner de toute responsabilité et de tout questionnement sur nos propres lâchetés, nos propres complicités, nos propres incohérences. Le danger en effet ne vient pas de cet esprit critique revendiqué désormais comme le moteur sacro-saint de nos combats. Le problème est bien qu’au nom de notre « Anti-Conformisme », nous en venons à occulter l’exigence même de cette posture critique : l’application de cette démarche d’abord et avant tout sur un plan personnel, à notre propre égard.

Le glissement est dès lors lourd de conséquences : nous en venons à agir comme si nos combats idéologiques pouvaient faire fi d’une quelconque considération humaine. Nous revendiquons depuis un « lieu désincarné », au nom de nos positionnements géo-politiques, socio-économiques, religieux et autres, qui au lieu de servir l’humain, lui font écran. Comme si le cœur de nos  engagements pouvait se situer ailleurs que dans un désir d’œuvrer non d’abord pour des causes, mais avant tout pour des personnes, forcément à notre image : faibles, pleines de contradictions et d’incohérences, mais aspirant aussi à plus de respect, de justice, de liberté, d’écoute, de compréhension, de reconnaissance.

« Que celui qui combat les monstres prenne garde dans sa guerre à ne pas devenir un monstre lui-même. A force de plonger votre regard trop longtemps dans l’abime, c’est l’abime qui rentre en vous », disait Nietzche. Faisons le vœu que ce vain combat contre ces monstres extérieurs ne cautionne plus pour longtemps notre manque de fraternité et de solidarité vis-à-vis d’un peuple qui souffre sous nos yeux depuis bien trop longtemps…

Marie Peltier

Historienne, citoyenne belge, elle est l’auteur d’une étude parue en 2010 sur le poids mémoriel dans le dialogue interculturel (elle peut être consultée ici en format PDF).

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