Ce que les urnes tunisiennes n’ont pas dit


Béji Caïd Essebsi, 88 ans, vient de remporter la première élection présidentielle tenue librement en Tunisie. Il entendait incarner le camp laïque, même si son adversaire au second tour, Moncef Marzouki, n’était pas assimilable à l’islamisme stricto sensu, loin de là. L’avis sur ce scrutin de François Burgat, politologue spécialiste de l’islamisme.

La victoire du candidat du camp dit «laïque» à la présidentielle tunisienne signifie-t-elle que la Tunisie a «tourné la page de l’islamisme » comme certains observateurs en France se sont empressés de le proclamer?
Rien n’est moins sûr. Et pour plusieurs raisons. D’abord parce que ce n’est pas en tant qu’islamistes que les membres d’Ennahda ont dû céder leur première place dans le scrutin législatif. Si leur popularité, et celle du candidat à qui ils ont ensuite accordé un soutien officieux mais bien réel, a reculé, c’est avant toute chose parce qu’ils ont pris le risque d’exercer le pouvoir en 2012-2013 dans une conjoncture exceptionnellement exigeante et à laquelle – ni plus ni moins d’ailleurs que les autres compartiments de l’opposition – ils n’étaient réellement préparés. Si dans cette phase délicate, leur couleur politique leur a valu une difficulté spécifique, c’est seulement l’hostilité hypocrite et néanmoins généralisée de la rive occidentale du monde (la France qui avait traîné ostensiblement les pieds avant de se décider à prendre acte de la victoire d’Ennahda ayant montré la voie), ainsi que celle, à l’exception notable du Qatar, de l’entière corporation des «dictateurs arabes sans frontières». Si ces «grands démocrates» apportent un soutien financier massif, en Tunisie comme en Egypte, aux adversaires des islamistes, ce n’est pas, est-il besoin de le rappeler, du fait d’un subit prurit ultra laïc. C’est seulement parce qu’ils savent – et on peut leur faire confiance – que c’est dans cette mouvance et non dans la gauche défunte que se trouvent les principaux obstacles à leur rêve d’immortalité politique.

Ennahda avait gouverné avec des formations de gauche…
C’est la seconde raison expliquant l’effacement relatif du camp d’Ennahda et de ses alliés: lors de ce scrutin présidentiel, ce parti ne représentait pas, tant s’en faut, la totalité des forces que l’on regroupe généralement sous le label de plus en plus imprécis d’«islamistes». Ennahda paye ainsi le prix de son option délibérée de gouverner au centre, et de se couper ce faisant d’une importante partie de sa clientèle potentielle. Il faut donc prendre acte de ce choix, aussi délibéré que respectable. Et se garder dès lors de conclure – comme le fait une partie des observateurs français – que la petite composante du paysage politique tunisien avec laquelle nous partageons un anti-islamisme virulent a des raisons, et nous avec elle, de triompher.

On entre dans une «ère démocratique» en Tunisie?
A défaut d’avoir «tourné la page de l’islamisme», la Tunisie est en train d’ouvrir celle de l’alternance, et donc de la possibilité de voir une majorité alternative succéder à celle qui est en train de reprendre le pouvoir. Sans doute est-ce bien la dimension qui donne aujourd’hui à ce scrutin la portée historique qui est la sienne.

Propos recueillis par Baudouin Loos

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