Une « radicalisation très rapide », cela s’appelle une conversion


Les heures qui ont suivi la tragédie de Nice ont vu les dirigeants chercher leurs mots pour caractériser l’auteur de l’attentat : « terroriste » assurément, mais « islamiste » pour les uns, pas forcément pour les autres, avec la même incertitude pour « radical ». Et puis est tombée la revendication du carnage par Daech, le bien mal-nommé « Etat islamique », et le ministre de l’Intérieur a pu enfin décrire un terroriste « radicalisé très rapidement ».

Plutôt que le terme de « radicalisation », dont on voit qu’il obscurcit autant qu’il éclaire, j’ai proposé dès mars dernier dans une tribune au « Monde » d’utiliser le mot de « conversion ». Le basculement « très rapide » renvoie à l’intégration dans une secte, Daech, qui prône la religion jihadiste, avec le salut assuré pour ses seuls fidèles et les pires tourments prédits, et parfois infligés, à ceux qui sont désignés comme adversaires.

Cette secte millénariste affirme l’imminence de la Fin des Temps, du fait de la multiplication de signes prophétiques sur la terre de Syrie (en arabe bilad al-Cham). C’est sur cette terre qu’a déjà commencé l’ultime bataille, entre les localités de Dabiq et d’A’maq (Dabiq est le nom du magazine en ligne de Daech et A’maq celui de son « agence de presse » où a, entre autres, été revendiqué le carnage de Nice). Les fidèles qui périront dans ce combat apocalyptique auront le privilège de racheter les péchés de 70 de leurs proches au Jugement dernier.

Mohamed Lahouaiej Bouhlel n’avait de musulman que le prénom. Il ne respectait aucune des prescriptions canoniques de l’Islam, que ce soit la prière, le jeûne, la charité ou le pèlerinage. Sa consommation d’alcool était apparemment problématique. Le tueur de Nice ne s’est donc pas « radicalisé » dans l’Islam, il s’est converti à la secte jihadiste. Converti comme des centaines d’autres Françaises ou Français, dont Daech se charge de déconstruire l’éventuel bagage culturel et religieux pour y substituer le credo de la secte.

C’est en 1987 que Bruno Etienne, avec son livre « L’Islamisme radical », popularise une catégorie au fond fourre-tout de « radicalité » : s’agit-il d’appliquer l’Islam à la racine, dans une forme de fondamentalisme, ou bien de tirer d’une religion un programme d’action politique ? Les recherches ultérieures et l’évolution des pays arabo-musulmans ont clarifié la distinction entre l’Islam politique, d’une part, et le salafisme de type littéraliste, d’autre part.

L’invasion du Koweit par l’Iraq de Saddam Hussein en 1990 et l’appel saoudien à une intervention des Etats-Unis pour l’en chasser clive jusqu’à aujourd’hui le champ islamiste : les tenants de l’Islam politique, au premier rang desquels les Frères musulmans, fustigent alors le recours à Washington, tandis que les salafistes se rallient à leurs parrains du Golfe et en sont généreusement récompensés. Mais un troisième courant, ultra-minoritaire, condamnant les uns et les autres, prône un jihad révolutionnaire à l’encontre des régimes en place.

Ce jihadisme a donc pour priorité la prise du pouvoir dans les pays arabes. Il devient « global » en faisant de la planète entière une « terre de jihad », alors que quatorze siècles de pratique islamique avaient ancré le jihad dans un territoire précis à conquérir ou à défendre. Cette mutation s’opère en Afghanistan, avant que ce « jihad global » ne se leste d’un message apocalyptique sur les terres d’accomplissement des prophéties que sont l’Irak, et plus encore la Syrie.

On voit combien l’expression d’« islamisme radical » rend mal compte de la réalité de la secte jihadiste, qui divise le monde en cinq catégories : les « Musulmans », terme réservé aux seuls membres de la secte, les « Apostats », soit tous les Sunnites, les « Hérétiques », soit les Chiites et autres familles de l’Islam, et enfin « les Juifs et les Croisés ». C’est bien pourquoi les Musulmans, et avant tout les Sunnites, sont partout en première ligne face aux sectateurs de Daech qui leur dénient leur identité même de Musulmans.

Le choix des termes justes va de pair avec la définition des alliances stratégiques dans ce combat de longue haleine contre le monstre jihadiste.

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Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po (Paris). Il a aussi été professeur invité dans les universités de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington). Ses travaux sur le monde arabo-musulman ont été diffusés dans une douzaine de langues.

Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po (Paris). Il a aussi été professeur invité dans les universités de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington). Ses travaux sur le monde arabo-musulman ont été diffusés dans une douzaine de langues.

Filiu: «On aurait préféré que les Syriens se laissent massacrer en silence»


 

Avec Les Arabes, leur destin et le nôtre, paru en 2015, le Français Jean-Pierre Filiu parcourt plus de deux siècles de destinée commune entre le monde arabe et l’Europe. Une histoire contée par un chercheur qui n’a jamais hésité à prendre position. Surtout depuis que le conflit en Syrie s’est développé. Nous l’avons rencontré à Bruxelles, après sa conférence donnée à l’UPJB.

Que pensez-vous de clichés en Occident affirmant que «l’islam n’est pas compatible avec la démocratie » et que « ces gens-là ont besoin d’un pouvoir fort sinon le chaos l’emporte»?
Dans mon dernier livre, en autres, je rappelle que la Tunisie a aboli l’esclavage deux ans avant la France, et en 1861 a élaboré la première constitution du monde musulman qui comportait la séparation du politique et du religieux. Les Lumières arabes, qu’on désigne sous le nom de «Nahda» (renaissance), se sont largement inspirées des Lumières européennes mais sur certains points elles étaient très en avance. Pendant deux siècles rarement des peuples comme les peuples arabes n’auront lutté avec constance et opiniâtreté pour leurs libertés individuelles et collectives. Et ce combat a été systématiquement contrarié, frustré, du fait d’interventions étrangères et/ou de régressions autoritaires, celles-ci étant souvent liées à celles-là.

 

On a totalement effacé l’héritage parlementaire et pluraliste du monde arabe, qui était très vivace dans l’entre-deux-guerres, avec ses imperfections comme dans tout système démocratique. Des partis libéraux, une presse pluraliste, des débats d’idées, tout cela a été englouti dans ce que j’appelle «le grand détournement» de 1949 et 1969, entre le premier coup d’Etat en Syrie et celui de Kadhafi en Libye. Ce grand détournement par des pouvoirs militaires et liberticides a tué cet héritage et fondé ce mythe du despote utile dont les Arabes auraient soi-disant besoin. Un mythe réactivé après le 11-Septembre, quand tous ces régimes se sont posés en partenaires de la «guerre contre la terreur» de l’administration Bush et ont assimilé toute forme d’opposition à Al-Qaïda. La réalité aujourd’hui, tragique, c’est que la dictature égyptienne actuelle a ramené le pays à un niveau de violence inconnu depuis… Bonaparte en 1798; quant à la dictature syrienne, elle a fait régresser le pays au niveau d’horreur de Tamerlan en 1400. Donc, on n’est pas dans une «restauration» autoritaire, on n’est même pas dans une stabilité en trompe-l’œil, on est dans une régression épouvantable qui fait que plus les dictatures sont fortes plus les djihadistes sont puissants.

Y a-t-il eu un tournant en Syrie?
Pour Daesh, c’est août 2013. Avec la reculade occidentale, notre inaction, après le carnage chimique orchestré par le régime près de Damas. C’est là que Daesh a pris son envol. Avec cette justification mensongère, comme tous les éléments de la propagande djihadiste, qui est que ce serait un «djihad humanitaire», de solidarité avec le peuple syrien.

Il semble que depuis les attentats du 13 novembre à Paris l’idée s’impose que Daesh est l’unique ennemi…
La France continue à défendre une ligne «ni-Bachar ni Daesh» dans une solitude occidentale préoccupante. Car Bachar est aujourd’hui la principale machine à produire des réfugiés. Il a expulsé la moitié de la population syrienne hors de ses foyers. Et, aujourd’hui, les réfugiés qui avaient relativement les moyens de quitter le pays, de payer leur voyage, risquent d’être remplacés par des paysans expulsés par la politique de la terre brûlée menée désormais par la Russie, dont les bombardements sont encore plus dévastateurs que ceux du régime Assad.

C’est un aveuglement, en Occident?
Il y a eu deux tournants révolutionnaires affectant la sécurité de l’Europe: la chute du Mur de Berlin en 1989 puis la chute du Mur de la peur chez les Arabes en 2011. Ce deuxième tournant n’a absolument pas été pris en compte pour ce qu’il était par les Européens qui, au contraire, l’ont regardé avec perplexité sinon hostilité. On est encore dans un monde où le seul impérialisme serait américain. Comme si l’impérialisme russe n’existait pas! La guerre totale contre la terreur version Poutine risque d’être aussi dévastatrice pour la sécurité du continent européen que ne le fut la version George W. Bush, avec notamment l’invasion de l’Irak qui est à la source de la naissance de Daesh. On peut ainsi multiplier les incapacités à voir la nouveauté, et cela se traduit par des réflexes conservateurs du type «revenons au statu quo ante». Sauf qu’il est impossible d’y revenir, c’est fini.

D’où viennent les erreurs d’analyse occidentales?
Très souvent, les politiques ne veulent pas entendre ce que les diplomates leur disent. Il est ainsi clair qu’aujourd’hui le président Obama est dans le déni. Il a décidé que rien ne se passerait au Moyen-Orient jusqu’à son départ de la Maison-Blanche, donc il impose des mensonges d’Etat qui me paraissent aussi graves que ceux de l’administration Bush. Par exemple, le nombre de djihadistes prétendument tués. Aucune personne sérieuse ne peut admettre le chiffre donné de 20.000. On est peut-être dans l’ordre de grandeur entre 2 et 3.000. Et d’ailleurs cela ne veut rien dire si, dans l’intervalle, ils en ont recruté 50.000. Donc, on se ment. Avant le Bataclan, il a eu les attentats dans le Sinaï (l’avion de ligne russe piégé, NDLR), à Ankara, à Beyrouth. Après, il y a eu Tunis, Istanbul, Jalalabad, Djakarta et San Bernardino. Et on veut nous expliquer que Daesh est affaibli ! Quand on entend les Américains dire «Daesh aura été significativement affaibli», je cite, «d’ici à la fin de 2016», ils éludent que d’ici à la fin de l’année l’équivalent du Bataclan peut se produire à plusieurs reprises dans le monde entier.

Que faire, alors?
La seule façon de reprendre l’initiative contre Daesh c’est de s’emparer de Raqqa (son QG dans le nord-est syrien, NDLR). Ce qui impose d’agir avec les forces révolutionnaires syriennes, arabes sunnites, qui sont précisément celles que Poutine bombarde. Chaque jour qui passe rend la menace encore plus sérieuse, il ne faut pas se mentir. On entend des responsables dire à Bruxelles que la question n’est pas de savoirsi un nouvel attentat aura lieu mais quand il aura lieu. C’est terrible. On est dans une forme de défaitisme. Il faut préparer l’opinion, mais en même il faut désigner correctement, en dehors de toute envolée démagogique, la voie que l’on pourrait suivre pour sortir de cette impasse. Si on ne frappe pas Daesh comme il le faut – c’est-à-dire à la tête et chez lui – c’est parce qu’on s’interdit de le faire, comme les Américains.

Que pensez-vous de l’idée que, malgré que ce soit un salaud, Assad serait «un moindre mal» à côté de Daesh?
J’ai connu Assad père et je connais Assad fils. Je les ai pratiqués depuis plus de trente ans. Ils ne sont pas le moindre mal, mais la source de ce mal! L’idée qu’on pourrait endiguer ce mal en les ménageant est faire preuve au mieux d’aveuglement, au pire du cynisme. Cette abdication morale ne peut qu’alimenter les deux monstres, Assad et Daesh. Et puis, soyons justement réalistes: que peut rapporter Assad dans la lutte contre Daesh? Des soldats? Non, il n’en a pas. Des informations? Il n’en a pas. Une légitimité politique? Il n’en a pas. Il n’y a plus d’Etat en Syrie. On est face à une bande mafieuse soutenue à bout de bras par la Russie et par l’Iran. Au-delà même de la Syrie, il faut identifier les forces vives qui sont nos alliés naturels dans ce combat pour nos libertés au nord et au sud de la Méditerranée. Ce n’est pas facile! Ça implique d’aller au-delà justement de tous les clichés. Car la limite de l’audace pour certains décideurs européens c’était de savoir si on est prêt à travailler avec les islamistes! Si on avait développé une coopération digne de ce nom avec toutes les structures d’administration locale dans la Syrie rebelle, on aurait maintenant partout des partenaires sur le terrain, qui seraient aussi des vecteurs d’information et de mobilisation contre Daesh. On ne l’a pas fait.

Les cassandres disent que si on avait aidé les rebelles en 2011-12, qui présentaient déjà un front fragmenté, on aurait favorisé le développement d’une situation anarchique à la libyenne…
Les personnes qui pontifient ainsi n’ont pas la moindre idée de ce qui se passe concrètement sur le terrain. Ils ont surtout perdu l’empathie. Ils regardent ces Arabes comme des créatures exotiques et non pas comme des gens qui ont fondamentalement les mêmes aspirations que nous. Les mêmes aspirations que les Européens de l’Est en 1989. Concrètement, nous ne pouvons pas faire comme si notre responsabilité n’était pas totalement engagée. Or qu’avons-nous fait? Moins que rien! Non seulement nous n’avons pas suivi nos déclarations de principe – je parle des attaques chimiques mais on pourrait citer toutes les dispositions du droit de la guerre qui ont toutes été violées de manière systématique par le régime Assad et la Russie – mais nous négligeons aussi que de la réussite du combat de l’opposition dépend notre sécurité. Le problème est que plus on attend plus l’investissement sera lourd et dur pour un résultat aléatoire et réversible. Parce qu’on a trop attendu. Et on continue d’attendre malgré le Bataclan. Alors que de toute façon nous serons obligés d’intervenir à un moment ou à un autre. Car il deviendra intolérable pour nos opinions publiques de rester indéfiniment sous cette menace. Le symbole de Bruxelles paralysée pendant plusieurs jours pourrait être l’annonce de ce qui sera demain le devenir de nos sociétés. C’est intenable! Il y aura un moment où l’on demandera aux dirigeants de faire quelque chose. Enfin. Et là-bas. Tout ce qu’on peut faire ici ne sera jamais que la gestion des retombées. On peut tuer Daesh effectivement, mais il faut nouer une coopération durable et solide avec des forces sur le terrain qui peuvent mener l’offensive sur Raqqa. On en revient à la même chose : il faut travailler avec ces révolutionnaires qu’on a enterrés deux cents fois – et étrangement ils sont toujours là, ils ont une direction politique, des délégations, des porte-parole et ils sont capables de s’organiser, de mettre en avant leurs revendications. Au fond, le non-dit c’est que la révolution syrienne embête tout le monde! On aurait préféré que ces Syriens se laissent massacrer en silence. Pourtant non, ils ne reviendront plus jamais en arrière, le mur de la peur est tombé. Mais ils savent que si jamais Assad, par exemple, revenait à Alep, ce serait un bain de sang comme sans doute on n’en a encore jamais vu au Moyen-Orient. Que sortirait-il de cela? Encore plus de djihadistes et de réfugiés. On voit bien qu’on est dans une spirale infernale mais comme on recule le moment de vérité, on aggrave les termes d’une équation connue qui demande à tous, politiques, intellectuels, journalistes et militants, de se prononcer.

Propos recueillis le 3 février 2016 par BAUDOUIN LOOS

Biographie Express
A 55 ans, Jean-Pierre Filiu a une carrière déjà bien remplie, qui a vu cet arabisant tâter de la diplomatie dans le monde arabe et à Washington. Désormais chercheur au Ceri et professeur à sciences po, il a écrit une quinzaine d’essais dont une Histoire de Gaza, en 2012, Je vous écris d’Alep, en 2013, et Les Arabes, leur destin et le nôtre, en 2015.

 Source : ce permalien.

Jean-Pierre Filiu: Les Arabes, leur destin et le nôtre. Histoire d’une libération


JEAN-PIERRE FILIU
Historien et arabisant, spécialiste de l’Islam contemporain, professeur à Sciences Po Paris
Autour de son livre « Les Arabes, leur destin et le nôtre. Histoire d’une libération ». Editions La Découverte.
Depuis des décennies, l’actualité offre l’image d’un monde arabe sombrant dans la violence et le fanatisme. Comme si une malédiction frappait ces peuples, de l’interminable conflit israélo-palestinien aux guerres d’Irak et de Syrie, en passant par l’essor du jihadisme international. Jean-Pierre Filiu nous offre une autre histoire des Arabes. Une histoire intimement liée à la nôtre. Une histoire faite d’expéditions militaires et de colonisations brutales, de promesses trahies et de manœuvres diplomatiques, une histoire de soutien à des dictatures féroces ou à des régimes obscurantistes, mais tous riches en pétrole. Cette « histoire commune » qui a fait le malheur des Arabes ne doit pas faire oublier une autre histoire largement méconnue: une histoire d’émancipation intellectuelle, celle des « Lumières arabes » du XIXe siècle, mais aussi une histoire d’ébullition démocratique et de révoltes sociales, souvent écrasées dans le sang. Autant de tentatives pour se libérer du joug occidental et de l’oppression des despotes, afin d’écrire sa propre histoire. Sous la plume de Jean-Pierre Filiu, les convulsions du présent se prêtent alors à une autre lecture, remplie d’espoir: dans la tragédie, un nouveau monde arabe est en train de naître sous nos yeux.
Introduction: Henri Wajnblum

mardi 2 février à 20:15

UPJB, Rue de la Victoire 61, 1060 Bruxelles

PAF: 6 €, 4€ pour les membres, tarif réduit: 2€

« Jihad Academy », plaidoyer d’un ex-otage face à Daech


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Jean-Pierre Filiu
Universitaire
Publié le 01/03/2015 à 08h18

« Jihad Academy » de Nicolas Hénin

Nicolas Hénin a beau être plus jeune que moi, c’est un journaliste « à l’ancienne ». Là où d’autres s’épuisent dans une vaine traque du « scoop », lui s’immerge des semaines, voire des mois, sur son terrain, dont il apprend la langue et maîtrise les codes. Il cite soigneusement ses sources, préférablement arabes, au moins arabisantes, avant d’avancer faits et interprétations.

Surtout, là où d’anciens otages ont visé le succès de librairie en révélant les « secrets » de leur détention, Nicolas Hénin, détenu par Daech de juin 2013 à avril 2014, nous livre avec « Jihad academy » un plaidoyer sur les moyens de comprendre, et donc de faire face à la menace djihadiste. Sa pudeur est telle qu’il n’évoque pas une fois les épreuves qu’il a subies aux mains de ses geôliers.

Hénin va même plus loin en soulignant les deux poids, deux mesures de l’indignation occidentale face à la barbarie de Daech.

Son livre s’ouvre par l’assassinat en Syrie du journaliste américain James Foley, en août 2014, par l’organisation d’Abou Bakr al-Baghdadi, qui s’était proclamé « calife » le mois précédent en Irak. Hénin « porte le deuil » de son confrère supplicié, mais il n’en oublie pas pour autant les centaines de milliers de victimes de ce conflit, qui sont tombées sans susciter une indignation comparable.

Nicolas Hénin (à droite), avec les autres otages libérés, accueillis par François Hollande le 20 avril 2014 (KENZO TRIBOUILLARD/AFP)

Parabole de cour d’école

Lors de ses interventions publiques, Hénin fut confronté, comme moi-même tant de fois, au défi de l’incompréhension des citoyens même bien intentionnés face à une crise syrienne qui brouille tous nos repères.

Il y répond, avec plus d’humour que moi, par une parabole de cour d’école. Un voyou terrorise un de ses camarades qui va se plaindre à sa maîtresse ; celle-ci réprimande sévèrement le voyou, qui file une nouvelle raclée à sa victime dès le lendemain, avec la même réaction de principe du corps enseignant.

Les brutalités se répètent jour après jour, sans aucune intervention effective pour les stopper de la part de ceux dont c’est pourtant la mission. Alors le souffre-douleur va chercher une bande de malfrats qui le vengent avec force coups. Le voyou peut dès lors se précipiter vers sa maîtresse pour se lamenter de la perversité de sa victime.

C’est ce qu’on appelle une prophétie auto-réalisatrice et elle prêterait à sourire s’il ne s’agissait d’un peuple à la civilisation la plus ancienne de l’Histoire.

Nicolas Hénin construit son plaidoyer en chapitres solidement charpentés, aux titres qui claquent : « Le marketing de la laïcité », « Le poids de l’argent » ou « L’arnaque de Kobani » (localité syrienne, frontalière de la Turquie, dont la guérilla kurde fit à l’automne 2014 son « Stalingrad » face à Daech).

Il tord le cou à ce « bon sens près de chez vous » qui fait des ravages chez les décideurs et les commentateurs soi-disant « réalistes » :

« Outre le fait qu’une collaboration politique avec les services de sécurité syrien, responsables de crimes de masse, serait immorale, il faut garder à l’esprit qu’elle serait totalement contre-productive. Bachar al-Assad est le pire partenaire possible pour lutter contre l’Etat islamique. Il manque d’ailleurs singulièrement d’informations sur les djihadistes qui déferlent sur son sol. »

Merci qui, Baghdadi ? Merci, Assad ! ! !

On recommandera à « Tintin-Fillon » et aux amis de Marine-Poutine la lecture des pages sur l’infiltration des djihadistes par les services d’Assad et le soutien multiforme que la dictature syrienne leur a apporté. Hénin, juste avant son enlèvement à Raqqa en juin 2013, constate que le QG de Daech y reste intact, alors même qu’Assad n’hésite pas faire pilonner des cibles civiles toutes proches.

Ce n’est que plus d’un an après que l’état-major jihadiste, parfaitement identifiable, sera frappé… par les Etats-Unis. On dit merci qui, Baghdadi ? Merci, Assad ! ! !

Vous savez par ailleurs, chers riverains, que j’appelle systématiquement Daech l’organisation que Nicolas Hénin, par excès de scrupule, désigne encore comme « Etat islamique ».

On voit bien les dangereux amalgames qu’une telle désignation peut susciter. Après tout, personne n’appelle Al Qaeda « La Base » ou Hezbollah « Le Parti de Dieu ». Daech étant un acronyme arabe, cette utilisation a été banalisée pour le Fatah (qui signifie littéralement « mouvement de libération de la Palestine »), le Hamas (personne ne dit « mouvement de la résistance islamique »), sans parler, pour l’hébreu, de Tsahal (« Forces de défense d’Israël ») ou du Shin-Beth/Shabak (« Service de sécurité »).

Aussi le fruit de « nos erreurs »

Mais, foin de controverses linguistiques (quoiqu’elles ont leur importance), l’important est la leçon que nous donne à méditer Nicolas Hénin, grandi qu’il est par son expérience directe de l’enfer djihadiste : ce monstre-là est aussi le fruit de « nos erreurs », comme l’indique le sous-titre de cet essai nécessaire et percutant.

Deux mois après les tragédies des 7, 8 et 9 janvier 2015 à Paris, il n’est pas trop tard pour en tirer enfin toutes les conséquences.

Infos pratiques
« Jihad Academy »
De Nicolas Hénin

Ed. Fayard, 260 p., 18€.

La Syrie est bel et bien notre guerre d’Espagne : relire Orwell


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Jean-Pierre Filiu

Universitaire
Publié le 01/09/2014 à 10h54

Les analyses sans concession que j’ai publiées au fil des mois sur la révolution syrienne m’ont amené des réactions contrastées en termes positifs ou négatifs. Mais aucun de ces textes n’a suscité autant d’hostilité que ma mise en perspective du conflit syrien à la lumière de la guerre d’Espagne.

En avril 2013, j’ai tenté, dans les colonnes du Monde, de dresser un parallèle entre, d’une part, l’Espagne de Franco soutenue par l’Allemagne d’Hitler et l’Italie de Mussolini et, d’autre part, la Syrie d’Assad appuyée par la Russie de Poutine et l’Iran de Khamenei. Quant je parle d’Espagne, d’Allemagne, d’Italie en 1936-39, de Syrie, de Russie et d’Iran en 2011-2014, je ne parle pas des peuples de ces extraordinaires pays, mais des régimes despotiques qui en ont accaparé le devenir et les ressources.

Deux triades des dictatures

Face à cette triade des dictatures, active alors comme aujourd’hui, je mettais et je mets en exergue la résistance, alors du peuple espagnol, aujourd’hui du peuple syrien, déterminé une fois pour toutes à reprendre son destin en mains. Mais je soulignais et je souligne que cette révolution avait et a pour ennemi mortel les visées totalitaires des forces arrivées soi-disant pour la secourir, les staliniens dans l’Espagne républicaine, les jihadistes dans la Syrie soulevée contre Assad.

Que n’ai-je pas entendu pour avoir osé associer une partie de la geste « progressiste » européenne à ceux que de distingués intellectuels considèrent toujours comme des Arabes englués dans leurs querelles d’Arabes ! J’avais en effet brisé un tabou, celui du caractère exemplaire, et par définition exclusif, de notre « progrès » lorsque est en jeu la libération de peuples qui ne sont pas censés partager nos « valeurs ». Bel aveu de refus d’universalité des dites « valeurs », mais passons…

Les liens intimes de ma famille avec l’Espagne et ma haine aussi profonde du fascisme que du stalinisme m’ont préservé de la vision « sulpicienne » de la guerre d’Espagne. Ce conflit fut un épouvantable carnage, mais c’est du côté de la République qu’il fallait se tenir, quelles que soient les horreurs, et elle furent nombreuses, perpétrées en son nom. Et les franquistes avaient une indéniable base sociale, même si c’est au nom du peuple, et du peuple seul, qu’ont combattu et qu’ont été vaincus les Républicains.

Si j’invoquais au printemps 2013 les références de la guerre d’Espagne, c’est parce que la non-intervention prônée par le Front populaire en 1936 n’avait sauvé ni la République en Espagne, ni la paix en Europe. Après trois années à prôner l’abandon du peuple syrien, de crainte que les djihadistes n’en tirent profit, nous avons aujourd’hui contribué à nourrir le monstre djihadiste à l’ombre du monstre de la dictature d’Assad. Et ce monstre ne va pas éternellement rester contenu au Moyen-Orient.

« Hommage à la Catalogne »

« Hommage à la Catalogne », édition de 1938

Plutôt que les fresques héroïsantes de Malraux et d’Hemingway, toutes deux grands succès de librairie à leur sortie (« L’Espoir » en 1937, « Pour qui sonne le glas » en 1940), je préfère me replonger dans la guerre d’Espagne en compagnie d’Orwell.

Son « Hommage à la Catalogne » ne fut édité qu’à titre confidentiel en 1938 (dix-sept ans plus tard pour la version française), mais il reste pourtant inégalé dans sa description de l’exaltation populaire, du désordre milicien et de la volonté farouche qui firent de Barcelone en 1936-37 le bastion de la résistance au fascisme et au stalinisme.

Orwell, se confiant à Koestler, méditait sur le tournant essentiel de la guerre d’Espagne :

« En Espagne pour la première fois, je vis des articles de journaux qui n’avaient absolument aucun rapport avec la réalité des faits, pas même ce type de relation que conserve encore un mensonge ordinaire. Et je vis des journaux de Londres colporter ces mensonges, et des intellectuels zélés édifier toute une superstructure d’émotions sur des événements qui ne s’étaient jamais produits. Je vis en fait l’Histoire qui s’écrivait non pas suivant ce qui s’était passé, mais suivant ce qui aurait dû se passer, selon les diverses lignes officielles ».

Depuis 2011, on ne compte plus les journalistes assassinés, enlevés et blessés en Syrie. Pourtant, combien d’articles n’ont-ils pas été écrits sur la base de contre-vérités manifestes, de négation des massacres perpétrés à l’encontre du peuple syrien, de divagations dérivées de tel ou tel service de « renseignement ». Quant aux « intellectuels zélés » qui ont glosé sur la base de ces infamies, je les laisse à leur enfer personnel.

« Socialisme signifie justice et liberté »

Ecoutons encore une fois Orwell à l’heure où le débat fait de nouveau rage pour savoir s’il est « bien » ou « mal » d’intervenir en Syrie :

« La plupart d’entre nous persistent à croire que tous les choix, et même les choix politiques, se font entre le bien et le mal et que, du moment qu’une chose est nécessaire, elle doit aussi être bonne. Il nous faudrait, je pense, dépouiller cette croyance qui relève du jardin d’enfants. La guerre, par exemple, est parfois nécessaire, mais elle ne saurait être ni bonne, ni sensée. »

Orwell était libre, passionnément libre, et son exigence de justice et de liberté s’appelait « socialisme ». En Syrie, la même exigence de justice et de liberté, envers et contre tout, peut se parer d’autres couleurs, elle n’en demeure pas moins éminemment digne de respect et de soutien. Que chacun agisse selon sa conscience, avec le dernier mot à Orwell l’indémodable.

« Socialisme signifie précisément justice et liberté, une fois qu’on l’a débarrassé de toutes les sottises qui l’encombrent. C’est sur ces valeurs essentielles et sur elles seules que nous devons fixer notre attention. Rejeter le socialisme simplement parce que tant de socialistes, individuellement, sont des gens lamentables, serait aussi absurde que de refuser de voyager en chemin de fer parce qu’on n’aime pas la figure du contrôleur. »

Tant pis pour la tronche du contrôleur, je persiste et signe : la Syrie est notre guerre d’Espagne.

ALLER PLUS LOIN

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L’offensive djihadiste en Irak qui redessine le Moyen-Orient


Pierre Haski | Cofondateur Rue89

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Réfugiés de Mossoul arrivant en région kurde, protégée par des policiers de la zone autonome kurde (STR/AP/SIPA)

En 2003, George W. Bush a déclenché la guerre d’Irak sur la base de fausses informations faisant état de liens entre Saddam Hussein et Al Qaeda. Onze ans plus tard, une organisation djihadiste prend le contrôle d’une large partie de l’Irak, et est en passe de redessiner les frontières du Moyen-Orient.

L’offensive djihadiste a pris le gouvernement irakien par surprise : Mossoul, la deuxième ville d’Irak, dans le nord du pays, est tombée mardi entre les mains du plus radical des groupes djihadistes, l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL selon l’acronyme français, aussi connue sous ses acronymes d’ISIS en anglais et de Da’ech en arabe), également très actif en Syrie.

La chute de Mossoul et de sa région pétrolière entre les mains de djihadistes sunnites, partisans d’une stricte application de la charia, a envoyé un demi-million de réfugiés sur les routes en quelques heures, et semé la panique à Bagdad, où le gouvernement a appelé les Etats-Unis à l’aide.

Depuis, l’offensive d’EIIL se poursuit, notamment dans la ville sainte chiite de Samara, pour élargir le territoire contrôlé par les djihadistes, qui ont rompu leurs liens avec la nébuleuse Al Qaeda en février dernier et ont attiré à eux tous les apprentis djihadistes du Moyen Orient et même au-delà, y compris en France.

La carte des derniers combats en Irak (abm K.Tian/A.Bommenel / AFP)

 

Qui est l’EIIL qui a lancé cette offensive sans précédent ?

 

L’Etat islamique en Irak et au Levant est un enfant d’Al Qaeda, aujourd’hui en rupture avec la « maison mère », devenu à son tour un centre de ralliement djihadiste autonome.

L’organisation est d’abord née en Irak en 2006 sous le nom d’Etat islamique d’Irak, en incorporant Al Qaeda en Irak. Avec le développement du soulèvement syrien, elle s’est transformée en Etat islamique en Irak et au Levant, effaçant ainsi la frontière entre les deux pays.

Djihadiste affilié à l’Etat islamique en Irak et au Levant (AFP d’après une vidéo de propagande)

Cette extension sur le sol syrien (avec la complaisance paradoxale du régime Assad trop content de diviser ses adversaires, selon de nombreux observateurs) a créé des frictions avec l’autre organisation djihadiste de Syrie, le Front Al Nosra, et entraîné la rupture avec la « centrale » Al Qaeda, toujours dirigée de la région Afghanistan-Pakistan.

En février 2014, Al Qaeda a publié un communiqué désavouant l’EIIL et niant toute responsabilité dans ses actions.

Cela n’a pas empêché l’EIIL de poursuivre son implantation, non seulement en Syrie autour de son fief de Raqqa, ainsi qu’en Irak où elle s’est manifestée autant dans la région de Fallouja, au sud, avec une alliance des djihadistes avec des tribus sunnites locales, que dans le nord, avec la prise de Mossoul et d’une partie de la région de Salaheddine.

Seule photo connue mais non authentifiée d’Abou Bakr al-Baghdadi, émir d’ISIS, diffusée par les Américains (FBI)

L’EIIL est dirigé par un Irakien, Abou Bakr Al-Baghdadi, dont la tête est mise à prix 10 millions de dollars par les Américains. Comme le soulignait récemment Jean-Pierre Filiu sur Rue89 :

« Nul ne sait avec certitude l’identité réelle de la personne qui se cache sous ce pseudonyme chargé de sens : Abou Bakr est le successeur direct du prophète Mohammed et il fut, de 622 à 624, le premier des califes de l’Islam.

Quant à “ Baghdadi ”, cela signifie “ de Bagdad ”, afin de souligner la nationalité irakienne de cet “ Abou Bakr de Bagdad ”. »

L’EIIL a pour objectif l’instauration d’un « califat » islamique sur les zones qu’elle contrôle. Il pourrait être en passe de le faire si son offensive actuelle lui permet de consolider une zone de peuplement sunnite à cheval sur la Syrie et le nord de l’Irak, redessinant ainsi les frontières héritées de la période coloniale.

L’organisation compte plusieurs milliers d’hommes armés, dont une partie d’étrangers venus d’Asie centrale, d’autres pays du Moyen-Orient, et d’Europe occidentale. Plusieurs Français figurent parmi ses membres, et un certain nombre ont péri dans ses rangs.

Le financement de l’organisation se fait largement par le prélèvement d’un « impôt » dans les zones dans lesquelles elle est active. Certaines informations indiquent que plus de 300 millions de dollars ont été récupérés par les djihadistes lors de la prise de Mossoul…

L’EIIL d’Al-Baghdadi, soulignait récemment Jean-Pierre Filiu sur sa note de blog prémonitoire, « est désormais au centre du djihad global ».

« Son prestige, amplifié par les réseaux sociaux, est sans équivalent dans la mouvance djihadiste. De nombreux groupes, dont Ansar Beit Maqdes, la formation jihadiste la plus active du Sinaï, lui ont d’ores et déjà prêté allégeance. »

2

Qui détient le pouvoir en Irak ?

Le pouvoir de Bagdad a été pris au dépourvu par la chute de Mossoul, la deuxième ville du pays, une humiliante défaite face aux djihadistes sunnites.

Le Premier ministre irakien, Nouri al-Maliki, a aussitôt décrété l’état d’urgence. Mais ce leader chiite, qui concentre l’essentiel du pouvoir entre ses mains, paye ici son attitude vis-à-vis des Sunnites. Ces derniers ont longtemps été assimilés au pouvoir dictatorial de Saddam Hussein, renversé par l’intervention militaire américaine de 2003, et ont perdu leur statut dans la société.

Al Qaeda en Irak, devenu par la suite ISIS, s’est beaucoup appuyé sur ce mécontement des tribus sunnites pour recruter des combattants et des partisans.

Comme le faisait remarquer Jean-Pierre Filiu le 23 avril dernier sur Rue89 :

« Baghdadi [l’émir de l’EIIL] a pu profiter de la politique brutalement sectaire du Premier ministre irakien Nouri al-Maliki. Le nouvel homme fort de l’Irak, à la fois chiite et revanchard, cumule aujourd’hui les portefeuilles de la Défense et de l’Intérieur, tout en dirigeant lui-même les services de renseignement.

A peine le retrait américain consommé en 2011, Maliki a humilié avec une telle morgue la communauté sunnite qu’il a rejeté dans l’opposition armée une grande partie des ralliés de la période précédente. »

Au début de l’année, alors qu’il était en campagne électorale, Maliki a assuré qu’il pourrait balayer les djihadistes en quelques semaines… Aujourd’hui, il se retrouve assiégé, incapable de résister face à une offensive de l’EIIL face à laquelle son armée n’a pu opposer qu’une piètre résistance.

Et face à des djihadistes déterminés, parvenus à recréer une alliance avec les tribus sunnites et d’anciens officiers de l’armée de Saddam Hussein balayés par la défaite de 2003, l’EIIL oppose la force d’un Etat en devenir à un Premier ministre très affaibli.

L’Irak post-Saddam Hussein, qui n’a connu que de brefs répits depuis l’invasion américaine de 2003, traverse aujourd’hui une épreuve qui risque de remettre en cause son unité en tant qu’Etat.

3

Que vont faire les Etats-Unis ?

 

Les Etats-Unis assument une responsabilité historique indéniable dans la crise irakienne actuelle. C’est l’administration Bush qui, en renversant la dictature de Saddam Hussein, a déclenché un processus politique totalement incontrôlé qui a permis l’émergence de groupes djihadistes jusque-là marginaux.

L’armée américaine a quitté l’Irak en 2011, fermant l’un des épisodes les plus douloureux de son histoire depuis la guerre du Vietnam, sans avoir réussi à stabiliser durablement le régime issu de son intervention.

Le rêve des « neo-cons » de l’administration Bush, de reproduire en Irak ce que l’armée américaine avait fait au Japon et en Allemagne, c’est-à-dire bâtir une démocratie sur les décombres de la défaite militaire de ces deux pays en 1945, s’est révélé une chimère.

Selon le New York Times, avant même les derniers développements, le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki avait demandé aux Etats-Unis de mener des frappes aériennes contre l’EIIL. Mais l’administration Obama aurait refusé, que ce soit par avions ou par drones sans pilotes, « considérant la page irakienne comme close ».

Washington privilégie à ce stade la même politique suivie depuis son retrait en 2011 : la formation et l’appui à l’armée nationale irakienne, même si celle-ci s’est montrée incapable de résister à l’avancée djihadiste, et aura bien du mal à reconquérir le terrain perdu.

« Au bout du compte, c’est à l’armée irakienne et au gouvernement irakien de faire face à ce problème », a déclaré mardi l’amiral John Kirby, porte-parole du Pentagone, cité par le New York Times.

Selon le journal, les Etats-Unis ont fourni 14 milliards de dollars d’aide militaire au pouvoir irakien, y compris des jets F-16 et des hélicoptères de combat Apache, des drones de surveillance et des missiles Hellfire. Ils ont également formé (sur le territoire jordanien) des troupes d’élite irakienne au combat anti-terroriste.

Mais des voix se font entendre aux Etats-Unis pour en faire plus, encadrer les troupes irakiennes sur le terrain, envoyer des missions de drones contre les djihadistes, bref, remettre le doigt dans un engrenage dangeureux.

Mais Barack Obama a tout récemment exprimé sa doctrine qui ne privilégie pas l’action militaire alors qu’il a réussi à extraire les Etats-Unis des deux conflits hérités de l’ère Bush : en Afghanistan et en Irak. Une doctrine moins interventionniste résumée d’une formule choc :

« L’Amérique a le meilleur marteau mais tous les problèmes ne sont pas des clous. »

En attendant, c’est sur le terrain délaissé par les GIs que s’écrit une nouvelle page d’histoire. Et il n’est pas certain que les Etats-Unis réussiront à en rester à l’écart éternellement.

4

L’Irak peut-il imploser ?

 

La carte d’un nouveau Moyen Orient ? (NYT)

Il y a seulement quelques mois, la chercheuse américaine Robin Wright, spécialiste du Moyen Orient, se demandait dans une tribune au New York Times, si la guerre en Syrie n’allait pas conduire à une recomposition géographique et politique du monde arabe.

Carte à l’appui, elle soulignait que bon nombre des tensions, crises et guerres du monde arabe depuis deux ans tracent de nouvelles lignes de fracture, voire de frontières, à l’image de l’éclatement des Balkans ou de l’ex-URSS, pouvant permettre d’imaginer une nouvelle carte mettant fin au découpage actuel largement hérité de l’éclatement de l’empire ottoman et des luttes d’influences entre puissances coloniales.

Ainsi, la Libye se retrouverait divisée en trois Etats -Est, Ouest et Sud-, la Syrie en trois Etats également -un kurde, un alaouite et un sunnite-, l’Irak également permettant l’unification des zones à dominante kurde… Une partie du Yémen pourrait être absorbée par l’Arabie saoudite, qui pourrait perdre ses zones chiites.

A voir le « Sunnistan » dessiné sur la carte ci-dessus, on retrouve les contours de la zone que contrôle peu ou prou l’EIIL depuis son offensive sur Mossoul et au-delà.

Et les derniers développements militaires renforcent le désir des Kurdes de la zone autonome du nord de l’Irak de consolider leur région qui a tout d’un Etat indépendant sauf le nom. Surtout depuis que le Kurdistan irakien exporte directement son pétrole sans en référer à Bagdad, se contentant de payer l’impôt…

C’est pour éviter cet éclatement de l’Irak en trois zones distinctes -sunnite, chiite, kurde- que George Bush Snr avait mis fin à la première guerre du Golfe, en 1991, avant d’atteindre Bagdad et donc de renverser Saddam Hussein. C’était sous pression des Saoudiens qui redoutaient le réveil de la majorité chiite d’Irak, et, de fait, le soulèvement des chiites fut écrasé dans le sang par le régime de Bagdad.

L’histoire s’est remise en marche avec l’intervention de 2003, et, tandis que George W. Bush mène une retraite paisible de peintre de pacotille, les peuples du Moyen-Orient règlent leurs comptes et écrivent une nouvelle histoire.

Dans sa note de blog du 23 avril 2014 consacrée à l’émergence de l’émir de l’EIIL, Abou Bakr al-Baghdadi, Jean-Pierre Filiu concluait sur cette phrase inquiétante :

« Le monstre djihadiste inspiré par Baghdadi ne restera pas éternellement confiné au Moyen-Orient. »

source

La dame de Damas video arab subtitles


Clip vidéo de la chanson « LA DAME DE DAMAS ». Texte de Jean Pierre Filiu, musique de Catherine Vincent, dessins de Paolo Cossi et image d’Antoine Héberlé. Marseille août 2013

LA DAME DE DAMAS

Texte de Jean-Pierre Filiu

Je suis né sous le père, j’ai grandi sous le fils

J’ai dû chanter leur gloire, j’ai enduré leurs vices

Jamais de jamais je n’aurais cru voir leur fin

Jamais de jamais je n’aurais cru vivre enfin

Ce fut une longue nuit, longue de quarante ans

Ce fut l’ère du mensonge, le règne des brigands

J’ai perdu mes amis, j’ai langui mes parents

J’ai ruminé ma peine, j’ai enterré l’instant

La dame de Damas s’est levée ce matin

Liberté dans les cœurs, aube à portée de main

Ce ne sont pas des lions, ce ne sont que des chiens

Aboyeurs enragés, ivres de leur venin

La Syrie leur est due et nous sommes leurs serfs

Un pays aux Assad, et pour nous la misère

Nous n’étions que deux cents quand le mur est tombé

Le mur de cette peur longtemps accumulée

Un cri de nos poitrines en écho a vibré

Nous ne voulons que Dieu, Syrie et liberté

La dame de Damas s’est levée ce matin

Liberté dans les cœurs, aube à portée de main

C’était au mois de mars, deux mille onze est l’année

Nous n’étions que deux cents, sur nous ils ont tiré

Cette armée surarmée ne sait qu’est la pitié

D’un vendredi à l’autre nous devînmes des milliers

Il portait un couffin vers la ville assiégée

Les marches étaient de paix en rameaux d’oliviers

Il n’avait que treize ans, ils l’ont défiguré

Hamza est son prénom de toute éternité

La dame de Damas s’est levée ce matin

Liberté dans les cœurs, aube à portée de main

C’est une guerre civile, martelait le tyran

De sa voix haut perchée de bourreau négligeant

Le concert des nations endossa le postiche

Remplissez les charniers, on ne prête qu’aux riches

Les mots pâlissent face à ce fracas d’horreur

Carnages et maisonnées emportées avant l’heure

Gare aux dénonciateurs frémit chaque Syrien

Les fantômes torturent au nom d’Assad ou rien

La dame de Damas s’est levée ce matin

Liberté dans les cœurs, aube à portée de main

Abandonnés du monde, nos larmes étaient de sang

Toujours porter le deuil, râles jetés au vent

Pourtant oui tenir bon, résister résister

Peu à peu progresser, et l’étau desserrer

Mais tout a une fin, même la barbarie

Nous en tremblons le jour, nous en rêvons la nuit

Dans leur haine sans fond, ils veulent nous plonger

Nous serons plus forts qu’eux, nous saurons pardonner

La dame de Damas s’est levée ce matin

Liberté dans les cœurs, aube à portée de main

Cette dame je la chante, c’est la Révolution

Sur les murs de Syrie j’écris partout son nom

Conférence-débat : Deux ans et demi de révolution syrienne


avec Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences-Po (Paris)

Vendredi 25 octobre à 20h15  à l’UPJB, 61 rue de la Victoire à Saint-Gilles

La tragédie qui se déroule en Syrie depuis deux ans et demi fait l’objet d’analyses, de commentaires et de jugements extrêmement variés et contradictoires. C’est ainsi, par exemple, que certains considèrent qu’il s’agit d’une guerre civile opposant diverses communautés religieuses et que d’autres estiment que les « troubles » s’expliquent essentiellement par des ingérences étrangères. Parmi ces derniers, un certain nombre minimise fortement les crimes du régime en place à Damas.

Jean-Pierre Filiu, historien et arabisant, spécialiste de l’islam contemporain, connaît particulièrement bien la Syrie et son histoire. Il y a séjourné de nombreuses fois depuis 1980. Ancien diplomate, il a été adjoint de l’ambassadeur de France à Damas de 1996 à 1999. Son dernier séjour en Syrie date du mois de juillet de cette année, dans la partie d’Alep sous le contrôle des opposants au régime de Bachar el Assad.

Pour lui, ce qui se passe en Syrie est bien une révolution qui participe de la vague démocratique qui traverse le monde arabe depuis décembre 2010 et la réconciliation du régime d’Assad avec son peuple est impossible. Mais, pour l’emporter sur le régime, les forces révolutionnaires doivent non seulement affronter la barbarie du régime, mais aussi dénouer le lacis des ingérences étrangères, puisque Assad est passé maître dans la manipulation des crises internationales à son profit.

Il estime que la chute du « système Assad » aura des retombées plus considérables que les révolutions tunisienne et égyptienne sur l’ensemble de la région.

Jean-Pierre Filiu est professeur des universités à Sciences-Po (Paris), après avoir enseigné à Columbia (New York) et Georgetown (Washington). Il a publié en 2013 Le Nouveau Moyen-Orient, les peuples à l’heure de la révolution syrienne (Fayard), ainsi que le roman graphique Le Printemps des Arabes, dessiné par Cyrille Pomès (Futuropolis). Ses travaux sur le monde arabo-musulman ont été diffusés dans une douzaine de langues.

Modérateur du débat : Michel Staszewski

Non, il n’y a pas de nouvelle guerre froide en Syrie par Jean-Pierre Filiu


15 juin 2013

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Avec quelque cent mille morts, la crise syrienne apparaît déjà comme un des grands drames de notre temps. Mais l’historien sait que de tels crimes de masse ne peuvent être perpétrés sans un discours de circonstance, qui vaut justification des bourreaux et apaisement des observateurs. Ce discours est aujourd’hui celui de la “nouvelle guerre froide” qui opposerait en Syrie la Russie et les Etats-Unis par clients interposés. Cette grille d’interprétation est particulièrement prégnante à l’ONU, obsédée par la restauration d’un consensus minimal au sein du Conseil de sécurité.

Planche issue de Le printemps des Arabes Jean-Pierre Filiu, Cyrille Pomès, Edition : Futuropolis

Kofi Annan, envoyé spécial des Nations Unies pour la Syrie à partir de février 2012, défend avec constance une vision aussi erronée, faisant ainsi l’impasse sur l’escalade guerrière menée par Bachar al-Assad tout au long de la mission des observateurs de l’ONU. Et lorsqu’Annan jette l’éponge en août 2012, il n’a pas une once d’autocritique, attribuant l’essentiel de son échec aux différends persistants entre Moscou et Washington. C’est la même démarche qui nourrit aujourd’hui l’illusion d’un “Genève 2″, d’une conférence internationale qui, sous l’égide des Etats-Unis et de la Russie, règlerait par là même le conflit syrien.

Cette fiction de la “nouvelle guerre froide” est activement entretenue par la dictature syrienne. Depuis le déclenchement du soulèvement populaire contre son régime, en mars 2011, Bachar al-Assad a répété avec constance qu’il faisait face, non pas à une révolution syrienne, mais à une subversion “terroriste” entretenue de l’étranger. La CIA et le Mossad, de même que l’Arabie saoudite et le Qatar, sont désignés comme les maîtres d’œuvre d’une telle opération de déstabilisation. Au-delà du rejet hors de la communauté nationale d’une opposition ainsi assimilée à une manipulation extérieure, cette propagande permet jusqu’à aujourd’hui de cautionner le recours au pire arsenal de guerre contre la population : artillerie lourde, blindés à tir tendu, bombardements aériens et, depuis plusieurs mois, armes chimiques.

Depuis que le monde est monde, les despotes accusent leurs opposants, civils et militaires, d’être des “agents de l’étranger”. Le fait que les 300.000 militaires de l’armée gouvernementale aient besoin du renfort des miliciens du Hezbollah pour remporter des succès sur le terrain n’entame en rien un tel mensonge d’Etat. Bachar peut compter sur le soutien inconditionnel de Vladimir Poutine, qui gave les troupes loyalistes de matériel destructeur, au besoin avec les conseillers formés pour maximiser le massacre. Le Kremlin adresse ainsi un message simple à tous les dictateurs de la région : à la différence de la Maison blanche, accusée d’avoir “lâché” Moubarak et Ben Ali, la Russie défendra jusqu’au bout les tyrans qui lui sont alliés.

Face à une telle détermination de Poutine, Obama joue un apaisement défaitiste. Son obsession est de boucler le retrait d’Afghanistan après celui de l’Irak, soldant ainsi l’héritage calamiteux de l’administration Bush. La tragédie syrienne doit donc être contenue au moindre coût pour les Etats-Unis. Et tant pis si le peuple syrien va de carnage en carnage, il est prié d’agoniser en silence. C’est pourquoi Washington, détenteur depuis des mois depreuves d’utilisation des armes chimiques, a imposé le silence sur ces violations embarrassantes des “lignes rouges” tracées par le chef de l’Etat. C’est pourquoi aussi les révélations en France et en Grande-Bretagne sur ce sujet ont été neutralisées par une véritable campagne d’étouffement de l’administration Obama.

Si “guerre froide” il y a en Syrie, elle est menée par les nostalgiques du Kremlin, grisés par l’absence de toute réaction occidentale à leur surenchère meurtrière. Dans de telles conditions, la conférence de “Genève 2″, prévue désormais en juillet, après avoir été attendue en juin, ne peut que conforter le régime Assad face à une opposition sommée de faire des concessions majeures au profit d’un accord si désiré à Washington. Gageons en ce cas que Moscou poussera encore plus son avantage et que les pressions américaines aggraveront les dissensions dans le camp insurgé.

Il est cependant probable que la révolution syrienne, épuisée par plus de deux ans de sacrifices, mettra malgré tout en échec ce plan concocté à Washington et à Moscou. Les manifestants syriens du 7 juin ont encore ironisé sur le langage de supposée fermeté des Etats-Unis à l’encontre de l’Iran et du Hezbollah, engagés massivement dans les récents combats de Qussaïr.

En 1916 déjà, les plénipotentiaires français et britannique s’accordaient en secret sur un partage du Moyen-Orient entre Paris et Londres. Ces “accords Sykes-Picot”, fondateurs de la Syrie moderne, visaient à liquider le droit du peuple syrien à l’autodétermination. Il n’y aura pas de Sykes-Picot aujourd’hui entre Washington et Moscou. Car le peuple syrien ne cédera pas avant le renversement de Bachar al-Assad. Et tant pis pour les tenants de la “nouvelle guerre froide”.

Source : http://www.huffingtonpost.fr/jeanpierre-filiu/poutine-obama-syrie_b_3414705.html

Date : 11/6/2013

La Syrie est notre guerre d’Espagne


LE MONDE | 02.04.2013 à 14h57 Jean-Pierre Filiu (Professeur des universités à Sciences Po Paris)

Qui veut appréhender la dimension universelle de la tragédie syrienne gagnera à se (re)plonger dans Hommage à la Catalogne (Gallimard, 1955) de George Orwell (1903-1950). Il y retrouvera les civils trop confiants dans la justesse de leur cause pour s’armer en conséquence. Les miliciens formés à la hâte derrière leurs barricades de fortune. Les trésors d’ingéniosité populaire pour faire vivre les familles les plus démunies. Et les querelles des différentes factions qui se disputent le contrôle d’une République pourtant menacée de toutes parts.

Ce parallèle avec la guerre d’Espagne a été tracé dans la presse dès septembre 2012, lorsque des reporters à Alep ont comparé les bombardements incessants de la ville à un moderne Guernica. Les éditoriaux dénonçaient en première page « un crime d’Etat sans précédent ».

Plus de six mois se sont écoulés, les raids aériens n’ont pas cessé, pas plus que les barrages d’artillerie. Pire, les pilonnages aux missiles Scud se sont banalisés. Quant à l’utilisation avérée des armes chimiques par le régime Assad, elle est niée par les puissances occidentales : ayant tracé cette ligne rouge, elles refusent d’admettre qu’elle a été franchie, certes de manière ponctuelle, mais sans contestation possible.

PASSIVITÉ COMPLICE

Comme la République espagnole, la Syrie révolutionnaire souffre de la cobelligérance active des uns, de la passivité complice des autres et de l’intolérance partisane des derniers. La Russie et l’Iran sont aussi impliqués dans les crimes de masse de la dictature syrienne que l’étaient l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste aux côtés des franquistes espagnols.

La « non-intervention » des démocraties occidentales en 2011 est aussi fatale pour les démocrates de Syrie qu’elle le fut pour ceux d’Espagne en 1936.

Quant aux staliniens dénoncés par Orwell à Barcelone dès 1938, ils n’ont rien à envier aux djihadistes d’aujourd’hui en Syrie. Leur hiérarchie implacable et leur discipline aveugle leur permettent de compenser progressivement leur caractère ultraminoritaire.

Leur soutien sans faille par un parrain étranger, l’URSS en Espagne, des « mécènes » du Golfe en Syrie, leur confère un avantage terrible sur les formations locales, dramatiquement sous-équipées. Et leur projet totalitaire vaut négation des aspirations à la libération, hier du peuple espagnol, désormais du peuple syrien.

Après plus de deux années d’abstention coupable, aucune solution n’est dénuée de risque pour éviter une escalade dans l’horreur en Syrie. Seule l’installation d’une autorité révolutionnaire sur une portion du territoire libéré pourra renverser la course à l’abîme.

Mais pas un pouce de Syrie ne sera vraiment « libéré » tant que l’aviation d’Assad et ses blindés pourront le frapper en toute impunité. C’est en ces termes que se décline la problématique de l’approvisionnement en matériels antiaériens de l’Armée syrienne libre.

Les polémistes qui fustigeaient la solidarité du Front populaire avec les « rouges » espagnols n’employaient au fond pas d’autres arguments que les partisans acharnés de la « neutralité » en Syrie.

SURENCHÈRE DJIHADISTE

Quant à la question des « mauvaises mains » dans lesquelles les armes pourraient tomber, le Mali est là pour prouver que pas une seule arme livrée aux rebelles libyens n’a été découverte aux mains d’AQMI. En revanche, les djihadistes du Sahel se sont amplement servis dans les arsenaux de Kadhafi comme ceux de Syrie dans les stocks d’Assad.

L’universitaire sait trop le danger des analogies historiques, à manier avec doigté. La grande différence entre la tragédie d’Espagne et celle de Syrie est que le camp de la dictature sera défait, tôt ou tard.

C’est dans cette incertitude de calendrier que réside l’intérêt stratégique de la France et de l’Europe : une Armée syrienne libre victorieuse à court terme permettra à la coalition révolutionnaire de ménager une transition politique, tandis qu’une agonie prolongée favorisera la surenchère djihadiste, la polarisation confessionnelle et la déstabilisation régionale.

Hollande n’est pas Blum. Car Léon Blum, au moins n’ayant jamais promis d’armer la République espagnole, n’a pas eu à s’en dédire.

Mais l’actuel président pourrait méditer cette déclaration de François Mitterrand devant le Parlement européen, en 1989, au sujet de l’Intifada palestinienne : « Rien n’autorise cette répression continue où l’homme devient gibier et où reprend l’éternel va-et-vient de l’agresseur et de l’agressé, de celui qui tue, de celui qui meurt. »

Un quart de siècle plus tard, l’Europe a encore failli. A la France d’assumer enfin ses responsabilités.

Jean-Pierre Filiu (Professeur des universités à Sciences Po Paris)

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