Treize mois de supplice à la prison Saidnaya


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Les mains de Shappal n’ont pas toujours été ces silhouettes claires, longues et fines, qui se déplient en gestes précis pour ordonner son récit. Il faut imaginer qu’il y a un peu plus de cinq ans, elles furent deux boules de sang brûlantes de douleur, boursouflées par 180 coups de fouet, pendant au bout de ses bras tendus entre les barreaux d’une cellule. « Nous devions passer les mains par la grille pour qu’on nous les fouette depuis le couloir, explique-t-il. Elles devenaient tellement grosses qu’on ne pouvait plus les refaire passer entre les barreaux. »

carte de la Syrie

Shappal Ibrahim, 41 ans, visage de la cause kurde en Syrie, un regard droit derrière des lunettes cerclées de noir, pas une larme, guère plus de colère, revient d’un enfer qui continue de consumer ses compatriotes par milliers : la prison de Saidnaya, à 30 km de Damas, réputée pour l’inventivité de ses tortures. « Le pire, c’était lorsqu’on nous obligeait à nous arracher la barbe de nos propres mains, poursuit-il. Après, l’un de mes camarades, convoqué au tribunal avait un visage tellement méconnaissable que le juge l’a sommé de s’expliquer. De retour à la prison, il a été encore plus torturé. »

portrait de Sheppal IbrahimShappal Ibrahim a passé treize mois dans la terrible prison de Saidnaya.
CRÉDIT : MARCEL MAFFEI POUR LA CROIX

Libéré en mai 2013, désormais réfugié en Allemagne, Shappal n’entend rien oublier de son supplice de treize mois à Saidnaya. En ce début de soirée de mars, il en livre les détails assis, jean et écharpe noirs, dans le petit salon d’un appartement de Dortmund. Ses mots sont neutres, circonstanciés. Ils se dressent comme des remparts contre les assauts d’une peine que seul, parfois, un battement de pied laisse deviner. Au mur, le tableau d’un paysage de montagne automnal le regarde. Dehors, le jour décline, la rue se tait.

« Il arrivait que les geôliers urinent sur notre ration de nourriture », se souvient-il. En fait de ration, il fallait compter avec un morceau de pain rassis, parfois un œuf, quelques gouttes d’eau suintant du plafond, le tout partagé à genoux, face au mur, avec les six autres pensionnaires d’une cellule de quatre mètres carrés. À son arrivée, Shappal y a été conduit les yeux bandés à l’issue d’une « cérémonie de bienvenue » réservée à chaque nouveau venu : dépouillement de tout effet personnel, envoi au deuxième sous-sol, coups de câble, deux heures durant, sur le corps mis à nu.

Saidnaya, ce furent aussi pour Shappal des réveils nocturnes pour le seul plaisir des gardiens, un compagnon de cellule retrouvé mort un matin, une nudité quasi permanente, l’interdiction de parler. Et les coups, toujours arbitraires, comme ce jour où un surveillant lui brisa le bras gauche, peut-être pour ôter tout répit à Shappal qui venait de recevoir la visite de son frère. A-t-il craint parfois de mourir ? « J’en ai souvent rêvé », confie-t-il.

« La Syrie tous complices… »


Dans les ruines d’Alep, en Syrie, le 22 juillet 2017.

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Dans les ruines d’Alep, en Syrie, le 22 juillet 2017. / George Ourfalian/AFP

• « La Syrie tous complices… », Ali Hamra, édition Y.I.L. 108 p., 23 €.

Le livre s’ouvre sur un dessin d’Alep. Des ruines nues, au milieu desquelles deux yeux percent. « T’as vu l’ONU ? Ils exigent un ultimatum humanitaire », nous informe l’un des civils planqués, au travers d’une petite bulle rappelant le style B.D. « On est sauvé ! » lui répond enjoué son compagnon, dont les paroles contrastent tant avec le décor que le titre du tableau : « Alep… ville martyre. »

Trait fin, symbolisme, ironie : on reconnaît le style de l’auteur, Ali Hamra, caricaturiste et journaliste syrien de renom a quitté son pays en 2012. Aujourd’hui installé en France, le dessinateur publie dans un ouvrage plus de 150 caricatures sur le conflit syrien, exposées à Paris en 2016.

ANALYSE : En Syrie, des cessez-le-feu en trompe-l’œil

« Un homme armé de ses crayons »

« Ce livre est un cri, non de peur, mais un cri d’avertissement et de colère, d’un homme seulement armé de ses crayons et de ses feutres », indique en préambule l’éditeur. Répression du régime, terrorisme, crise des migrants : toutes ces thématiques sont déroulées, dépeintes, dénoncées. Pour retranscrire les événements, l’auteur mobilise une arme fatale, la caricature, et les deux pendants de cet art.

Le premier, le symbolisme, s’adonne à une violence crue, voire déconcertante. L’ensemble du conflit est violent : tant les armes en elles-mêmes que les conditions de vie des victimes civiles. Omniprésente, la couleur rouge sur le drapeau syrien, une faucheuse piétinant celui-ci, ou se déversant au pied de la Tour Eiffel.

Complément inéluctable de ce symbolisme, l’humour noir, l’ironie, à travers lesquels se révèle la dimension engagée de l’ouvrage. Le dessinateur démontre la vérité sur le conflit syrien, « l’odeur de la chair humaine » et « la guerre quotidienne qui tuait sans distinction des centaines de victimes par jour. »

Chaîne de responsabilités

Mais au final, qui dénoncer ? Bachar Al Assad, qui apparaît dans chaque dessin, arborant un costume jaune, en référence aux bombardements au chlore produisant une fumée de cette couleur. Le leader syrien, auteur caché des crimes, qu’on retrouve par exemple tendant le bras par-dessus l’épaule d’un djihadiste pour tirer au loin.

Mais pas seulement. À mesure que l’on progresse dans la lecture, Bachar Al Assad apparaît avec des soutiens, officiels ou cachés. Des complices qui apparaissent comme un vaste réseau, donnant ainsi son sens au titre. La Russie, l’Iran, la communauté internationale : tous participent à un « marchandage politique de la situation syrienne », nourrissent un conflit qui ne se limite pas aux frontières du pays.

Au-delà des frontières syriennes

Ali Hamra aborde aussi les conséquences du conflit : la crise des migrants et le terrorisme : « Au travers de mes dessins, il s’agit de « comprendre les liens entre la dictature qui nourrit les « mauvaises herbes » et la naissance du terrorisme…Ce qui se passe au Proche-Orient et particulièrement en Syrie aura un impact sur tout le monde », conclut-il.

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