Religion, idéologie, doctrine politique : ce qui attend la nouvelle Syrie


La Syrie après Assad

Entretien Mediapart

Que peut-on saisir des projets économiques et politiques du groupe Hayat Tahrir Al-Cham, qui s’est rendu maître de la Syrie, à partir de ce qu’il a expérimenté à Idlib et commencé de faire à Damas ? Entretien avec le chercheur Patrick Haenni. 

Joseph Confavreux

1 février 2025 à 14h08

EtEt si l’observation des centres commerciaux, ou malls, implantés ces dernières années à Idlib constituait l’un des meilleurs moyens pour comprendre ce que pourrait devenir la Syrie de demain ?

Dans un article passionnant publié juste avant l’offensive victorieuse du groupe Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) sur Damas, le chercheur Patrick Haenni montrait à quel point ces lieux cristallisaient les tensions, mais aussi les accommodements possibles entre les normes islamiques, le consumérisme et la mise en place d’un espace public que les différentes composantes religieuses, politiques et sociales de la région d’Idlib ne se représentent pas à l’identique. 

Pourquoi certains cafés et restaurants tenus par des capitaux proches de HTC acceptaient le narguilé tandis que d’autres, moins liés à HTC, l’interdisaient ? Pourquoi une loi de régulation plus stricte du mélange entre les sexes dans ces lieux avait-elle pu être adoptée au moment précis où HTC envoyait des messages de « modération » à l’intention de la communauté internationale ? Comment faire cohabiter un impératif ascétique lié à une culture combattante et islamiste et les aspirations à la consommation, voire à l’hédonisme, des sociétés ? 

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Patrick Haenni. © Photo DR

Alors que le ministre des affaires étrangères du gouvernement dirigé par Hayat Tahrir Al-Cham se trouvait récemment au Forum économique de Davos en Suisse, pour annoncer un plan de privatisations et débattre, notamment, avec Tony Blair, et tandis que Ahmed al-Charaa prononçait, jeudi 30 janvier, son premier discours à la nation depuis la chute de Bachar al-Assad, que peut-on dire de la vision du monde, à la fois politique et économique, portée par HTC ?

Entretien avec Patrick Haenni, chercheur affilié à l’Institut universitaire européen de Florence. Il publiera, avec Jerome Drevon, en juin, un ouvrage intitulé Transformed by the people. HTS’ road to power in Syria, une analyse fine des mutations idéologiques et politiques de ce mouvement, basée sur un travail de terrain de plus de cinq ans dans l’ancien fief du mouvement dans le nord-ouest de la Syrie.

Mediapart : HTC est-il représentatif de cet « islam de marché » à la fois conservateur sur le plan des mœurs et libéral sur le plan économique que vous analysiez il y a quelques années à propos des Frères musulmans égyptiens ? 

Patrick Haenni : L’Islam de marché interrogeait l’espace des convergences entre mondialisation et islamisation, et montrait les affinités entre l’islam politique et le nouvel ordre libéral, voir néolibéral, en train de se mettre en place dans les années 1990-2000. Là, nous sommes dans une configuration radicalement différente. HTC est un produit de la guerre, et il en reflète l’évolution. 

HTC est un groupe armé, un mouvement de combattants, qui, de combats en batailles, a perdu énormément de ses cadres initiaux, lesquels étaient souvent des urbains éduqués. HTC a donc vu sa base prendre l’ascenseur social. 

Une très grande partie de la première génération, éduquée et politisée comme l’est Ahmed al-Charaa, est morte dans les combats ou a disparu du fait des scissions de HTC, d’abord avec l’État islamique, puis avec Al-Qaïda.

En raison de cet élagage, à partir de 2019, le mouvement a dû recruter localement, dans la région d’Idlib. Il en a découlé une mue sociologique. Le mouvement se provincialise, et sa nouvelle base sociale est constituée par les petites classes moyennes pour les cadres et un socle très rural pour les combattants. 

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Un char abandonné dans la région de Lattaquié, en Syrie. © Joseph Confavreux / Mediapart


On est ainsi passé d’un mouvement en partie internationaliste, recrutant souvent au sein des classes moyennes, à un mouvement plus local et moins diplômé, implanté davantage en bas de l’échelle sociale. Ce qui a obligé HTC à simplifier les formations idéologiques données aux combattants et à largement les dépolitiser.

Par ailleurs, l’expérience de l’exercice du pouvoir qui se met en place à Idlib en 2017 sous le nom de « Gouvernement syrien du Salut » est le produit d’un mouvement militarisé limité en ressources humaines et financières qui n’a jamais fait de la gouvernance locale sa priorité, ni n’y voit le lieu de réalisation de ses idéaux politiques. Son seul horizon utopique a toujours été la prise de Damas, Fath al-Cham,en arabe, à l’instar de l’appellation de son mouvement.

Contrairement aux Kurdes qui ont créé une dynamique de fonctionnarisation de la société syrienne du nord-est en ayant réussi à mettre près de 220 000 personnes dans une administration censée d’ores et déjà incarner leur idéal militant et préparer la Syrie de demain, Charaa fait, lui, de la gouvernance locale par défaut, par manque de ressources humaines et financières mais aussi parce que ses intérêts sont ailleurs.

On est bien sur un régime néolibéral, mais c’est une forme de néolibéralisme par défaut.

À Idlib, pas d’administration pléthorique, mais un secteur public dégraissé, un État minimal et une propension à la décharge du service public sur le secteur associatif, les ONG, internationales ou locales, ou les Nations unies : un tiers de la population à Idlib vit ainsi dans des camps et survit sous perfusion onusienne.

Cela vaut également pour des secteurs à haute teneur idéologique comme l’éducation, où les salaires étaient payés par des financements occidentaux, et les manuels, ainsi que les examens, repris du gouvernement intérimaire syrien de l’opposition basé en Turquie.

Quant à l’État syrien, depuis la prise de pouvoir, le dégraissage a également commencé avec le renvoi de près de 30 % des employés du secteur public redoublé de suppressions de subventions à certains biens de première nécessité, comme l’huile de chauffage, les transports publics, l’essence ou, de manière plus cruciale, le pain dont le prix a été multiplié par 10 à certains endroits. 

On est bien sur un régime néolibéral, mais c’est une forme de néolibéralisme qui, là encore, fonctionne « par défaut », et non comme conséquence d’une motivation idéologique de contraction de l’intervention étatique.

Est-il possible de cerner « l’idéologie » de HTC, que ce soit sur le plan économique ou politique ? 

HTC ne possède pas une idéologie structurée. Ce sont bien sûr des islamistes, qui se sont déradicalisés sans devenir modérés pour autant.

Leur déradicalisation est le produit non intentionnel de quatre dynamiques : leur rupture avec le djihad global ; leur rupture avec le salafisme comme projet de purification à marche forcée de la religiosité ; leur pari sur les majorités silencieuses pour mieux marginaliser les minorités radicales agissantes à l’intérieur ou à l’extérieur du mouvement ; et, en conséquence, la pratique tacite d’un « salafisme inversé » d’acceptation d’une certaine inertie du social qui permet à un islam populaire, soufi notamment, de se réaffirmer sur la scène sociale après en avoir été occulté pendant près d’une décennie.

Cette déradicalisation ne se fait pas au nom d’une idéologie : c’est le produit d’une trajectoire que HTC maîtrise seulement partiellement. Sans surprise, quand on demande aux leaders du mouvement de se définir, les réponses varient et demeurent évasives : ils parlent de mouvement révolutionnaire, d’islamisme, de djihadisme politique, de conservatisme sunnite… 

Le compromis trouvé à Idlib entre les normes de l’islam et la société à laquelle elles s’appliquent peut-il se reproduire à Damas, dont la composition sociologique et la diversité religieuse sont très différentes d’une petite ville conservatrice et homogène du nord du pays ? 

Le leader de HTC, Ahmed al-Charaa, est un politique davantage qu’un idéologue ayant une recette claire pour reformater la société selon ses convictions. À Idlib, il a trouvé une forme d’équilibre dans une société polarisée entre une austérité révolutionnaire et combattante et une volonté jugeant que la révolution et le combat devaient déboucher sur la réalisation d’une société nouvelle laissant la place à une vie sociale non contrainte par la rigueur souhaitée par les premiers. 

Al-Charaa a donc fait des compromis entre une aile populiste islamiste, parfois salafiste, dure et austère, et une société, toujours musulmane et conservatrice, mais qui voulait revivre et respirer. À Idlib, le compromis était tenable parce que la marge d’écart entre ces deux tendances n’était pas drastique. 

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À Damas, en revanche, la polarisation est bien plus forte. On a, d’un côté, le renforcement de cette aile populiste islamiste et parfois salafiste qui réinvestit un champ religieux moins contrôlé à Damas qu’il ne l’était à Idlib. Là-bas, HTC avait la main sur les mosquées, les écoles, les instituts de charia. Les prédicateurs étaient sous contrôle, parfois directement, parfois indirectement, par exemple en intégrant, pour les contenir, les plus durs dans les institutions religieuses que ces derniers ne contrôlaient pas. 

À Damas, et dans les autres grandes villes, les radicaux étrangers ou les groupes de prédication (dawa) paradent en pick-up, rappellent la norme islamique dans ses versions les plus conservatrices, s’installent dans un champ religieux peu contrôlé pour l’instant. 

Et de manière plus profonde, on voit aussi s’affirmer une identité sunnite vindicative difficile à contenir et qui a sa part sombre de violence revancharde. Elle s’affirme sur la côte ou dans la région de Homs, notamment dans les espaces urbains brassés d’un point de vue confessionnel et travaillés par une mémoire de la guerre civile souvent marquée par la haine et le sang. 

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La tombe de Hafez al-Assad, à Qardaha, dans le nord-ouest de la Syrie, incendiée. © Joseph Confavreux / Mediapart

Mais, de l’autre, on voit aussi une affirmation de la société civile, des bourgeoisies urbaines avec des styles de vie radicalement différents et soucieux de les défendre. Eux aussi recourent à la rue. On le voit à travers les manifestations, petites mais continues, de femmes notamment, qui arborent des slogans ouvertement séculiers tels « la religion à Dieu et la nation à tous ». Bouillonne ainsi une société civile politisée voulant être dans le jeu et improvisant réunions et formations politiques dans les cafés d’activistes. 

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Or les nouveaux maîtres de Damas ne pourront faire sans ces élites urbaines qui détiennent l’économie et qui, in fine, sont les dépositaires de l’expérience de l’État. Depuis la prise de Damas, les rencontres avec ces dernières sont légion, même si on ne sait pas encore quel type de partage de pouvoirs elles sont susceptibles – ou non – d’engendrer. En clair, si des visions différentes de la norme religieuse ont, bien sûr, toujours (co)existé, les pressions contraires qui ont contraint Charaa à l’arbitrage à Idlib sont bien plus divergentes à Damas.

L’ancienne politique d’arbitrages pratiquée à Idlib tient, désormais, pour les nouveaux dirigeants, d’une pratique du grand écart idéologique toujours plus complexe. 

La prise de Damas a principalement été vue sous deux angles : soit la victoire finale d’une révolution, soit le début de l’imposition d’une idéologie islamiste. Les tensions en cours se jouent-elles principalement autour de l’idéologie et du religieux ?

Pas uniquement. Ces dimensions sont réelles mais il en est une autre, non moins fondamentale, qui est la dimension de classe. 

La prise de Damas est vue par beaucoup, dans la capitale, comme un débarquement sociologique de la province d’Idlib, le fief de HTC avant son Blitzkrieg  guerre éclair » – ndlr] victorieux le mois passé. À l’image de ces révolutionnaires issus des campagnes d’Idlib qui, arrivant dans le quartier huppé d’Al-Malki à Damas, ont créé, dans une mosquée du quartier, le « conseil des notables d’Al-Malki ». Une initiative que la bourgeoisie locale regarde en grinçant des dents, étant entendu qu’il n’y a pas plus de « notables » à Al-Malki que dans le XVIe arrondissement de Paris… 

Contrairement à la vision des talibans de Kaboul, il n’y a pas, chez le militant moyen de HTC, cette idée de Damas comme ville pécheresse.

Alors qu’elle était l’incarnation de la marge, la province d’Idlib devient d’ores et déjà implicitement une marque de statut social. Les voitures porteuses de plaques d’Idlib se voient privilégiées par la police de la route, prompte à leur donner la priorité au nom d’une libération qui leur est créditée.

Surtout, et de manière bien plus profonde, la politique de nominations et de licenciements au sein de la fonction publique prend la pente d’un double appui sur une appartenance sunnite et, plus spécifiquement, parfois, des réseaux de solidarité tissés autour de l’expérience du pouvoir développée par HTC à Idlib ces dernières années.

D’une certaine manière, on retrouve dans cette affirmation révolutionnaire et sociale d’une province spécifique au sein de la capitale ce qu’avait déjà connu Damas avec la prise de pouvoir du Baas en 1963, qui fut également à la fois l’affirmation de la province et celle d’une région.

Le chercheur français Michel Seurat disait il y a très longtemps que « l’État au Machrek, c’est une assabiyya[groupe ou réseau de solidarité – ndlr] qui a réussi » ; la Syrie aujourd’hui lui donne clairement, une fois de plus, raison. 

Mais cette forme de revanche des campagnes sur les villes n’est-elle pas une vengeance, comme ce fut le cas lorsque les talibans s’emparèrent de Kaboul en 1996 ou lorsque les Khmers rouges prirent Phnom Penh ? 

Contrairement à la vision des talibans de Kaboul, il n’y a pas, chez le militant moyen de HTC, cette idée de Damas comme ville pécheresse. Le contact de la ruralité et de l’urbanité est pour l’instant ambivalent.

Il y a, d’une part, la réaction défensive des élites, les sorties en pick-up « d’entrepreneurs de morale » venant prêcher la bonne parole et qui sont souvent pesants pour le voisinage, mais, d’autre part, les selfies des jeunes femmes avec les combattants débarqués de la campagne ou la satisfaction d’élites totalement épuisées par la prédation suffocante exercée sur eux par l’ancien régime. 

Il y a surtout, comme à Idlib, un ancrage du mouvement dans les petites classes moyennes, provinciales souvent, mais pas pour autant déconnectées du urban life style qui existe dans les grandes villes. 

Et quand la pression morale dépasse un certain seuil, comme ce fut le cas avec la tentative d’islamiser les manuels d’enseignement à Damas, d’imposer une police des mœurs à Idlib ou de priver les femmes de participation à des discussions sur le futur de la justice à Alep, alors les autorités corrigent le tir par le haut et imposent un rétropédalage. 

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Dans une rue de Damas en janvier 2025. © Joseph Confavreux / Mediapart


Ce rétropédalage peut aussi se faire de manière spontanée : le conseil des notables du quartier d’Al-Malki, comme dans les autres quartiers de la ville, est d’ores et déjà en état de mort clinique tout simplement car la greffe de la culture provinciale n’y a pas pris souche.

En définitive, en dépit des décalages cognitifs, on n’est donc ni dans un triomphe revanchard de la ruralité sur l’urbanité – Charaa a passé son adolescence dans le quartier plutôt cossu de Mezze –, ni dans l’imposition d’une islamisation par le haut, comme ce fut le cas avec les talibans. 

HTC n’a jamais fait son “coming out” identitaire. Le groupe n’a jamais accouché d’une charte ou d’un document fondateur explicitant la nouvelle doctrine ou son identité politique.

Mais cette affirmation provinciale est aussi très contextuelle. À Damas, le syndicat principal des avocats a été importé et substitué par le syndicat local d’Idlib. Dans les régions, la « ruralisation » du pouvoir peut être plus forte et se faire via des plans de dégraissage sur la base des appartenances confessionnelles.

Elle peut aussi prendre la forme d’une islamisation de l’État. Ainsi, à Deir ez-Zor, l’autorité de l’État central s’effectue en réalité par le truchement des anciens frères d’armes de Charaa, originaires de la petite ville de Sheheil, à l’est de l’Euphrate, longtemps bastion du Front Al-Nosra. Dès leur prise de pouvoir, plusieurs femmes fonctionnaires de la municipalité non voilées ont été licenciées. Mais là encore, on est davantage dans l’ordre de l’initiative locale que de l’application d’un programme idéologique dûment élaboré par le haut.

En réalité, depuis sept ans, le leadership tend à pondérer ses bases, voire à contraindre les plus velléitaires idéologiquement. Et on est toujours bien face à une déradicalisation par le haut, souvent imposée par le leadership du mouvement à des cadres intermédiaires revêches.

Quelle est alors l’identité des nouveaux maîtres de Damas ?

Agent réel de déradicalisation, HTC n’a pourtant jamais fait son « coming out » identitaire. Le groupe n’a jamais accouché d’une charte ou d’un document fondateur explicitant la nouvelle doctrine ou son identité politique. 

Le mouvement a fait l’économie d’un aggiornamento théologique. Sa déradicalisation est le fruit de l’exercice du pouvoir, non d’une mutation idéologique assumée et argumentée.

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Deux combattants de Hayat Tahrir Al-Cham questionnent et enregistrent des soldats du régime déposant leurs armes à Lattaquié en janvier 2025. © Joseph Confavreux / Mediapart

Elle est à la fois profonde, ancrée dans la durée et difficilement réversible car cristallisée par des changements de force en profondeur dans le mouvement, à savoir la mise à l’écart de la ligne dure, même si bien sûr les radicaux sont loin d’avoir tous disparus. 

Elle reste pourtant sans discours sur sa propre transformation. Révolution silencieuse pour les uns, dont je suis, ou conspiration du silence d’un nouveau pouvoir déjà passé maître dans l’art de la taqiyya et de la dissimulation, pour les sceptiques cherchant une oriental touch. Il est sans doute un peu tôt pour répondre de manière définitive.

Ce que nous pouvons en revanche d’ores et déjà affirmer, c’est que cette déradicalisation est unique dans le paysage djihadiste, et ce, à deux titres. D’une part, il ne s’agit pas d’une révolution doctrinale alors qu’habituellement les djihadistes commencent par l’idéologie, comme l’ont fait les djihadistes égyptiens ou libyens. D’autre part, c’est une déradicalisation qui s’effectue par un acteur en position de force alors que la déradicalisation des djihadistes est d’ordinaire le produit d’une phase de faiblesse, et de l’expérience carcérale. 

La déradicalisation s’effectue ici en position de pouvoir. Plus que cela, elle est le produit de l’exercice du pouvoir et des contraintes qu’il véhicule. 

HTC s’est fait transformer par la société qu’il contrôle. Sa déradicalisation, c’est du salafisme à l’envers.

Lorsqu’on est contraint de faire alliance avec l’armée turque, armée de l’Otan émanant de l’expérience d’un État laïc, il faut répondre à ceux qui rejettent le principe de recherche d’appui sur des forces infidèles.

Lorsqu’il s’agit de réaffirmer l’autorité de la ligne de HTC face au discours des idéologues du djihad global, l’adoption de l’école de jurisprudence chaféite permet de produire de la légitimité locale et du contrôle religieux. Le chaféisme n’est ainsi pas le reflet d’un traditionalisme mais le produit d’une stratégie affirmée de différenciation. 

Lorsqu’il s’agit de gérer un champ religieux très dense avec plus de 1 200 mosquées, de multiples instituts de charia issus pour la plupart de la tradition soufie, contrairement à l’État islamique prêt à imposer son dogme à tout prix, HTC « fait avec », c’est-à-dire réhabilite le bas clergé local et ses visions du monde. 

Quand les nouvelles recrues sont du terroir, peu éduquées, plus attachées à la défense de leur village qu’à l’avènement d’un califat mondial et que, de surcroît, l’État islamique reste un concurrent, la formation idéologique des combattants est révisée à la baisse, à la fois simplifiée et déradicalisée : il faut faire rempart – au risque de défections vers l’État islamique – et rendre accessible. 

De fil en aiguille, HTC a progressivement amorcé un cours « thermidorien » et renoncé à « purifier le dogme » et la société, c’est-à-dire renoncé à l’idéal salafiste de la tabula rasa et, toujours plus – et de manière largement empirique – compose avec « l’inertie du social », selon les termes de l’historien François Furet. HTC s’est fait transformer par la société qu’il contrôle. La déradicalisation de HTC, c’est du salafisme à l’envers. 

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Ahmed al-Charaa dans le palais présidentiel de Damas le 16 janvier 2025. © Photo Gouvernement de transition syrien / AFP

De manière stratégique, HTC à Idlib s’est comporté de façon profondément transactionnelle, y compris sur les questions de normes religieuses, et n’a pas clarifié sa ligne idéologique. De ce point de vue, il y a bien une part de taqiyya, de dissimulation dans ce flou stratégique. 

Mais qu’est-ce qui est dissimulé ? Une radicalité impénitente qui sortira du bois une fois le pouvoir pris ou, à l’inverse, un recentrage idéologique sur une ligne révolutionnaire, sunnite et conservatrice mais déradicalisée et qui ne dit pas encore son nom pour faciliter la greffe d’un modèle encore fragile dans un milieu qui le voit parfois encore avec scepticisme ? 

Si tout est sans doute possible, je penche pour la seconde option. En effet, si HTC s’est montré fortement transactionnel, il devra l’être d’autant plus après sa victoire face aux pressions externes – l’incantation internationale vers l’inclusivité et la paranoïa non moins globale et locale vis-à-vis de l’islam politique.

Les nouveaux dirigeants ne pourront préserver le pouvoir sans préservation de l’État, ce qui suppose un pacte avec la communauté internationale et avec les élites urbaines, seules détentrices de l’expérience étatique, toutes deux impossibles à obtenir en cas de régime islamique dur.

L’actuelle structure des contraintes liées à l’exercice du pouvoir après le 8 décembre devrait caler la boussole idéologique du mouvement sur le cap des réajustements centristes qu’il tenait depuis la rupture avec Al-Qaïda en 2016. 

La trajectoire de HTC peut-elle être un modèle de déradicalisation pour d’autres organisations de ce type ?

En définitive, le recentrage idéologique de HTC rappelle moins les anciennes expériences djihadistes que l’expérience des partis d’extrême droite qui ont connu un itinéraire parfois similaire de dégagement des extrêmes dans un contexte de position de force, de volonté de prise de pouvoir et sans grands efforts de conceptualisation doctrinale. 

En réalité, l’expérience d’Idlib permet de jeter quelques lumières sur les affirmations centristes de ces partis. Tout d’abord, le recentrage idéologique n’est jamais purement instrumental. À Idlib comme ailleurs, lorsqu’un mouvement radical opère un recentrage idéologique, cela provoque des tensions internes majeures, des scissions, des départs et des purges. Ce processus ne mène pas nécessairement à une véritable modération, mais il élimine les éléments les plus radicaux. 

Le recentrage ne transforme pas seulement les extrêmes ; le centre lui-même est redéfini en absorbant des aspects idéologiques des marges radicales.

Ensuite, le recentrage ne transforme pas seulement les extrêmes ; le centre lui-même est redéfini en absorbant des aspects idéologiques des marges radicales. À Idlib, cela se traduit par une influence persistante de la culture salafiste. Un radicalisme conservateur se maintient, mais à l’extérieur du mouvement et sur le mode d’une contestation populiste de ce dernier. 

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Par ailleurs, le recentrage n’est jamais purement politique. HTC a dû composer avec les réalités socio-religieuses d’Idlib puis de Damas et accepter une certaine revanche de la société qui prend le chemin d’une retraditionnalisation, tout comme les partis d’extrême droite européens s’adaptent à la modernité sociologique – acceptation des valeurs libérales, recul sur les modèles familiaux traditionnels, etc. – et renoncent à la tabula rasa conservatrice.

Les recentrages idéologiques sont, ensuite, généralement durables. HTC, comme les partis européens d’extrême droite, a consolidé son recentrage en s’éloignant des éléments radicaux, rendant un retour aux années de terreur improbable. 

Contrairement aux partis européens, HTC n’agit pas dans un cadre démocratique institutionnel. Son recentrage repose sur des calculs politiques : assurer la paix sociale en faisant un pari sur les majorités silencieuses, obtenir une acceptabilité internationale nécessaire pour recevoir de l’aide humanitaire, et incarner une alternative gagnante au régime syrien. 

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Les recentrages idéologiques ne fonctionnent pas nécessairement uniquement en régime électoral. À Idlib, le recentrage idéologique de HTC a coïncidé avec une réduction relative de l’autoritarisme qui, contrairement à l’Égypte de Sissi ou à la Syrie de Bachar al-Assad, fonctionne moins à la répression brute qu’à la suppression de toute option politique concurrente.

Le pouvoir reste verrouillé. HTC concède des espaces limités de liberté politique et sociale, tout en contrôlant les institutions clés. Le recentrage idéologique est mis au service d’une entreprise de raréfaction des alternatives politiques au nom du rejet des extrêmes (al-ghulû, dans la terminologie islamiste).

À Idlib comme ailleurs, les réajustements idéologiques de formations politiques anciennement radicales peuvent soutenir des formes finalement assez ordinaires d’« extrême centre », pour reprendre le concept de Pierre Serna. D’un côté bizarrerie dans le paysage djihadiste, la déradicalisation de HTC se situe bien, de l’autre, dans un air du temps, singulièrement illibéral et mondial. 

Joseph Confavreux

source

Aux admirateurs de gauche de la Syrie d’Assad


 

Invité du dernier MediapartLive, consacré à la Syrie, je prolonge ici mon coup de colère contre ces hommes et ces femmes qui se disent de gauche, donc solidaires en principe des luttes pour la justice partout dans le monde, et qui se déclarent favorables au régime des Assad, père et fils, principal responsable du désastre syrien

Après des bombardements massifs par l’aviation russe qui ont duré quatre mois, l’armée de Bachar al-Assad et les milices chiites venues de toute part, mobilisées par les mollahs iraniens, ont donc fini par « libérer » Alep-Est. La libérer de qui ? De ses habitants. Plus de 250.000 personnes sont forcés d’évacuer leur ville pour échapper aux massacres, comme avant eux la population de Zabadani ou de Darayya, et comme ce sera le sort, après eux, de bien d’autres Syriens si le « nettoyage » programmé, social et confessionnel, se poursuit dans leur pays, couvert par une grande campagne médiatique d’intoxication.

Qu’en Syrie même des nantis d’Alep, toutes confessions confondues, se réjouissent d’être débarrassés de la « racaille » – entendre les classes populaires qui peuplaient Alep-Est – n’est guère étonnant. On l’a souvent observé ailleurs, la morgue des classes dominantes est universelle.

Que des mollahs chiites d’un autre âge fêtent l’événement comme une grande victoire des vrais croyants sur les mécréants omeyyades, ou proclament qu’Alep était jadis chiite et le redeviendra, peut aussi se comprendre quand on connait leur doctrine aussi délirante que celle de leurs émules sunnites.

Enfin, qu’ici même, en France, en Europe, des hommes politiques et des faiseurs d’opinion d’extrême-droite ou de la droite extrême marquent bruyamment, de nouveau, leur soutien à Assad est également dans la nature des choses. Ils n’ont que mépris pour les Arabes et les musulmans, et ils pensent aujourd’hui comme hier que ces peuplades  doivent être menés à la trique.

Mais comment ne pas exploser de colère en lisant les déclarations favorables au régime des Assad, père et fils, proférés par des hommes et des femmes qui se disent de gauche, donc solidaires en principe des luttes pour la justice partout dans le monde ? Comment ne pas s’enrager en les entendant vanter l’indépendance, la laïcité,  le progressisme, voire le socialisme d’un clan sans foi ni loi qui s’est emparé du pouvoir par un coup d’État  militaire,  il y a plus de quarante-cinq ans, et dont le seul souci est de l’exercer éternellement ?  « Assad pour l’éternité », « Assad ou personne », « Assad ou nous brûlerons le pays », scandent ses partisans.  Et cette gauche-là acquiesce sous le prétexte qu’il n’y a pas d’autre choix : c’est lui ou Daech.

Or les Syriens qui se sont soulevés en 2011 n’ont attendu personne  pour dénoncer vigoureusement les groupes djihadistes de toutes origines et de toutes obédiences, Daech en particulier, qui ont infesté leur soulèvement après sa militarisation forcée.  Ces groupes, totalement étrangers à leurs revendications de liberté et de dignité, n’ont d’ailleurs pas tardé à s’attaquer principalement aux forces vives de l’opposition, civiles et militaires, et à sévir contre la population dans les zones qu’ils ont réussi à contrôler. Ils ont ainsi conforté Assad dans sa propagande, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, et lui ont notamment permis de se présenter en protecteur des minorités confessionnelles.

Ces mêmes Syriens ont souvent par ailleurs exprimé leur méfiance vis-à-vis des instances qui ont prétendu, et continuent de prétendre les représenter, et qui se sont révélées d’une effarante médiocrité. Espérant une intervention militaire occidentale qui n’était, de toute évidence, jamais envisagée par l’administration d’Obama, inféodés à tel ou tel pays voisin (l’Arabie saoudite, le Qatar ou la Turquie), divisés entre eux et inexistants sur le terrain, ils ont été incapables de formuler un discours politique cohérent à l’adresse du monde.

Mais ni l’intrusion des djihadistes ni les défaillances de la représentation autoproclamée de la révolution – ni tout autre argument brandi pour justifier l’injustifiable – n’infirment ces deux données fondamentales : la première, que les Syriens avaient mille raisons de se révolter, et la seconde, qu’ils se sont révoltés avec un courage exceptionnel, faisant face, dans l’indifférence quasi générale, à la terreur sans bornes du clan au pouvoir, aux ambitions impériales de l’Iran et, depuis septembre 2015, à une intervention militaire russe agréée par les États-Unis, qui a déjà fait des milliers et des milliers de victimes civiles.

Alors, est-elle vraiment indépendante et anti-impérialiste cette « Syrie d’Assad » où l’Iran et la Russie agissent comme bon leur semble, conjointement ou séparément,  et dont le destin dépend uniquement désormais de leurs accords ou désaccords ?  Que les admirateurs de gauche de ladite Syrie lisent le traité léonin signé avec la Russie, le 26 août 2015, lui accordant des privilèges exorbitants et une totale et permanente immunité quant aux dommages causés par les raids de son aviation.

Peut-on sérieusement qualifier de laïque un régime qui s’est employé dès sa naissance, pour s’imposer et durer, à envenimer les relations entre les différentes communautés confessionnelles, qui a pris en otages alaouites et chrétiens, qui a lui-même présidé à la contamination de la société syrienne par le salafisme le plus obscurantiste, qui a manipulé à son profit toutes espèces de djihadistes, et pas seulement en Syrie ?

Est-ce du progressisme que de promouvoir le capitalisme le plus sauvage, appauvrissant et marginalisant des millions de citoyens, cette masse démunie qui survivait dans les faubourgs des grandes villes ? C’est elle qui a été la principale composante sociale de la révolution, et c’est elle qui a été aussi la cible privilégiée du régime, avec son artillerie lourde, ses barils d’explosifs et son armement chimique. « Tuez-les jusqu’au dernier », réclamaient littéralement les chabbîha (nervis des Assad) depuis le début du soulèvement… et qu’on laisse la nouvelle bourgeoisie « progressiste » piller tranquillement les richesses nationales et entasser ses milliards de dollars dans les paradis fiscaux !

Faut-il encore, après tout cela, rappeler les crimes contre l’humanité commis par Hafez al-Assad, en toute impunité, durant ses trente ans de règne sans partage ?  Deux noms de lieu les résument : Hama où plus de 20.000 personnes, peut-être 30.000, ont été massacrées en 1982, et la prison de Palmyre, véritable camp d’extermination où les geôliers se vantaient de réduire leurs suppliciés en insectes.  C’est de cette même impunité que certains, hélas de gauche, voudraient faire bénéficier Bachar al-Assad, le principal responsable du désastre, de ces plus de dix millions de déplacés, ces centaines de milliers de morts, ces dizaines de milliers de prisonniers, de la torture et des exécutions sommaires dans les prisons, de l’interminable martyre de la Syrie.

Et ce martyre, tant que les bourreaux ne seront pas vaincus et punis, préfigure tant d’autres dans le monde – un monde où la Syrie aura disparu.

Farouk Mardam Bey (historien et éditeur franco-syrien)

Document exclusif : la bombe à retardement de Jérusalem


|  PAR RENÉ BACKMANN

Selon un rapport confidentiel rédigé par les diplomates de l’Union européenne à Jérusalem, que Mediapart s’est procuré, la tension dans la ville n’a jamais été aussi forte depuis 1967. Si la politique de discrimination et de colonisation menée par Israël se poursuit, ce sont les bases mêmes d’une solution pacifique qui seront détruites. Il est peut-être encore temps d’agir, mais l’Europe doit faire preuve de courage.

La situation à Jérusalem a atteint, en 2014, un degré de « polarisation et de violence »que la ville n’avait plus connu depuis 1967 ou la fin de la seconde intifada en 2005.« Si l’on ne s’attaque pas aux causes profondes de cette violence, le résultat probable sera une poursuite de l’escalade, et une aggravation de la division extrême dont la ville a souffert au cours des six derniers mois de l’année dernière. » C’est sur ce constat alarmant que s’ouvre le dernier rapport des chefs de mission diplomatique de l’Union européenne à Jérusalem et à Ramallah, récemment transmis à Bruxelles.

Depuis qu’un diplomate britannique en a eu l’idée il y a une quinzaine d’années, les consuls et consuls généraux représentant les pays de l’UE (aujourd’hui au nombre de 28) en Israël et dans les territoires occupés palestiniens, rédigent chaque année pour le comité politique et de sécurité du Service européen d’action extérieure – le ministère des affaires étrangères de l’Europe – une sorte « d’état des lieux », qui fait le point sur la situation à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Celui de ce printemps, qui couvre l’année 2014, est particulièrement épais. Mediapart s’est procuré ce document européen à diffusion restreinte, traditionnellement rédigé en anglais : il peut être consulté en cliquant ici.

Il comporte 32 pages, dont trois pages de recommandations, et cinq pages de statistiques (nombre de morts et blessés dus aux actes de violence, état des démolitions par Israël de maisons palestiniennes, nombre de personnes affectées, évolution des conditions d’accès pour les Palestiniens à la mosquée Al-Aqsa, nombre d’accrochages avec les colons, répartition des incidents par localité). Il est aussi particulièrement alarmant.

« Jérusalem demeure, dans le cadre du processus de paix au Proche-Orient, l’une des questions les plus passionnelles et les plus problématiques, écrivent les diplomates européens. Aussi longtemps que le statut de la ville ne sera pas résolu, un accord global entre Israéliens et Palestiniens ne sera pas possible. Ce point n’a jamais été aussi pertinent que cette année. […] Au cours de l’année 2014, la situation s’est gravement détériorée à Jérusalem dans pratiquement tous les domaines couverts par les rapports précédents.

L’expansion de la colonisation s’est poursuivie, y compris dans les zones très sensibles ; des politiques très restrictives sur les constructions palestiniennes à Jérusalem ont été maintenues avec force et ont été suivies par des vagues de démolitions et d’expulsions ; l’éducation pour les Palestiniens reste inéquitable ; les Palestiniens continuent d’affronter des difficultés pour bénéficier des soins de santé ; l’économie de Jérusalem-Est ne montre aucun signe d’amélioration. De surcroît, Israël a remis en vigueur des mesures punitives, comme la révocation des droits de résidence et la démolition des habitations des Palestiniens impliqués dans des attentats. »

Après avoir rappelé que pour l’UE les colonies sont, de longue date, considérées comme illégales au regard du droit international et constituent un obstacle à la paix, les auteurs du rapport constatent que sur les 540 000 colons recensés en 2014, près de 200 000 vivent à Jérusalem-Est, aux côtés de 300 000 Palestiniens, et que près de 3 000 bâtiments destinés à accueillir des colons ont été mis en chantier. La même politique a été poursuivie à la périphérie de la ville, parfois à l’abri d’un prétexte touristique, écologique ou archéologique.

Pour développer la zone E1, qui doit devenir une vaste colonie stratégique, à l’est de Jérusalem, le gouvernement israélien s’apprête même à chasser les communautés de bédouins qui vivent traditionnellement sur ces terres, et à les installer au nord de Jéricho, ce qui pourrait être considéré comme un « transfert forcé », en contravention avec la quatrième convention de Genève. Ce déplacement pourrait aussi ouvrir la voie à d’autres expansions de colonies israéliennes, compromettant un peu plus encore la viabilité de la solution à deux États.

« Si ce projet était réalisé, estiment les diplomates, il couperait Jérusalem-Est du reste de la Cisjordanie, et la diviserait en une partie nord et une partie sud, portant un coup sévère à la contiguïté d’un futur État de Palestine et au potentiel de Jérusalem comme future capitale de deux États. »

Après avoir recensé et analysé les principaux attentats et incidents intervenus en 2014, et leur perception par la population de Jérusalem-Est, les auteurs du rapport constatent que « l’une des plus évidentes conséquences de ce très haut niveau de tension et de violence est la polarisation croissante de la ville, qui a récemment été décrite par divers observateurs et médias comme « plus divisée » qu’elle ne l’a jamais été depuis 1967 ». La situation autour de l’Esplanade des mosquées, où deux lieux saints de l’islam surplombent le Mur des lamentations, est décrite comme particulièrement explosive.

Forces de sécurité israéliennes sur l'Esplanade des mosquées.Forces de sécurité israéliennes sur l’Esplanade des mosquées. © Reuters

« Toute menace ou perception de menace contre l’intégrité de ce site ou contre le statu quo ne risque pas seulement de saper la reprise du processus de paix, mais possède le potentiel de déstabiliser la région et de provoquer des réactions de grande ampleur à travers le monde », estiment les diplomates.

Ils déplorent « l’escalade brutale, durant l’année 2014, des tensions sur l’Esplanade alimentée par les constantes provocations et incitations des représentants du gouvernement israélien, des colons et des extrémistes. […] Une source particulière d’inquiétude a été le nombre de visites spectaculaires et provocatrices de membres du monde politique israélien. Le 25 novembre, le chef de la police israélienne a sévèrement critiqué ces visites ».

Discrimination à grande échelle

Cette tolérance, voire complicité de l’État israélien, face à ces intrusions provocatrices sur l’Esplanade, est d’autant plus mal perçue par la majorité de la population musulmane que les Palestiniens sont victimes d’une réglementation qui limite considérablement leur droit d’accès aux lieux saints. « Les vendredis du Ramadan, notent les auteurs du rapport, l’accès de l’Esplanade a été interdit aux musulmans de moins de 50 ans et le nombre de Palestiniens de Cisjordanie qui franchissaient les checkpoints autour de Jérusalem a spectaculairement diminué. Il est passé de 466 466 en 2013 à 45 291 en 2014, car seuls les hommes de plus de 50 ans et les femmes de plus de 40 étaient autorisés à entrer à Jérusalem sans permis spéciaux, tandis que l’accès était totalement interdit aux habitants de Hébron et de Gaza. »

Autre source de préoccupation pour les diplomates européens : le régime de planification urbaine de la municipalité de Jérusalem, « qui soumet à de très sévères restrictions les activités de construction des Palestiniens, ce qui crée une grave pénurie de logements et d’infrastructures pour les résidents palestiniens et paralyse le développement. Près de 52 % de la superficie municipale de Jérusalem-Est, telle qu’elle a été définie par Israël, ne sont pas ouverts à la construction, et 35 % sont affectés aux colonies. Conséquence : moins de 13 % de la superficie peuvent être utilisés par des constructions. Or la majeure partie de cette terre est déjà construite et la réglementation sur la densité rend l’obtention d’un permis très difficile et très coûteuse. Au moins 33 % des habitations palestiniennes à Jérusalem-Est ont donc été construites sans permis, ce qui expose plus de 93 000 Palestiniens au risque de voir leur maison détruite et d’être déplacés ».

Destruction de maisons palestiniennes à Jérusalem-Est sous protection de l'armée.Destruction de maisons palestiniennes à Jérusalem-Est sous protection de l’armée. © Reuters

Très critiques des réglementations municipales (parfois contraires au droit international) qui encadrent de plus en plus étroitement le statut de « résident » des Palestiniens de Jérusalem-Est – mesures officiellement destinées à limiter à 40 % la population palestinienne de cette partie de la ville –, les diplomates européens condamnent aussi énergiquement, arguments à l’appui, les nombreux obstacles à la liberté de mouvement des Palestiniens.

« La barrière [de séparation], rappellent-ils, déconnecte Jérusalem-Est du reste de la Cisjordanie et sépare, physiquement, les communautés palestiniennes au sein de Jérusalem-Est : 30 % de la population de Jérusalem-Est vivent à l’intérieur des limites municipales, mais au-delà de la barrière de séparation, et sont ainsi coupés de tous les services urbains. »

Aggravant encore les conditions de vie créées par cet enchevêtrement de réglementations restrictives, les choix politiques du gouvernement israélien à Jérusalem-Est entravent l’accès des habitants à l’éducation, à la santé et nuisent au développement économique. Alors que les 300 000 Palestiniens de Jérusalem représentent 38 % de la population totale de la ville et sont soumis au même régime fiscal que les résidents israéliens, la part du budget municipal qui leur est consacrée ne dépasse pas 12 %. Et ils ne disposent que de trois bureaux d’aide sociale, bien qu’ils constituent plus du tiers de la population municipale, tandis que la partie occidentale de la ville dispose de 18 bureaux.

Cette politique de discrimination, constatent les rédacteurs du rapport, s’étend aussi aux transports, aux infrastructures, aux institutions palestiniennes de Jérusalem-Est – pour la plupart fermées depuis 2001, à l’exception des hôpitaux – et à l’exercice des religions.« Le droit d’accès, la liberté de culte et le droit de pèlerinage dans la Ville sainte demeurent des domaines de grave préoccupation pour les musulmans et les chrétiens, constate le rapport. La barrière de séparation, qui divise les congrégations, fait aussi obstacle au travail des organisations religieuses qui participent à l’éducation, la santé, l’assistance humanitaire et l’aide sociale aux Palestiniens à Jérusalem-Est, et autour. Degraves entraves à la liberté de circulation et de culte continuent d’affecter les Palestiniens musulmans et chrétiens de Cisjordanie, qui ne peuvent se rendre à Jérusalem sans permis délivré par Israël. Ces permis ont une durée limitée et sont attribués de manière très sélective. »

Ce véritable réquisitoire contre la politique israélienne à Jérusalem-Est est d’autant plus accablant qu’il n’émane pas de militants politiques ou de défenseurs des droits de l’homme, mais de diplomates habitués à peser leurs mots. Ils représentent une entité – l’Union européenne – dont l’audace, en politique étrangère, n’est pas la qualité première. Si elles étaient – même partiellement – suivies d’effet, les 40 recommandations que formulent les auteurs du rapport provoqueraient un bouleversement politique international majeur.

« Élaborées avec, pour objectif, la préservation de la viabilité de la solution à deux États, telle qu’elle est exposée dans de nombreuses déclarations de l’UE, y compris les conclusions adoptées par le Conseil le 22 juillet et le 17 novembre 2014, ces recommandations, précisent les diplomates, ont aussi pour but de préserver la présence palestinienne à Jérusalem aux niveaux politique, culturel et économique. La situation, qui s’est très rapidement détériorée à Jérusalem au cours de l’année 2014, rend la mise en œuvre de ces recommandations des plus pressantes. »

Les 40 recommandations

Les 40 recommandations de l’UE obéissent à quatre axes prioritaires de l’action diplomatique européenne au Proche-Orient : préserver la viabilité de Jérusalem comme futur capitale de deux États ; consolider l’identité religieuse et culturelle de la ville ; mettre fin à l’isolement socio-économique de Jérusalem ; renforcer le rôle, la visibilité et la politique de l’Union européenne.

Pour atteindre ces objectifs, les représentants de l’UE proposent des mesures déjà citées dans les rapports précédents – rouvrir des institutions palestiniennes de Jérusalem-Est, soutenir la société civile, héberger les événements organisés par la société civile palestinienne dans les centres culturels, les consulats, les résidences diplomatiques européennes, encourager le dialogue interreligieux, assurer une présence européenne lorsque des familles palestiniennes sont exposées au risque d’expulsion, ou de démolition de leur maison.

Netanyahou sort grand vainqueur des élections législatives de la mi-mars.Netanyahou sort grand vainqueur des élections législatives de la mi-mars. © Pierre Puchot

Ils avancent aussi des recommandations plus musclées, manifestement dictées par l’urgence de la situation, qui révèlent leur irritation face à la stratégie d’occupation-colonisation-annexion impunie d’Israël. Sans utiliser le mot « boycott », diplomatiquement incorrect, ils suggèrent de prendre « de nouvelles mesures coordonnées pour garantir que les consommateurs européens soient capables d’exercer leur droit à un choix informé, pour ce qui concerne les produits des colonies, en conformité avec les règles en cours dans l’UE ».

Ils conseillent également que soient « examinées et adoptées » des mesures réglementant l’entrée dans les pays de l’UE des colons connus pour leur violence et de ceux qui appellent à commettre des actes de violence. Ils souhaitent que soient poursuivis les efforts visant à attirer l’attention des citoyens européens et des entreprises de l’Union européenne sur les risques liés aux activités économiques et financières dans les colonies. Ils proposent aussi que des « conseils » soient donnés aux organisateurs de voyages européens, pour qu’ils évitent de soutenir les entreprises installées dans les colonies de Jérusalem-Est.

Pour enrayer le naufrage économique de Jérusalem-Est, les diplomates proposent que l’UE demande à Israël de lever les restrictions de mouvement sur les biens et les services entre Jérusalem et le reste des territoires occupés, de mettre un terme aux pratiques qui limitent la liberté de circulation des citoyens européens, de rouvrir la chambre de commerce arabe de Jérusalem-Est, d’améliorer les infrastructures et les services publics à Jérusalem-Est, d’associer les Palestiniens à la planification urbaine à Jérusalem-Est, et d’apporter une aide spécifique aux communautés affectées par la barrière de séparation.

En d’autres termes, compte tenu de la majorité de droite et d’extrême droite qui a émergé des dernières élections législatives et de la coalition sur laquelle Benjamin Netanyahou entend s’appuyer pour constituer son gouvernement, c’est une véritable collision diplomatique qui se dessine entre Israël et l’Europe si Bruxelles s’avise de suivre ces recommandations et, comme Barack Obama, de « réévaluer ses options ».

Le destin réservé aux rapports précédents – un archivage discret, sans suites concrètes, faute de consensus – n’incite pas à l’optimisme. Mais si, comme il l’a annoncé vendredi, Laurent Fabius s’apprête à « relancer les efforts de la France » pour faire voter au Conseil de sécurité de l’ONU une résolution fixant les grandes lignes d’un règlement au Proche-Orient entre Israël et Palestiniens, le contenu de ce rapport pourrait utilement éclairer les rédacteurs de cette résolution…

source

Syrie : offensive diplomatique pour une médiation, la Russie se rapproche de l’opposition


28 décembre 2012 | Par Pierre Puchot

Le salut des Syriens viendra-t-il de Moscou ? Pour la première fois de manière officielle depuis le début d’un conflit qui dure depuis près de deux ans maintenant, le principal allié du régime de Bachar al-Assad tend la main à l’opposition syrienne. Le vice-ministre russe des affaires étrangères, Mikhaïl Bogdanov, a affirmé jeudi 27 décembre à l’agence Ria Novosti que la diplomatie russe avait envoyé une invitation au chef de la coalition de l’opposition syrienne, Moaz El-Khatib, afin qu’il participe à des négociations en vue d’un règlement du conflit syrien.

La Russie incite par ailleurs le régime syrien de Bachar al-Assad à faire le « maximum » pour concrétiser ses intentions de dialoguer avec l’opposition en vue de résoudre le conflit, a déclaré vendredi le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Un premier pas qui marque un tournant : jusqu’à ce jour, la Russie – qui maintient une base militaire en Syrie et contribue au réarmement de l’armée régulière – et la Chine ont toujours bloqué les projets de résolution du Conseil de sécurité des Nations unies condamnant le président Bachar al-Assad et ouvrant la porte à des sanctions voire au recours à la force.

En Syrie, le conflit se poursuit et du côté du régime d’al-Assad, les défections se succèdent. Mercredi 26 décembre, c’était au tour du chef de la police militaire, le général Abdelaziz Jassim al Challal, d’annoncer son ralliement à l’opposition, dans une vidéo diffusée sur You Tube.

« L’armée a détruit des villes et des villages et commis des massacres contre une population sans arme qui manifestait pour réclamer la liberté », explique celui qui, selon une source officielle syrienne citée par le site de la chaîne France 24, devait de toute façon partir en retraite le mois prochain.

Moins rapide qu’annoncée cet été, la lente déliquescence du régime se poursuit néanmoins, comme l’expliquait Mediapart fin novembre (lire ici l’enquête de Caroline Donati). Reste le principal obstacle à une solution diplomatique : le départ de Bachar al-Assad, tabou pour le régime, condition sine qua non du dialogue pour l’opposition. Les Syriens réclament « un changement réel et tout le monde comprend ce que cela veut dire », a d’ailleurs affirmé Lakhdar Brahimi, l’émissaire international de l’ONU pour la Syrie qui, après avoir patienté plusieurs mois, a finalement rencontré le président syrien cette semaine. « Le changement réclamé ne doit pas être cosmétique, le peuple syrien a besoin et réclame un changement réel, et cela tout le monde l’a compris », a déclaré l’envoyé spécial de l’ONU et de la Ligue arabe lors d’une conférence de presse à Damas, au cours de laquelle il s’est en revanche bien gardé d’évoquer un possible départ de Bachar al-Assad. « Il faut former un gouvernement ayant tous les pouvoirs (…), qui assumera le pouvoir pendant la période de transition. Cette période transitoire prendra fin avec des élections », a-t-il cependant conclu.

Un gouvernement de transition, solution idoine pour un arrêt des combats en Syrie ? Le porte-parole de la diplomatie russe a déja démenti jeudi l’existence d’un accord entre Moscou et Washington sur la constitution d’un tel gouvernement de transition, avec maintien du président syrien Bachar al-Assad jusqu’au terme de son mandat en 2014, sans possibilité de se représenter, comme cela été envisagé un temps. De son côté, le ministère français des affaires étrangères a de nouveau faire savoir, jeudi 27 décembre lors d’un point presse, que le président syrien, « qui porte la responsabilité des 45 000 victimes de ce conflit, ne peut faire partie de la transition politique » en Syrie.

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