Vous avez dit wahhabisme?


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Plus que jamais, en ces temps de terrorisme, les contempteurs de l’Arabie saoudite s’en donnent à cœur joie. Dame! la cible est légitime. Et pourquoi, d’ailleurs, épargner un Etat où les droits de l’homme sont tenus pour quantité négligeable? Si, certes, la thèse du financement direct du terrorisme par la dictature saoudienne ne résiste pas à l’analyse, celle de l’influence du wahhabisme, à savoir l’islam ultra-rigoriste à la sauce saoudienne, sur l’idéologie des djihadistes semble ne faire aucun doute. Tentative d’examiner tout cela en détail.

1. Histoire: un retour aux sources pur et dur


Le mot et le concept sont liés à un théologien du XVIIIe siècle, Mohamed ben Abdel Wahhab, né dans le Nadj, au centre de l’Arabie saoudite actuelle. Inquiet de ce qu’il considérait comme des dérives de l’islam (dont l’idolâtrie des saints) et par les faiblesses des musulmans, ce penseur a prôné un retour pur et dur aux sources de la religion, au message du Prophète pris au sens le plus littéral. Une alliance entre ce penseur et les Saoud, puissante famille de cette région où régnait l’austère et fruste culture bédouine, permit à la doctrine rigoriste de prendre son essor grâce à la conquête de la région de Riyad.

Le wahhabisme charrie bien une version ultraconservatrice de l’islam. Musique, chant, danse, tabac et opium y trouvent le statut de pratiques prohibées. Abdel Wahhab, comme l’explique l’islamologue Anne-Marie Delcambre, avait été convaincu par les idées d’Ibn Taymiyya, jurisconsulte damascène du XIIIe siècle qui, déjà, avait promu l’intransigeance absolue en religion, dénonçant notamment «l’hérésie» chiite et dressant les musulmans contre les chrétiens et les juifs.

Les wahhabites n’ont que mépris pour les autres formes de l’islam, même sunnites. Ainsi, le soufisme, une spiritualité islamique influencée par le mysticisme et vécue comme expérience personnelle, est renvoyé au rang des pratiques hérétiques par les wahhabites, malgré son succès.

Loyauté à l’égard de l’autorité
Les Saoud appréciaient – et apprécient toujours! – un des fondements de l’interprétation wahhabite des textes, celui qui recommande aux musulmans de rester loyaux aux détenteurs de l’autorité.

Les Ottomans mirent fin à cette sédition au début du XIXe siècle, mais l’idée ultraconservatrice à la base du wahhabisme allait rester enracinée. Et quand Abdelaziz ben Abderrahmane al-Saoud entreprit au début du XXe siècle la conquête des régions – le Nadj, le Hedjaz, l’Assir et le Hassa – qui allaient former en 1932 l’Arabie saoudite dont il se proclama roi, il s’empressa d’instaurer ce que certains appelleraient une théocratie.

«Depuis cette époque, écrit Anne-Marie Delcambre, le pouvoir saoudien n’a jamais songé à remettre en cause l’idéologie wahhabite. Le roi Faysal, dans un discours à Médine le 1er avril 1963, déclarait en effet: «Notre constitution est le Coran, notre loi est celle de Mahomet, et notre nationalisme est arabe.» L’Arabie saoudite a placé tout son système politique, social, économique et judiciaire sous l’influence wahhabite. Le drapeau saoudien, vert, comportant la profession de foi musulmane en lettres arabes blanches, avec un sabre au-dessous, rappelle l’importance de la conquête guerrière pour l’islam wahhabite.»

Amputation et décapitation
Une police de mœurs veille au grain : les très craints «mouttawiin», chargés de «prévenir le vice et protéger la vertu» dans tout le pays d’ailleurs proclamé mosquée (d’où l’interdiction formelle d’y pratiquer un autre culte). La loi islamique, la charia, est appliquée avec sévérité, qui prévoit des peines comme l’amputation, la flagellation, la lapidation ou la décapitation – en place publique.

La plus stricte séparation des sexes dans tous les lieux publics – y compris dans le rapport à la médecine et aux médecins – prend la forme d’une obsession. Les femmes jouissent d’ailleurs d’un statut inférieur, dépendant de l’autorité des hommes. L’Arabie reste le seul pays au monde où elles n’ont pas le droit de conduire.

Les manuels scolaires saoudiens répercutent fidèlement les concepts du wahhabisme le plus radical, selon une étude américaine des années 2000. La propagation du djihad y serait recommandée et la haine des chrétiens, juifs, polythéistes et autres mécréants enseignée. Toutefois, les autorités saoudiennes insistent depuis quelques années pour dire que ces programmes ont été révisés et épurés des passages incitant à l’intolérance.

Le wahhabisme, malgré les moyens immenses dépensés par les Saoudiens pour exporter leur doctrine puritaine, reste très minoritaire en terre d’islam. Beaucoup de musulmans, et pas seulement parmi ceux qui vivent en Occident, rejettent ces pratiques intolérantes, rigoristes à l’extrême.

2. Politique: Saoud et oulémas unis

Ordre moral, rigueur religieuse absolue: les Saoud des XXe et XXIe siècles ont adopté avec zèle la version wahhabite de l’islam née jadis sur leur sol. Une version qu’ils ont affinée avec l’establishment religieux local, les oulémas (docteurs de la loi religieuse, théologiens), avec qui ils entretiennent une relation fondée sur le besoin mutuel de l’autre. Une alliance qui remonte au pacte («bay’a») conclu entre Mohamed ben Abdel Wahhab et la famille Saoud au XVIIIe siècle.

Comme l’explique le chercheur français Stéphane Lacroix, qui vécut en Arabie saoudite,«les oulémas légitiment le pouvoir politique des princes et leur accordent une large marge de manœuvre en ne s’immisçant pas dans leurs décisions, notamment concernant la politique étrangère. En échange, les religieux font appliquer l’islam salafiste (version ultra-rigoriste de l’islam) dans la société saoudienne, seul garant, selon eux, de la moralité sociale».

Contrôle complet par les religieux
Madawi al-Rashidi, universitaire saoudienne exilée à Londres, complète: «On a donné le contrôle complet, aux (religieux) wahhabites, de la vie religieuse, sociale et culturelle du royaume; aussi longtemps que les prédicateurs prêchaient l’obéissance aux dirigeants, la famille Saoud était contente.»

Dans ce pacte, la famille régnante s’occupe des finances, rétribue les imams et leur formation, lance des chaînes satellitaires de prédication religieuse, paie pour le prosélytisme dans le monde.

Ces dernières années, certains responsables saoudiens allèrent, dans des interviews données à des médias occidentaux, jusqu’à comparer leur pays à un «Vatican» musulman. Des assertions démenties par les faits. L’exportation du wahhabisme à coups de financements massifs n’y fait rien: comme l’écrit l’intellectuel égyptien Tarek Osman, «malgré sa position de pays musulman sunnite le plus riche au monde, malgré le hajj (le pèlerinage annuel à La Mecque, l’une des cinq obligations de l’islam, NDLR), l’Arabie saoudite n’a jamais réussi à établir une institution religieuse qui jouirait d’une vénération globale dans le monde islamique comme c’est le cas pour Al-Azhar en Egypte ou Al-Zeitouna en Tunisie». Le wahhabisme, puritain et intolérant, n’est pas populaire, on l’a déjà fait remarquer.

3. Le rigorisme voyage bien

Malgré son impopularité hors d’Arabie saoudite (il est aussi respecté au Qatar, mais dans une version moins rigoureuse), le wahhabisme s’exporte depuis un demi-siècle. Avec de bons résultats. C’est que les moyens investis en termes financiers laissent pantois. Riyad aurait dépensé des dizaines de milliards de dollars – les estimations crédibles ne sont pas légion – pour promouvoir le wahhabisme dans le monde, à travers des milliers d’écoles religieuses, de mosquées ou de centres culturels.

Un réseau d’associations caritatives saoudiennes comme l’International Relief Organisation servent de relais à la propagation de l’islam wahhabite. L’argent coule aussi à flots pour soutenir les nombreuses télévisions par satellite dédiées à cette tâche de prédication dans de multiples langues. Brochures, cassettes et CD font aussi partie de la panoplie envoyée dans le monde pour répandre le message wahhabite.

L’effort d’exportation a commencé au début des années 1960, comme l’explique Stéphane Lacroix, de sciences po, interrogé sur le blog Assawra: «Cela se traduit par la création de la Ligue islamique mondiale, de l’Université islamique de Médine, et de toute une série d’ONG financées par le pouvoir saoudien dont la mission est de faire de l’humanitaire, mais aussi du prosélytisme».

Wahhabisation de l’islam
Pourquoi tant de zèle? L’islam est, par essence, une religion prosélyte. L’Etat saoudien qui se veut wahhabite, donc porteur du message islamique original, n’a donc d’autre choix, dans cette logique, que d’apporter son poids à l’exportation de sa vision de l’islam. Il y a ainsi eu ce que l’islamologue française Anne-Marie Delcambre appelle la«wahhabisation de l’islam mondial».

Résultat, selon Stéphane Lacroix: «Ce prosélytisme a affecté la pratique de l’islam dans le monde sunnite en le rendant de plus en plus conservateur. En Occident, il a produit une communauté ultra-rigoriste, cherchant à reconstruire une société idéale, de l’entre-soi. Ainsi, on peut s’inquiéter en France du problème sociétal que pose la croissance de cet islam puritain, d’autant que certains de ses partisans peuvent, en raison de certaines de leurs pratiques, entrer en conflit avec les lois républicaines. Mais il ne faut pas tout mélanger. Salafisme – ou wahhabisme en ce cas, NDLR – n’est pas synonyme de djihadisme».

4. Terrorisme: des soupçons, mais rien de concret

Le wahhabisme est-il l’inspirateur du terrorisme pratiqué par les djihadistes comme ceux d’Al-Qaïda ou de l’«Etat islamique»? C’est l’opinion répandue. Et notamment celle du juge Marc Trevidic, jusqu’il y a peu responsable de la cellule antiterroriste à Paris.«Nous savons très bien que ce pays du Golfe a versé le poison dans le verre par la diffusion du wahhabisme. Les attentats de Paris le 13 novembre 2015 en sont l’un des résultats», a-t-il lâché au journal Les Echos.

Sauf que les djihadistes ne se réfèrent jamais, que du contraire, à l’exemple saoudien.«L’Etat islamique, expliquait à la BBC le professeur Bernard Hayke, de l’Université de Princeton, proclame que l’Etat saoudien a dévié des croyances réelles de Mohamed ben Abdel Wahhab, et qu’il est, lui, le vrai représentant du message salafiste ou wahhabite.»

La décapitation ce 2 janvier en Arabie saoudite de 43 djihadistes de la mouvance d’Al-Qaïda montre l’antagonisme virulent entre l’Arabie et les djihadistes. En 2015, 1.850 suspects de sympathies envers Daesh ont été incarcérés dans le royaume. Un royaume du reste en lutte féroce de légitimité avec un mouvement qui s’est donné un «calife», lequel avait qualifié en 2014 le régime saoudien de «tête du serpent», appelant déjà la population à la révolte.

Excommunication… des Saoud
Mathieu Guidère, islamologue français, le confirmait dans son livre Etat du monde arabe (De Boeck Editions): «Les salafistes djihadistes n’ont pas hésité à émettre, dans les années 2000, des fatwas appelant à l’excommunication des dirigeants saoudiens, y compris celle du Roi en personne. Après avoir ciblé les intérêts occidentaux sur le territoire saoudien, Al-Qaïda n’a pas hésité à s’en prendre directement à la monarchie, alors même que celle-ci faisait la promotion du wahhabisme dont se réclamait l’organisation de Ben Laden.»

Quant à la suspicion qui pesait sur les organisations caritatives saoudiennes, qui serviraient de relais pour acheminer du soutien à des groupes terroristes, une étude réalisée en 2007 par le professeur Jonathan Bentall, de l’University College à Londres, concluait ceci: «Le soutien direct par des associations caritatives aux activités du type Al-Qaïda a été lourdement suspecté par les autorités américaines mais rarement, sinon jamais, n’a-t-il été prouvé par des preuves tangibles».

En réalité, les Saoud ont une peur immense des djihadistes. Leur wahhabisme, leur salafisme, s’en écarte. Ecoutons Stéphane Lacroix: «Le salafisme n’est pas révolutionnaire et n’attire pas le même public que le djihadisme. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder le parcours des terroristes des récentes attaques, qui ne fréquentaient pas les milieux salafistes».

5. Un régime soluble dans la critique?

Le régime saoudien prend conscience des excès engendrés par sa doctrine. «Les télévisions par satellites, même privées, diffusent de nombreux témoignages de parents de djihadistes saoudiens partis en Syrie qui racontent leur malheur, observe un Belge d’origine algérienne en rapports professionnels constants avec les milieux intellectuels dans le Golfe. On y nomme même les imams tenus pour responsables de l’endoctrinement des jeunes ! Et on ne se prive pas d’appeler à la réforme des programmes scolaires, qui a d’ailleurs largement commencé.»

La prise de conscience se manifeste aussi par la publication d’articles comme dans le quotidien Al Watan, où un journaliste vétéran, Qenan al-Ghamdi, fustigeait le 2 novembre dernier «la majorité des imams qui continuent tous les vendredis dans leurs prêches à lancer des accusations d’hérésie contre des groupes de musulmans parmi nous (lire: les chiites) et aussi contre les gens du Livre (lire, dans ce cas: les chrétiens)dont beaucoup travaillent chez nous; certains de ces imams sont employés et supervisés par le ministère des Affaires religieuses. Des chaînes de télévision leur offrent une tribune où ils peuvent répandre leur poison, qui atteint tous les foyers».

Certes les postures radicales contre le régime peuvent encore valoir à leurs auteurs des années de prison, des flagellations, voire pire. Mais la société saoudienne évolue, en interaction avec les moyens de communication modernes, très prisés. Une société divisée entre modernistes et conservateurs, sans doute majoritaires. «L’élite intellectuelle libérale composée de diplomates, de journalistes, d’hommes d’affaires, complète notre Belgo-Algérien, n’ose pas prendre les devants s’agissant de critiquer le wahhabisme. L’autocensure reste dominante. Mais, en privé, les critiques pleuvent! Et on se moque bien de l’establishment religieux.»

BAUDOUIN LOOS

Article publié dans Le Soir du samedi 9 janvier 2016.

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Qatar: peine de 15 ans de prison pour un poète critique du régime


AFP 21 octobre 2013 à 14:35
Le poète a été condamné en cassation à 15 ans de prison.
Le poète a été condamné en cassation à 15 ans de prison. (Photo AFP)

La Cour de cassation de Doha a confirmé lundi la peine de 15 ans de prison prononcée en appel contre un poète qatari pour un poème jugé critique du régime du Qatar, a indiqué à l’AFP l’avocat de la défense.

«Il a été condamné en cassation à 15 ans de prison», a déclaré Me Néjib al-Naïmi. Mohamed Al-Ajmi, alias Iben al-Dhib, avait été arrêté en novembre 2011 pour un poème saluant le Printemps arabe et exprimant l’espoir qu’il s’étende aux monarchies du Golfe.

Condamné le 29 novembre 2012 à la prison à perpétuité pour «atteinte aux symboles de l’Etat et incitation à renverser le pouvoir», sa peine avait été réduite en appel en février dernier à 15 ans de prison.

«C’est un jugement politique et non judiciaire», a déclaré Me Naïmi, ancien ministre de la Justice du Qatar, déplorant que ses appels à rouvrir l’enquête pour rejuger son client n’aient pas eu de suite.

Il a indiqué qu’il espérait «une grâce de l’émir», cheikh Tamim ben Hamad Al Thani, le dernier recours pour son client qui, a-t-il dit, «croupit en prison depuis deux ans en isolement».

Pendant le procès, l’avocat avait fait valoir qu’il n’y avait «aucune preuve que le poète ait prononcé en public le poème pour lequel il était jugé» et assuré que le texte avait seulement été récité «dans son appartement au Caire».

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Mondial 2022 : les damnés de Doha


LE MONDE SPORT ET FORME | 18.10.2013 à 10h28 • Mis à jour le 20.10.2013 à 08h26 | Par Benjamin Barthe (Doha, envoyé spécial)

Des travailleurs sur un chantier de Doha, le 18 juin.

Ses anciens compagnons de chambrée ne se souviennent plus de son nom de famille. Tout juste se rappellent-ils qu’il se prénommait Perumal, qu’il avait la quarantaine et qu’il venait du sud de l’Inde. L’homme avait débarqué au mois de juin dans la pièce insalubre qui leur sert de dortoir, à Al-Khor, une localité du Qatar, balayée par le vent du désert. Tout l’été, il avait trimé à leurs côtés, onze heures par jour et six jours par semaine, sur l’un des chantiers qui prolifèrent dans cet émirat depuis qu’il s’est vu confier l’organisation de la Coupe du monde 2022. « Notre employeur avait refusé de nous accorder la pause qui est prévue par la loi entre 11 h 30 et 15 heures, durant les deux mois les plus chauds de l’année », où la température peut monter jusqu’à 50 °C, témoigne un ex-collègue.

Lire : Au Qatar, les chantiers de Vinci interdits aux syndicalistes trop curieux

L’aurait-il voulu, le charpentier du Kerala n’aurait pas pu changer d’emploi ou rentrer chez lui. Pilier de la vie économique du Qatar, le pays doté du PIB par habitant le plus élevé au monde (110 000 dollars par an), la règle du sponsor (kafala en arabe) interdit à tous les employés étrangers, y compris les Occidentaux, de rompre leur contrat sans l’aval d’un tuteur qui est souvent leur patron. En dépit de ces contraintes, qui confinent au travail forcé, Perumal se cramponnait aux rêves ordinaires des petites mains de la péninsule Arabique : faire vivre la famille restée au pays, revenir dans trois ou quatre ans avec un pécule suffisant pour marier une fille ou construire une maison.

Mais un jour de la mi-septembre, de retour du travail, ses camarades l’ont découvert prostré sur son lit, le corps roide. « Il s’était plaint de fièvre le matin et il avait renoncé à prendre le bus, raconte le chauffeur, responsable du transport des ouvriers jusqu’au site de construction. Je l’ai emmené à l’hôpital où on lui a administré un cachet, puis je l’ai ramené au camp et je suis reparti. Quand nous sommes revenus le soir, il était mort, foudroyé par une crise cardiaque. Une ambulance est venue le chercher et nous n’avons plus entendu parler de lui. »

Une mort presque anonyme, presque anodine. Chaque année, les travailleurs originaires d’Asie du Sud-Est, qui constituent 80 % des 2 millions d’habitants du Qatar, sont plusieurs centaines à le quitter dans un cercueil. Ils finissent leur vie dans le pays où ils croyaient en commencer une nouvelle, fauchés dans la force de l’âge par des conditions de travail harassantes. Les experts de la Confédération syndicale internationale (CSI), venus au début du mois à Doha, dans la foulée d’une enquête du quotidien britannique The Guardian présentant le Qatar comme un Etat esclavagiste, ont fait leurs calculs.

Lire : La FIFA joue la montre avec le Mondial au Qatar

En supposant que le taux de mortalité ne faiblira pas d’ici à 2022 et en tenant compte des 1,5 million de travailleurs attendus en renfort dans le pays, ils ont conclu qu’au moins 4 000 immigrés paieront de leur vie le Mondial qatari. « Davantage d’ouvriers périront durant la construction des infrastructures que de joueurs ne fouleront les terrains », a prédit Sharan Burrow, la secrétaire générale de la CSI.

« UN EMPLOYÉ HEUREUX EST UN EMPLOYÉ PRODUCTIF »

La construction des neuf mégastades de la Coupe du monde n’a pas encore commencé. Mais la forêt de grues plantées dans les rues de Doha prépare déjà ce rendez-vous planétaire. Une ligne de métro est en travaux, ainsi que trois gigantesques quartiers d’habitations : Msheireb, qui pousse sur les ruines du vieux centre ; Lusail, prévu en périphérie de la capitale, et The Pearl, une marina cinq étoiles où se presse le gratin de la presqu’île. Un nouvel aéroport devrait aussi entrer en service dans les prochains mois, qui promet de rivaliser avec celui de Dubaï, l’un des hubs les plus fréquentés au monde.

Réputation oblige, les géants du BTP chargés de ces mégaprojets exhibent leur souci du bien-être au travail. Impossible de pénétrer sans un casque, un gilet fluorescent et des chaussures de chantier sur le site de Msheireb, une ville dans la ville, où près de 13 000 ouvriers s’activent. La délégation de la CSI qui l’a inspecté n’y a d’ailleurs relevé aucune violation flagrante des règles de sécurité. A leurs visiteurs étrangers, les managers de ces multinationales, telle la française Vinci construction, l’australienne Brookfield ou l’américaine CH2M Hill, vantent leurs « millions d’heures travaillées sans le moindre accident ». Ils ouvrent les portes de campements modèles, où tout est fait pour divertir le col bleu de retour du turbin : matchs de foot, parties de billard, concours de body-building, soirées karaoké… « Un employé heureux est un employé productif », clame le slogan de l’un de ces camps, qui dispose même d’un psy, pour soigner le manoeuvre ou le contremaître « qui a le mal du pays ».

Lire : Le Qatar peut-il perdre la Coupe du monde ?

Mais dès que l’on descend la chaîne de sous-traitance qui forme le tissu économique qatari, les abus apparaissent. Salaheddin, un quinquagénaire indien qui travaille comme carreleur sur le chantier de The Pearl, le sait mieux que quiconque. Après cinq mois dans le pays, la PME indienne avec laquelle il est sous contrat ne lui a toujours pas délivré de permis de résidence. « Sans ce document, il est impossible d’expédier de l’argent à l’étranger et de se faire soigner dans un hôpital public, explique-t-il, dans la turne de 15 m2 qu’il occupe avec sept autres compatriotes. Tous les mois, la compagnie nous envoie à Dubaï pour renouveler notre visa. C’est illégal. On risque de se faire arrêter à tout moment par la police. » Comme l’immense majorité des employeurs au Qatar, son entreprise viole la loi, qui impose un maximum de quatre ouvriers par chambre et interdit les lits superposés. « Elle nous a forcés à acheter nos matelas et ne nous fournit même pas l’eau courante, soupire Salaheddin. Un jour que l’on se plaignait, notre patron nous a suggéré de boire l’eau des toilettes. »

Une cascade d’humiliations pour une paie misérable en fin de mois : 900 riyals (180 euros) de base et au maximum 1 200 riyals (243 euros) avec les heures supplémentaires. « Ce sont des pratiques malheureusement classiques, dit Rajiv Sharma, un syndicaliste indien, membre de l’équipe de la CSI. J’ai rencontré des ouvriers qui s’entassaient à dix dans une même chambre, d’autres qui avaient signé un contrat avec un salaire de 200 riyals et qui ne touchaient même pas cette somme. Mis à part le système de la kafala, le code du travail est correct. Le problème vient de sa mise en application. Le nombre insuffisant d’inspecteurs et la lenteur de la justice encouragent toutes les violations. »

Des travailleurs sur un chantier à Doha, le 18 juin 2012.

Même inertie vis-à-vis des morts au travail. Le gouvernement, qui ne tient aucune comptabilité officielle, tend à minimiser le problème. Mais les chiffres fournis par les ambassades font frémir. Celle de l’Inde, qui représente la communauté immigrée la plus importante du Qatar, a dénombré 237 morts en 2012. Pour les neuf premiers mois de 2013, le compteur des décès marquait 159, avec un pic à 27 pour le mois d’août. Chez les Népalais, le deuxième plus gros contingent immigré (400 000 ressortissants) et le plus représenté dans le secteur de la construction, le bilan n’est pas moins macabre : 200 morts chaque année, selon une source très bien informée, qui a requis l’anonymat. « Les accidents cardio-vasculaires constituent 50 % à 60 % des cas, suivis par les accidents de la route et les accidents du travail qui représentent environ 15 % des cas », détaille cet informateur.

En l’absence d’autopsie, il est impossible d’affirmer que tous les cas de défaillance cardiaque – ou du moins les morts classés comme tels – sont le produit de la vie de forçat que mènent les ouvriers du BTP. La consommation d’alcool, endémique dans ce milieu, peut jouer aussi un rôle. Mais les bons connaisseurs du sujet s’accordent à penser qu’une grande partie de ces ouvriers succombent à un mélange d’épuisement, d’hyperthermie et de déshydratation, le principal fléau des chantiers. « Comment expliquer que tous les trois jours un Népalais meure d’une crise cardiaque alors que la plupart d’entre eux sont âgés d’une vingtaine d’années ? », s’interroge Sagar Nepal, l’un des chefs de cette communauté, sur un ton faussement candide.

Lire : Un Français « piégé » au Qatar entame une grève de la faim

Voilà les autorités qataries prises à leur propre jeu. Sur le fond, les conditions de vie et de travail qu’elles réservent à leur main-d’oeuvre ne diffèrent guère de celles en vigueur chez leurs voisins. Les cadences infernales, les logements sordides et le garrot de la kafala sont le lot commun des galériens du golfe Arabo-Persique, aussi bien à Doha qu’à Riyad ou à Abou Dhabi. Le cynisme des agences qui les recrutent dans les villages reculés du Népal, de l’Inde, du Bangladesh ou du Sri Lanka, ces négriers modernes qui leur font miroiter un salaire souvent raboté de 30 % à leur atterrissage et qui les obligent à s’endetter pour payer leurs visas et leurs billets, mériterait aussi d’être épinglé. Mais en décrochant la timbale du Mondial, la dynastie Al-Thani s’est placée toute seule sous les projecteurs des médias et des organisations de défense des droits de l’homme.

L’ancien émir, le cheikh Hamad, entendait faire de la grand-messe du ballon rond le point d’orgue de la stratégie d’influence qu’il avait développée ces dix dernières années. Le couronnement d’une politique de rayonnement tous azimuts qui avait fait de cette gazo-monarchie méconnue l’un des acteurs les plus en vue de la scène économique et diplomatique internationale. Mais pour son fils Tamim, parvenu au pouvoir en juin, l’événement est une source permanente de migraines. Comme si le charme qatari avait soudainement cessé d’opérer. L’auteur de ces lignes a d’ailleurs pu mesurer combien cette affaire met les autorités à cran : avec deux autres journalistes, il a payé sa curiosité de quelques heures de prison et d’interrogatoire au parquet de Doha.

Déjà soupçonné d’avoir acheté le vote de la Fédération internationale de football (FIFA), et malmené par les grands argentiers du sport parce que son Mondial, canicule estivale oblige, risque de se jouer pendant l’hiver et de bousculer le calendrier des compétitions internationales, l’émirat est aujourd’hui confronté au scandale le plus retentissant de sa courte histoire. Au nom du dieu Football, le pays le plus riche de la planète risque de devenir le tombeau des prolétaires du désert.

Les tout petits pas de l’émirat

Des abus, oui, de l’esclavage, non. C’est la ligne que suivent les autorités qataries depuis qu’a éclaté le scandale des conditions de travail réservées aux immigrés dans leur pays. Pétrifié à l’idée que cette affaire aboutisse à le priver du Mondial 2022, le petit émirat dénonce une « politisation », tout en esquissant quelques réformes : un doublement du nombre des inspecteurs du travail, la création d’un embryon de syndicat et une amorce de réflexion sur une éventuelle abolition de la kafala, le système qui enchaîne l’ouvrier à son employeur. Cette politique des (tout) petits pas est le reflet des tensions que la crise génère en interne entre conservateurs, hostiles à tout déverrouillage du système, et progressistes, désireux d’ouvrir davantage le royaume. « Il suffirait d’abolir la kafala pour que la plupart des problèmes soient levés, dit un entrepreneur français installé à Doha. Les boîtes seraient obligées de mieux traiter leurs employés pour éviter qu’ils passent à la concurrence. La pression va vite croître sur les épaules de l’émir. Il ne pourra pas se dérober longtemps. »

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