Amin Maalouf, qui doute de l’UE, espère que les citoyens le lui donneront.

Véronique Leblanc
(Entretien Correspondante à Strasbourg)
Dans « Le dérèglement du monde » (*), Amin Maalouf se demande comment le monde en est arrivé là où il en est, et comment il pourrait s’en sortir. Un diagnostic inquiétant mais l’espoir d’une vision enfin adulte des différences de chacun et du destin d’une planète plus que jamais commune. L’Europe pourrait être un modèle
Le dérèglement n’est donc pas que climatique ?
C’est ce dérèglement-là qui m’a décidé à écrire. Fruit d’une longue pratique de l’irresponsabilité, il est crucial et est relié à d’autres dérèglements qui se sont emballés lorsque nous avons raté le tournant de la fin de la guerre froide. Lorsque le Mur de Berlin est tombé en 1989, le modèle capitaliste a triomphé, le communisme s’est écroulé, Fukuyama a annoncé « La Fin de l’histoire » et puis, très vite, les premiers couacs sont arrivés L’ex-Yougoslavie a prouvé que les réajustements pouvaient être sanglants dans ce passage d’un monde clivé par les idéologies à un monde déchiré par les identités. Ce dérèglement idéologique nous a conduits aux attentats de 2001, qui ont eux-mêmes déréglé une administration américaine soudain prise d’arrogance. Guantanamo, la torture sont les symptômes de la gravité de ce dérèglement auquel s’est greffée une indifférence totale au dérèglement climatique.
« Tout est à inventer » si nous voulons éviter que le monde « n’implose », écrivez-vous. Que voulez-vous dire ?
Deux voies me semblent possibles. Soit une uniformisation globale où des « tribus » se combattront tout en mangeant la même « bouillie culturelle ». Soit une préservation des cultures dans un monde où prévaudront des valeurs universelles. Dans cette époque comparable à aucune autre qui est la nôtre, il s’agira non pas de retrouver mais d’inventer des repères.
« Patrie de vos ultimes espérances », l’Europe est-elle un modèle pour ce monde à inventer ?
Elle représente l’expérience politique la plus encourageante des soixante dernières années. Porteuse d’un projet rassembleur et d’une forte préoccupation éthique, elle semble mesurer, mieux que d’autres, les défis auxquels l’humanité doit faire face. Elle doit réussir. Je n’ose imaginer ce qui se passerait si elle se perdait dans des sables mouvants Toutefois, je ne suis pas certain que ce qu’elle est devenue lui permette encore de prendre des décisions majeures et j’aspire à une pression des citoyens pour donner encore plus d’importance au Parlement européen qu’ils élisent. Celui-ci devrait avoir des pouvoirs équivalents à ceux du Congrès américain, disposer de deux chambres – à Strasbourg et à Bruxelles pourquoi pas ? – l’une reflétant le poids démographique des pays, l’autre constituée du même nombre de représentants par Etat afin d’éviter que les petits ne soient écrasés.
« Il n’y a plus d’étrangers en ce siècle mais des compagnons de voyage », dites-vous aussi…
Je suis convaincu que les immigrés, dans leur double appartenance, sont les « traits d’union » du monde à venir. Si le monde est aujourd’hui partagé en « civilisations » rivales, c’est d’abord dans leur esprit. Ce n’est pas un hasard si les attentats de New York, Madrid et Londres ont été commis par des migrants Dans le même temps, de nombreux autres participent paisiblement à la vie de leur pays d’accueil, en lui permettant par tout ce qu’ils apportent de se mettre au diapason du monde. Je pense que c’est d’abord auprès des immigrés que la grande bataille de notre époque devra être menée. Ou bien l’Occident parviendra à les reconquérir et à faire d’eux des intermédiaires dans ses rapports avec le reste du monde, ou bien ils deviendront son plus grave problème.
(*) Ed. Grasset, 318 pages, 18 €
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