MESKENS, JOELLE
Mardi 29 novembre 2011
Exposition Le quai Branly met en lumière l’histoire des « zoos humains »
PARIS
De notre envoyée permanente
Ils furent exposés dans des foires, des cirques, des cabarets, des expos universelles. Parce qu’ils étaient affligés de handicaps, de maladies rares ou, plus tard, parce qu’ils venaient simplement de contrées inconnues dont l’Occident était alors curieux. Le musée du quai Branly rend hommage à tous ces « sauvages » venus de gré ou de force d’Afrique, d’Asie, d’Océanie ou d’Amérique et qui firent l’attraction pendant cinq siècles. Des dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui furent montrés à plus d’un milliard de visiteurs non pas pour ce qu’ils faisaient mais pour ce qu’ils étaient censés être : des individus différents, anormaux et inférieurs.
L’invention du sauvage, qui se tient à Paris jusqu’au mois de juin, est une expo à ne manquer sous aucun prétexte. D’abord, parce que les six cents pièces qu’elle rassemble (affiches, cartes postales, tableaux, sculptures, documents audio-visuels) offrent un témoignage inédit sur ces épouvantables « zoos humains ». Qui sait encore que le cirque Barnum s’en était fait une spécialité ? Qu’à Paris, les Folies Bergère ou le Cirque d’hiver se vantaient d’organiser les meilleures exhibitions ? Mais l’expo vaut aussi la visite parce qu’elle offre une réflexion sur la société d’aujourd’hui en l’interrogeant sur l’altérité. Nous sommes tous le « sauvage » de quelqu’un, comme nous le rappellent les miroirs déformants judicieusement installés tout au long du parcours…
« L’invention du sauvage commence déjà avec Christophe Colomb, quand il découvre le nouveau monde et ramène six Indiens qu’il présente à la cour d’Espagne, explique Nanette Snoep, l’une des commissaires scientifiques de l’exposition. Mais cette forme d’exhibition humaine culmine au XIXe et au début du XXe siècle, en pleine époque coloniale. Elle devient alors un phénomène de masse, notamment en Europe. »
L’exposition vise à rendre hommage à ces hommes et ces femmes soudain sortis de l’anonymat. Comme la fameuse « Vénus hottentote » qui fut exhibée à Londres et Paris de 1810 à 1815. Originaire d’Afrique du Sud, Saartje Baartman, véritable phénomène de foire, suscitait la curiosité par son anatomie « au postérieur exubérant ». Elle servit de démonstration au discours scientifique ambiant sur la différenciation des races et, bien sûr, sur la supériorité de l’une d’entre elles sur les autres. En plein débat sur les théories de l’évolution, ces « sauvages » étaient présentés comme « le chaînon manquant entre l’homme et le singe ». Car les stéréotypes ne sont pas nés de l’ignorance. Ils ont au contraire été fabriqués, légitimés par ceux qui prétendaient détenir la connaissance…
L’histoire est évidemment au cœur de la démarche. C’est seulement en s’interrogeant sur le passé que nos sociétés peuvent comprendre comment s’est forgé le racisme et mieux le combattre. Mais en nous interpellant sur l’origine de la norme, l’expo du quai Branly nous invite aussi à réfléchir sur les rapports hommes-femmes, sur les handicapés, ou sur l’homosexualité. Sur tout ce qui fait que des individus sont parfois perçus comme des êtres différents. Comme le dit l’artiste vidéaste Vincent Elka dont une œuvre originale clôt l’exposition, les parias ont changé, mais ils restent rejetés comme des monstres de foire…
P. 30 l’interview de Lilian thuram, commissaire de l’expo
« Le racisme est une fabrication intellectuelle que l’on peut déconstruire par la connaissance du passé.
« Le racisme est
une fabrication intellectuelle que l’on peut déconstruire
par la connaissance du passé. »
Lilian Thuram, P. 30
Jusqu’à l’expo 58
Les exhibitions humaines ont eu lieu partout en Occident. New York, Londres, Paris mais aussi Bruxelles se vantaient aux XIXe et au XXe siècles d’organiser pareils spectacles. C’est même en Belgique que le dernier événement du genre s’est produit. « A l’Expo universelle de 1958, des figurants avaient été engagés pour animer un village congolais », rappelle Nanette Snoep, commissaire de l’expo. Mais le malaise avait grandi auprès des acteurs, des visiteurs et des journalistes. Il était devenu tel que le village avait fini par être fermé. « De tels spectacles n’étaient plus possibles. » En 1897 déjà, lors d’une autre expo universelle à Bruxelles, un « village indigène » avait été montré. Trois cents Congolais avaient été exhibés dans des huttes censées représenter leur environnement habituel. Sept d’entre eux n’avaient pas supporté le climat et en étaient morts.
Thuram : « L’histoire a laissé des traces »
Entretien
Champion du monde de foot en 1998 avec l’équipe de France, Lilian Thuram se consacre depuis à la lutte contre le racisme, notamment à travers sa fondation (www.thuram.org). Il est le commissaire général de l’expo Exhibitions – L’invention du sauvage au quai Branly, à Paris.
Pourquoi cette exposition ?
Le but est de montrer que le racisme est une fabrication intellectuelle que l’on peut déconstruire par la connaissance du passé. Pourquoi, lorsque j’étais footballeur à Turin, certains spectateurs poussaient-ils des cris de singe quand ils me voyaient sur le terrain ? Parce qu’il y a eu, dans l’histoire, des théories qui affirmaient qu’il y avait plusieurs races (alors qu’il n’y a qu’une seule espèce : l’homme !), que la race blanche était supérieure aux autres, que l’homme descendait du singe et que certains individus pouvaient avoir été le « chaînon manquant » entre les deux. Quand on ne sait pas d’où il vient, on ne peut pas lutter contre le racisme.
Rappeler l’histoire de ces zoos humains, c’est pousser l’Occident à la repentance ?
Non, il n’y a aucune approche culpabilisante dans notre démarche. Au contraire, nous avons voulu prendre de la distance, envisager cette histoire de façon dépassionnée. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que si l’on nous disait demain que les Martiens existaient et que l’on allait exposer des petits hommes verts au Jardin d’acclimatation, nous n’irions pas. Ce que l’on a voulu montrer, c’est que cette histoire, avec les représentations infériorisantes qu’elle a véhiculées, laisse aujourd’hui des séquelles dans notre société. Tout cela n’est pas si ancien. En 1931 encore, les arrière-grands-parents de mon ami Christian Karembeu étaient exhibés parce qu’ils étaient kanaks.
Les clichés entourent d’ailleurs la notion même de « sauvage »…
Oui, cela me plaît de rappeler que le « sauvage » n’est pas toujours celui que l’on croit. Cette expo rappelle que des Alsaciens et des Bretons aussi ont été exhibés dans ces « zoos humains ».
Pour vous, on ne naît pas raciste, on le devient…
Oui, c’est le regard de la société qui crée le racisme. Le racisme est une construction culturelle. C’est le fruit d’une éducation, d’un environnement. Souvent, dans les écoles, je fais un jeu tout simple avec les enfants. Quand ils me disent qu’ils sont « blancs », je leur demande de prendre une feuille de papier et de comparer. Ils me répondent alors en rigolant qu’ils sont « beiges ». Les enfants reproduisent en fait souvent le discours que les scientifiques tenaient aux XVIIIe et XIXe s. : « les Noirs courent plus vite », les « jaunes sont bons au ping-pong », etc. La société a en fait construit des schémas de pensée. Nous devons fournir des outils pédagogiques pour les démonter. La connaissance du passé en fait partie.
L’exposition n’est pas seulement une démarche historique. Les différences continuent d’être au cœur de nos sociétés…
Oui, les clivages ethniques sont toujours présents. Quand on parle de « minorités visibles », cela veut donc dire qu’il y aurait une « majorité invisible » et que cette majorité serait blanche. Mais le clivage n’est pas qu’ethnique. Le sexisme ou le jugement sur l’orientation sexuelle sont d’autres formes de racisme. Nous devons apprendre à nous connaître pour dépasser ces clivages.