Il n’aurait pas dû mourir. Il y a une semaine, l’homme, victime d’un bombardement, était allongé dans la salle de réanimation d’un hôpital d’Alep, dans un quartier tenu par les rebelles. Intubé, amputé d’une jambe, le corps dur, gonflé comme un ballon. Un chirurgien aux yeux d’une infinie douceur explique l’impensable, en s’excusant presque : « Le chirurgien vasculaire n’était pas libre, celui qui l’a opéré n’a pas su réparer les vaisseaux de sa jambe. » Elle s’est infectée. La Turquie n’a pas voulu laisser entrer l’ambulance qui transportait le blessé. Il est revenu sur Alep. Amputation, insuffisance rénale sans appareil de dialyse pour la traiter. Arrêt cardiaque, coma. Il est mort le lendemain.
En fait, il aurait fallu amputer dès le début. En temps de guerre, mieux vaut perdre un membre que la vie. Mais comment imaginer, comment savoir? Dans la ville martyre, médecins et infirmiers ont les mains dans le sang, comme les garagistes dans le cambouis. Ils savent très bien opérer, mais jamais ils n’auraient imaginé ce qu’ils voient aujourd’hui. Des blessés par vagues avec des trous jusqu’aux poumons, le visage arraché d’un homme encore conscient, des pieds coupés apportés dans leur botte avec les blessés, des bébés visés par des snipers…
Une poignée de médecins ont décidé d’armer ces docteurs en leur prodiguant trois jours de formation pratique aux soins des blessures et traumatismes de guerre. C’est une première. Membres de l’UOSSM, ils sont quatre Syriens de France et un Français. Amir, le conteur philosophe, et Ziad, rigoureux comme un anesthésiste, qui veulent rester anonymes pour protéger leur famille ; Hassan El-Abdullah, le raisonneur tranquille, et Ahmed Bananeh, au sourire parfois émerveillé comme celui d’un gamin. Lui dirige le comité médical de l’UOSSM. Et bien sûr, Raphaël Pitti, à l’origine de ce projet de formation. Ancien médecin militaire, professeur agrégé de médecine d’urgence et de catastrophe, il dirige le service de réanimation de la polyclinique de Gentilly à Nancy.
Dans le plus grand secret, ils sont arrivés samedi. Les hôpitaux et les médecins sont une cible du régime. « Viser les hôpitaux a un impact psychologique, explique Ahmed Bananeh. Les combattants blessés risquent de ne pas être soignés. C’est pire que d’être tué. »
20 minutes pour agir
Il est 22h30 samedi, une vingtaine de médecins sont réunis dans un immeuble glacial et humide aux vitres bouchées pour se protéger des snipers. Des chirurgiens, des secouristes, des étudiants en médecine, un orthopédiste. Raphaël Pitti présente la formation : « Je sais que vous vous débrouillez seuls depuis deux ans. Nous allons partager nos expériences. Nous allons travailler sur le temps de l’urgence et sur le schéma opératoire. Le but est d’acquérir des automatismes pour sauver le malade dans n’importe quelle situation. »
Les hommes écoutent, visage tiré. L’électricité est coupée. La séance se poursuit à la lumière de lampes frontales. Ils sont trop nombreux. Pour mieux les former, il n’en faut que seize, deux groupes de huit. Certains vont devoir partir… As’ad est un chanceux, il reste. Comme beaucoup dans les quartiers libérés d’Alep, le chirurgien de 34 ans a mis sa famille à l’abri en Turquie pour lui éviter d’être arrêtée. Malgré des faux noms, difficile de travailler dans la clandestinité totale quand une dizaine d’hôpitaux fonctionnent dans ces quartiers. Depuis le funeste destin de Dar Al- Shifra, bombardé fin novembre, les hôpitaux portent le nom de M1, M2, M3 pour ne pas être localisés par le régime… M pour moustachfa, hôpital en arabe.
À l’étage, où se tient la formation, des feuilles ont été scotchées sur les portes : atelier ventilatoire, atelier circulatoire, atelier douleur et atelier conditionnement des blessés. « On a un problème de transport, explique justement As’ad. Les blessés arrivent dans nos hôpitaux dans un sale état. Il est souvent trop tard pour faire quelque chose. » Le 31 janvier, deux immeubles ont été détruits dans le quartier de Boustan Al-Qasr : 14 morts, 80 blessés. « Tout le monde courait partout, raconte As’ad. Les gens étaient terrifiés, criaient, ils attrapaient les blessés n’importe comment. Parfois, ils tiraient une main qui dépassait des gravats sans se rendre compte qu’ils pouvaient tuer le blessé. »
Hassan El-Abdullah, formateur de l’UOSSM, enseigne les réflexes de la médecine de guerre en quelques heures et parfois sans électricité. (Edouard Elias pour le JDD)
C’est ce qu’on appelle le « crush syndrome ». Les muscles d’un homme enseveli, privés d’oxygène, accumulent des toxines. Une fois le corps libéré, elles filent dans le sang et empoisonnent. Pour l’empêcher, il faut poser des garrots. Ou injecter du bicarbonate dans le corps pour temporiser le potassium qui afflue.
Lundi, dernier jour de formation, les médecins s’entraînent dans des mises en situation. Un mannequin sert de blessé par terre, deux hommes jouent le médecin et l’infirmier qui arrivent sur le terrain. Il faut trouver comment traiter la victime. Avec toujours ce fichu temps de l’urgence, vingt minutes pour le sauver et le transporter. Un des cas porte sur une victime ensevelie, avec seulement la tête et les épaules visibles. Celui qui fait le médecin tente de lui mettre un collier cervical puis lâche : « Ah, tu voulais la liberté? Eh bien, là voilà, ta liberté! » Le groupe éclate de rire. « Le rire permet d’évacuer le stress », commente Raphaël Pitti, qui a l’expérience de la première guerre du Golfe, de l’ex-Yougoslavie et du Tchad…
Un dentiste sur le front
« Avec les snipers et les missiles, les blessures sont de plus en plus compliquées à soigner », avoue Hazem, chirurgien de 21 ans. Le dernier atelier aborde le triage justement, notion fondamentale en médecine de guerre : trier et séparer physiquement les cas d’urgence absolue et ceux d’urgence relative pour être plus performant.
À peine la formation terminée, un missile sol-sol tombe sur des immeubles du quartier de Jabal Badro, tuant 31 personnes. Les médecins filent dans la nuit. Hazem est envoyé à l’hôpital M2. En dix minutes, il a organisé, pour la première fois de sa vie, une salle de triage et attend les victimes.
Les formateurs, eux, doivent déjà repartir. Alep n’était que leur première étape. Direction Bab El- Hawa, au poste frontière avec la Turquie. L’UOSSM y a ouvert un hôpital d’urgence début janvier. Des blessés arrivent des provinces d’Idlib, Hama ou Alep. Comme Hussein Hamid, combattant victime de tirs de PKC, des mitrailleuses de fabrication russe. Amputé à Alep, il reçoit ici des soins postopératoires importants.
Jeudi, donc, une trentaine de médecins s’installent dans le centre de formation qui jouxte l’hôpital. Cette fois, ils viennent de partout, même de Deraa et Damas, des zones tenues par le régime. Deux jeunes de la capitale ont voyagé deux jours pour arriver. Deux gueules d’ange d’une vingtaine d’années qui se ressemblent comme des jumeaux. Ils viennent apprendre comment mieux se débrouiller. En un mois, sept médecins qui travaillaient avec eux ont été arrêtés. Ils repartent aujourd’hui pour aller donner des conseils à celui qui opère maintenant. L’homme fait tout ce qu’il peut. Mais il n’est que dentiste.