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Portrait du président syrien Bachar al-Assad criblé de trous sur la façade de l’école de police prise par les rebelles dans la région d’Alep, le 4 mars 2013 (Mahmoud Hassano, Reuters)

La conférence prévue pour mettre fin à la guerre civile est un cadeau fait à Bachar el-Assad et ses alliés. Elle signe la défaite des démocraties, Etats-Unis et Europe en tête. Une déroute qui rappelle cruellement la tragédie yougoslave
Barack Obama l’a-t-il assez répété? «Assad must go!» David Cameron a dit la même chose, en écho. Et François Hollande, depuis un an, montre lui aussi la porte au dictateur de Damas. Le Français et le Britannique ont même reconnu l’opposition au régime baassiste comme leur seul interlocuteur, et depuis des mois ils lui promettent des armes.
Mais Bachar el-Assad ne s’en va pas. C’est tout le contraire. Avec l’appui des combattants aguerris du Hezbollah, des armes russes qu’il reçoit à merci et des conseillers iraniens, il s’apprête à lancer une offensive contre Alep après avoir fait sauter le verrou de Qousseir pour reprendre le contrôle de la Syrie utile, celle des villes, des plaines fertiles et de la côte.
Comment nomme-t-on cela?
Trois grandes démocraties occidentales – et quelques autres – prennent parti dans la crise syrienne, s’engagent bruyamment en apportant une aide diplomatique et très modestement matérielle à l’insurrection contre le tyran et sa clique, dont ils souhaitent le remplacement. Avec quel résultat? L’inverse exactement de l’objectif poursuivi. L’opposition mal armée, plus divisée que jamais, est en repli, tandis que Bachar el-Assad plastronne devant les caméras amies et commente, sûr de lui, son offensive contre ceux qu’il nomme des terroristes.
Cela s’appelle une défaite. Elle est si honteuse et s’accompagne de tant de veulerie qu’on la noie, en Occident, sous des avalanches de commentaires contrits dont le thème commun est la trop grande complexité des arrangements de populations et des forces au Proche-Orient, qui interdirait toute intervention décisive et entraînerait ses auteurs dans un bourbier. Si c’est vrai, il aurait mieux valu le dire d’abord.
Cette déroute rappelle cruellement la tragédie yougoslave. Là aussi, sous prétexte de complication extrême des nationalismes réveillés, l’Europe et les Etats-Unis ont laissé se défaire dans le sang la fédération des Slaves du Sud, quand ils n’ont pas attisé sa dissolution. Ils ne sont finalement intervenus que quand l’addition des dizaines de milliers de victimes est devenue, dans l’opinion, insoutenable.
La complexité syrienne – c’est si simple – se lit aussi en chiffres macabres: cent mille morts, plus ou moins, et des déplacés par millions. Le spectacle effrayant, comme dans les Balkans, a atteint la limite du supportable. Alors, dans l’urgence, les Etats-Unis provoquent la tenue d’une conférence pour tenter, deux ans après, d’éteindre le feu et de trouver une issue. Un espoir? Un compromis? Quel compromis? Genève 2 est un cadeau offert au pouvoir syrien, à la Russie, à l’Iran et au Hezbollah. Si un accord était trouvé entre les hommes d’Assad et l’opposition, il ne pourrait passer que par la survie, sous une forme ou sous une autre, du régime imposé au pays depuis plus de quarante ans. Sinon, il n’y aura pas d’accord: le rais, Poutine, Khamenei et Hassan Nasrallah y veilleront. «Assad must go» est passé de saison, remplacé par «Assad will stay». Lui, en tout cas, en est convaincu.
Il y a, au cœur de cette tragédie, une terrible amnésie. Souvenez-vous. Dans le sillage du vent violent qui balayait le monde arabe de Tunis au Caire, des manifestations ont commencé dans le sud syrien au début mars de 2011, puis se sont étendues à tout le pays. Cette montée en puissance a été provoquée par l’ordre donné presque immédiatement aux forces de police de tirer dans le tas. Quand les manifestants ont commencé à sortir des fusils pour se défendre, les chars de Bachar et de Maher sont entrés en action, puis l’artillerie, puis l’aviation, puis les missiles. Cette escalade a conduit à la régionalisation prévisible du conflit, et finalement au soupir impuissant des puissants: quelle horreur, deux camps livrés à la même sauvagerie, on ne veut plus voir ça…
Cette lâche conclusion est un travestissement. La ruée djihadiste n’est pas une cause du soulèvement syrien, mais une conséquence de sa répression. Et si les frères musulmans ont été, dès le début, les plus actifs dans les manifestations, c’est qu’ils étaient les plus persécutés: être sympathisant de la confrérie, c’était se mettre en danger de mort, les massacres du début des années quatre-vingt l’attestent.
La vraie cause de la révolte au pays de Cham, c’est le courage qu’a finalement trouvé le peuple syrien, dans cette sorte de pré-printemps 2011, pour tenter de se débarrasser de l’oppression qu’il subissait sans en voir la fin. Le régime Assad n’est pas une dictature alaouite. C’est la tyrannie d’une famille militaire, assise sur des appareils policiers pléthoriques et omniscients, et bétonnée par une caste d’affairistes attirés par l’odeur du pouvoir à partager, dans laquelle toutes les communautés religieuses sont représentées. Quarante ans de ce festin de privilèges ont fourni aux Assad une solide base d’affidés. La majorité des Syriens n’avaient qu’à subir et se taire, ou, comme on pouvait le comprendre sur place, être réduits à parler de tourisme aux touristes. Ce régime, Michel Seurat, qui l’a payé de sa vie dans une cave, l’avait appelé l’Etat de barbarie.
Tous les démocrates savaient cela, et toutes les démocraties. Leur appui au soulèvement fut donc unanime. Mais le discours était constamment double, à commencer par celui de Barack Obama. Le président américain partage la conviction de son ancien ministre de la Défense, Robert Gates: la pire erreur stratégique pour son pays serait de mettre la main dans une troisième guerre en pays musulman. Il a donc écarté les propositions d’action avancées par Hillary Clinton et l’ancien directeur de la CIA. Mais il a en même temps concrétisé sa promesse de soutien aux insurgés: des rations alimentaires et des lunettes pour voir la nuit…
Du coup, Assad et ses soutiens ont vu clair. Le risque d’intervention, de ce côté-là, était à peu près nul; ils pouvaient enlever les gants. Les Européens, entendant l’Américain, en resteraient aux paroles indignées. Le blocage russe et chinois au Conseil de sécurité de l’ONU était même, pour eux, bienvenu: il servait de justification à l’inaction des démocraties, qui ne prenaient même plus la peine de défendre leur intervention en Libye, chiffon rouge pour Moscou, dont l’effet fut pourtant la fin du règne d’un clown sanglant et la libération d’un peuple auquel on reproche aujourd’hui sa turbulence.
Même l’élément déclencheur d’une action décisive en Syrie – l’utilisation des toxiques de combat – est maintenant oublié. Obama a depuis longtemps effacé sa «ligne rouge» à ne pas franchir. Laurent Fabius, le ministre des affaires étrangères, dévoilant les preuves de l’utilisation du sarin, répète que la France privilégie Genève 2, même si «toutes les options demeurent sur la table». Quelles options, quelle table? Une intervention déterminée était possible il y a un an ou quinze mois. Aujourd’hui, elle est exclue. Le peuple syrien payera la pleutrerie des démocraties.
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