
CE PROFESSEUR d’écriture
réunissait des qualités
rarement associées : l’ironie
et la distance caustique.© D.R.
© DUPUIS.
Hommage à la note de bas de page
Livres / Le 12 septembre 2008, D.F. Wallace tirait sa révérence
Le Soir Mercredi 2 septembre 2009
● L’écrivain se savait cerné par la télévision,
l’obscénité, le facile, le crétin.
● David Foster Wallace n’était pas qu’un
drôle. « Time Magazine » a rangé son roman
« Infinite Jest » dans le Top 100 des oeuvres
littéraires américaines de tous les temps.
MADRID
DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE
tv5monde.com
La réalité est que mourir
n’est pas mal, mais ça
vous prend tout le reste de
la vie », notait David Foster Wallace
dans une nouvelle préfigurant
son suicide (1). Selon ce texte,
il se serait donné la mort le
19 août 1991, ce qui, pour une fiction,
n’était pas mal vu : l’Histoire
retiendra que le 12 septembre
2008, il y a juste un an, l’un des
écrivains américains les plus prometteurs
du postmodernisme se
donnait en effet la mort dans le
patio de sa résidence de Clarmont
(Californie). Une dépression
de longue date et un traitement
médical interrompu ont eu
raison d’équilibres neurologiques
aléatoires – mais sublimes
lorsqu’ils se déversaient sur la page
blanche.
Parce qu’il était peu traduit et
son oeuvre phare sans doute intraduisible
(2), l’Europe n’a pas
de suite décelé la portée du drame.
Englués dans le débat présidentiel,
les Etats-Unis mettront
plusieurs semaines avant de mesurer
l’ombre laissée par le pendu.
The New Yorker, pourtant
éditeur régulier de ses textes
courts, ne lui rend hommage
qu’en mars 2009 mais avec une
hyperbole cinglante : The Unfinished
(L’infini ou L’inachevé selon
les lectures), variation sur le
titre de son oeuvre majeure, Infinite
Jest (Une plaisanterie sans
fin).
Il y a aujourd’hui 3,1416 bonnes
raisons de ne pas enterrer
Wallace. L’écrivain se savait cerné
par la télévision, l’obscénité,
le facile, le crétin (3), mais aussi
par le support électronique et
l’hyperlink qu’il ne pouvait mépriser.
Pour lui, la linéarité de
l’écriture était une contrainte imposée
à l’esprit, une fiction à laquelle
il ne pouvait se résoudre.
« Dans une vie d’homme, nombre
des impressions et pensées importantes
flashent dans votre tête
si vite que “vite” n’est même
pas le mot approprié, elles semblent
à ce point extérieures, si différentes
de ce temps régulier, horloger,
séquentiel dans lequel
nous vivons tous, et elles ont si
peu de relations avec cette sorte
d’anglais linéaire, un mot après
l’autre, dans lequel nous communiquons
tous que cela prendrait
aisément une vie entière juste
pour décortiquer une fraction de
seconde (…) » (1)
D’où l’usage déroutant, assommant
ou subversif (4) qu’il fait de
notes de bas de pages. Des notes
informatives, incises ; ou décalées,
envahissantes, prenant le
pas sur le récit principal. Et vous
voilà soudain dans une coursepoursuite
où l’oeil gauche assimile
en pleine page une fiction déjantée
en caractères romains
corps 12, cependant que l’oeil
droit glousse en découvrant les
gloses sauvages semées en bas de
page, italiques corps 9. (5)
Précis, pas précieux
Mais David Foster Wallace
n’était pas qu’un drôle et les
388 notes de bas de page d’Infinite
Jest ne résument pas 1.079
pages de talent. Si ce roman figure
au Ttop 100 de Time Magazine
des oeuvres littéraires américaines
de tous les temps, c’est
parce que ce professeur d’écriture
créative réunissait deux qualités
rarement associées : l’ironie,
la distance caustique, mais un intérêt
réel du détail capté au plus
près. Cette double focale assure
une vue globale dans la netteté,
sans mépris, sans simplification
mais sans prise de tête.
Rodé aux argots et jargons,
Wallace n’oubliait pas que chaque
communication, dans chaque
sous-culture, joue sur un vocabulaire
qu’il faut maîtriser.
Ces mots offrent la précision du
propos, tout en trahissant l’âme
réelle du sujet exploré. Qu’on parle
latex sadomaso, abrutissement
télévisuel ou dépression sévère,
Wallace avait englouti les
dicos de chacun des spécialistes,
connaissait les derniers essais,
au point de publier des essais critiques
et comparés de dictionnaires
de la langue anglaise. Puis,
lesté de ces savoirs, il en jouait,
en jouissait en toute liberté de
style, en rappelant à ses élèves ceci
: les seules règles d’écriture
qui valent « tiennent leur ultime
justification dans le besoin de notre
communauté de rendre son
langage clair et signifiant. » (6)
Que David Foster Wallace ait
saboté sa Rolex intérieure pour
qu’elle marque définitivement
46 ans est simplement navrant.
Les happy few se consoleront
avec la publication de son ultime
roman, The Pale King, attendu
pour 2010. Un roman infini, ou
inachevé, à vous de voir. ■
ALAINLALLEMAND
(1) Good old Neon, dans Oblivion, Little,
Brown & Co, New York, 2004.
(2) On lira en français Un truc soi-disant
super auquel on ne me reprendra pas (essais
et chroniques) et Brefs entretiens
avec des hommes hideux (nouvelles),
tous deux traduits par Julie et Jean-René
Etienne et publiés en 2005 aux Editions
Au diable vauvert. Son oeuvre majeure,
Infinite Jest, est publiée en langue américaine
par Little, Brown & Co.
(3) Sur la télévision, un sublime E Unibus
Pluram, la télévision et la littérature américaine,
essai traduit en français et repris
dans Un truc soi-disant super… ; sur l’obscénité
et le crétin, deux essais réunis
dans le succulent Consider the Lobster
And Other Essays, L, B &Co, 2006. Essais
succulents parce qu’ils examinent entre
autres choses la souffrance infinie du homard
plongée dans l’eau bouillante
(« comme vous pouvez l’imaginer, inimaginable
»), et dont la couleur rappelle soudainement
celle des rednecks du Mid-
West qui vont se bâfrer d’arthropodes.
(4) Selon affinités.
(5) Dans un seul cas (Host, inclus dans
Consider The Lobster and…), il avait poussé
l’expérience jusqu’à remonter ces notes
en autant de petits cadres insérés
dans le texte, ces cadres donnant euxmêmes
accès à des sous-cadres. Des flèches
assurent les liens logiques et confèrent
à la page l’aspect de circuits imprimés.
Ben tiens : imprimés…
(6) Authority and American Usage, dans
Consider the Lobster and…
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