Le rapport de Richard Falk et Virginia Telley sur l’apartheid israélien, publié en français


Au mois de mars, la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale (CESAO) des Nations-Unies a publié un rapport sur l’apartheid israélien. Pour le Comité national palestinien (BNC) de BDS, le rapport constitue un « un progrès historique ». C’est la première fois qu’une agence des Nations-Unies établit, à travers une étude scrupuleuse et rigoureuse, qu’Israël impose un régime d’apartheid sur l’ensemble du peuple palestinien : sur les Palestiniens des territoires occupés, sur les citoyens palestiniens d’Israël et sur les réfugiés et exilés palestiniens. Le rapport recommande aux Nations Unies et à ses états membres de soutenir la campagne BDS.

Très rapidement, sous pression des Etats-Unis et d’Israël, le rapport est retiré des sites des Nations Unies.
Deux jours après sa sortie, il est enterré.

Mais de nombreux instances et associations ont sauvegardé le rapport. Une équipe de traducteurs a traduit le rapport en français. Un traducteur de ce site a participé à ce travail collectif.

La version française du rapport :
pour télécharger le PDF, cliquez ici

Une mort banale en territoires occupés


Qui dit vrai dans la mort de Fala Abou Maria? L’armée israélienne dit avoir été attaquée à coups de pierres par une foule depuis un toit à 3h30 du matin. La famille palestinienne en cause dit que la victime avait lancé un petit pot-de-fleur en plastique vers les soldats.

Pourquoi parler de la mort de Fala Abou Maria? A savoir un Palestinien mort sous les balles de l’occupant israélien. Un cas parmi tant d’autres. Un non-événement, une ligne dans les journaux, dans quelques rares journaux. Parlons-en pourtant.

Cela se passe à Beit Ummar. Un gros bourg de 17.000 habitants situé entre Bethléem et Hébron, en Cisjordanie occupée. En «Judée», disent les Israéliens, qui ont d’ailleurs cerné l’agglomération de plusieurs colonies.
Il est 3h30 durant la nuit du 22 au 23 juillet quand une unité de l’armée israélienne d’occupation se présente pour perquisitionner le domicile des Abou Maria, en vue d’arrêter quelqu’un qu’elle recherche.
L’affaire tourne mal, comme souvent. Selon l’armée israélienne, «une foule violente» s’est attaquée aux soldats «depuis le toit de la maison en lançant des pierres, blessant un soldat». L’unité a répondu en tirant et a blessé une personne; «lorsqu’elle a voulu se retirer, elle a été à nouveau attaquée et a répliqué en visant l’instigateur principal». Un homme en est mort. Il s’agit de Fala Abou Maria, 52 ans, menuisier, le chef de la famille.
Le quotidien britannique The Telegraph a envoyé son correspondant à Jérusalem sur place. Robert Tait a interrogé les témoins de la scène. Leur version est bien différente. Selon les membres de la famille, il n’y a eu ni foule ni jets de pierre. La version israélienne  «est fausse, dit Sara, 25 ans, belle-fille de la victime, qui se trouvait à côté d’elle lorsqu’elle fut tuée. Il n’y avait personne sauf moi, ma belle-mère, mon mari et nos enfants. Pas une pierre n’a été lancée. [Mon beau-père] a lancé un pot-de-fleur et ils l’ont abattu immédiatement».
D’après les explications fournies au journaliste britannique, l’altercation a commencé quand l’unité israélienne a voulu forcer l’entrée de la maison. Fala Abou Maria et deux de ses fils – il a onze enfants – ont tenté de retarder l’entrée des soldats pour que les femmes puissent se lever et s’habiller. L’armée a tiré sur son fils Mohamed, 24 ans, qui a été atteint aux deux jambes et aux testicules, selon le docteur Izzedin Ashlamoun, de l’hôpital Al-Ahli à Hébron.
«Mon beau-père était en colère, raconte une autre belle-fille, Sara. Il ne pouvait plus se contrôler, il croyait que son fils avait été tué, il y avait plein de sang. Il est monté au balcon, s’est emparé d’un petit pot-de-fleur en plastique et l’a lancé en bas vers les soldats, ratant sa cible. Ils lui ont tiré trois balles. Il est mort juste après avoir eu le temps de dire ”Il n’y a qu’un Dieu et Mahomet est son prophète, je meurs en martyr”.»
Une histoire banale en Palestine occupée. Et plus encore à Beit Ummar – située sur une route fréquentée entourée de colonies – où les clashes sont fréquents. Cinq des six fils de la victime ont déjà connu les geôles israéliennes, notamment pour jets de pierres. Pour Mohamed, interrogé à l’hôpital, l’armée d’occupation a perquisitionné la maison familiale une centaine de fois depuis 1989.
L’envoyé du Telegraph a donné la parole à l’armée israélienne. Dont une porte-parole a donné les explications suivantes, sans toutefois dire pourquoi aucune arrestation n’avait été effectuée cette nuit-là: «Je n’ai pas entendu parler d’un pot-de-fleur mais je sais qu’il y a eu des jets de pierres et de briques depuis le toit. Il ne s’agissait pas seulement des résidents de la maison, il y a avait une foule. Je dirais que les jets de pierres ont duré entre dix et vingt minutes». Elle a promis qu’une enquête serait ouverte par l’armée.
Les funérailles de Fala Abou Maria ont donné lieu à de nouveaux incidents. Des centaines de personnes y assistaient, bien que l’armée israélienne eût bouclé les issues de la petite ville. La foule criait vengeance. L’armée israélienne a tiré des balles en plastique et des gaz lacrymogènes. Huit personnes ont été blessées, dont trois ont été hospitalisées.
Selon l’agence palestinienne Maan, Abou Maria est le dix-septième Palestinien tué cette année par les forces israéliennes. L’avant-dernière victime s’appelle Mohamed Alawna, 21 ans, il a été abattu durant une opération de nuit le 22 juillet dans le village de Burqin, près de Jénine, dans le nord de la Cisjordanie occupée.

BAUDOUIN LOOS

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Qu’est-ce que la Palestine?


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Publié le par Baudouin Loos

 

Evoquer la Palestine en maximum 2.000 signes, pas évident… Voici l’essai, publié dans ”Le Soir” du 4 décembre 2014.

De quoi la Palestine est-elle le nom? De la dépossession, d’abord. Entre les deux guerres mondiales, on a «vendu» aux Juifs de la diaspora en proie à l’antisémitisme et en quête d’un Etat «une terre sans peuple pour un peuple sans terre». Sauf qu’il y avait un peuple, les Palestiniens. Dont l’identité nationale n’était certes pas affirmée à 100%. Le mandat britannique (1920-1948) et l’immigration juive vont ancrer, galvaniser cette identité, que seuls quelques extrémistes osent encore nier.

D’exil forcé en défaites militaires arabes, les Palestiniens sous l’égide de l’Organisation de libération de la Palestine ont finalement accepté en 1988 de ne réclamer pour bâtir leur Etat que 22% de la Palestine historique, à savoir les territoires conquis par Israël en 1967 (Jérusalem-Est, la Cisjordanie et la bande de Gaza).

Mais face à la toute-puissance militaire et économique d’Israël, Etat conforté par l’aide des Etats-Unis et la bienveillance de l’Europe, les Palestiniens en sont réduits, depuis 1991, à négocier ce qu’ils pourraient sauver de ces 22%. Car Israël, pour des raisons dites de sécurité mais souvent aussi religieuses, n’entend céder que le minimum dans tous les dossiers comme le retour des réfugiés (c’est un «niet» israélien total, mais le droit international dit autre chose), le partage de Jérusalem (idem) ou les colonies (illégales, elles grignotent et rongent les territoires occupés, rendant l’émergence d’un Etat palestinien quasiment impossible).

Malgré la radicalisation d’une partie non négligeable du public palestinien frustré qui entend les sirènes islamistes parfois extrémistes, l’ensemble de la planète Terre s’est résolu au XXIe siècle à soutenir la création d’un Etat palestinien. Avec l’injustice fondamentale du sort des Palestiniens de plus en plus difficile à cacher, les excès israéliens sont largement responsables de cette prise de conscience: des interventions armées aux moyens disproportionnés ont choqué le monde au Liban (1982), face aux intifadas (révoltes) des populations occupées (celle de 1987 et celle de 2000), à Gaza en 2008 et 2014.

En l’absence de pressions dignes de ce nom sur l’occupant israélien, la question palestinienne continuera longtemps encore à hanter les esprits.

BAUDOUIN LOOS

 

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Avec ces Israéliens qui défendent les Palestiniens


loos

En territoire occupé, surtout en « zone C » sous contrôle israélien exclusif, la vie des Palestiniens ressemble à un calvaire. Une poignée d’Israéliens se mobilisent et montrent leur solidarité. Reportage dans le sud de la Cisjordanie.

Sept heures du matin : le rendez-vous était bien matinal ce samedi 2 novembre sur le parking d’un parc public à Jérusalem-Ouest. Un à un, Maria, Tamar, Danny et les autres membres de l’organisation « Taayoush » (Vivre ensemble, en arabe) inscrits pour la journée s’y retrouvent pour d’abord écouter les consignes d’Amiel, le quinquagénaire qui mène la petite troupe.

« Comme d’habitude, explique-t-il, nous irons dans les collines au sud de Hébron et nous irons soutenir les villageois palestiniens en butte au harcèlement des colons. Attention, il faudra jouer au chat et à la souris avec l’armée et la police israéliennes qui peuvent nous arrêter, et faire gaffe aux colons les plus agressifs ; vous serez peut-être amenés à devoir courir pour leur échapper. »

La douzaine de personnes, des Israéliens juifs entre 30 et 60 ans équitablement répartis entre les deux sexes, montent dans un minibus et un 4×4, deux véhicules tout sauf neufs. Direction le sud. Le petit convoi entre rapidement en Cisjordanie occupée, longe Bethléem à gauche, prend à un arrêt de bus deux activistes internationaux, une Américaine de 60 ans et un Français de 21 ans. Une bonne heure de route nous attend.

Dès que les véhicules dépassent Hébron, des jeeps de l’armée israélienne se mettent à nous suivre. Le premier arrêt se situe à proximité de la ville palestinienne de Yatta. Dans une immense oliveraie, une vingtaine de Palestiniens, hommes et femmes, ont commencé la cueillette des olives. Les membres de Taayoush se joignent à eux. Souvent, des colons extrémistes des environs viennent perturber le travail. Aujourd’hui, peut-être grâce à la présence d’Israéliens solidaires, le calme règne.

Zone militaire fermée

Moins d’une heure plus tard – il doit être 9 h 30 – notre groupe d’activistes repart, la journée est encore longue. Des nuages obscurcissent l’horizon. A peu de distance, nous arrivons sur les terres du village d’Umm el-Arais, à proximité de Mitzpeh Yair, un « avant-poste », à savoir une colonie juive illégale même au regard du droit israélien (1). Nous empruntons la petite route qui y mène quand un colon, environ 40 ans, lunettes, longue barbe, grosse kippa sur ses cheveux longs, nous barre la route. « C’est Avidal, lâche Amiel, un laïc devenu extrémiste religieux. »

Impossible de passer, des deux côtés le ravin est dissuasif. La Jeep militaire israélienne arrive assez vite, et un sous-officier en sort pour brandir un ordre écrit : « Le coin vient d’être déclaré zone militaire fermée, personne ne peut s’y trouver, veuillez dégager », dit-il poliment, en se gardant bien de signifier l’ordre au colon.

Après une longue marche arrière, il est décidé de passer à travers les collines, mais à pied. Le groupe arrive à destination en quinze bonnes minutes : au bas de la colline où Mitzpeh Yair a été bâti (des caravanes et quelques maisons amovibles de bois) se dressent une douzaine de serres en toile érigées par les colons sur des terres palestiniennes et dont la Cour suprême israélienne a exigé le démantèlement avant le 31 octobre. Elles sont toujours bien là.

Les deux propriétaires palestiniens, des familles Awad et Jabarin, sont arrivés sur les lieux avec des amis, des femmes et une dizaine d’enfants. Quelques colons leur font face, protégés par une vingtaine de soldats, l’arme en bandoulière. Le ton monte rapidement, une bousculade s’ensuit et les deux chefs de famille sont emmenés manu militari, menottes au poignet.

Tamar, du groupe de Taayoush, n’y tient plus : elle se met à haranguer les soldats de toutes ses forces. Ils ont presque tous moins de 20 ans. « C’est plus fort qu’elle, nous dit Amiel, elle ne peut s’empêcher de leur faire la morale, de leur dire qu’ils protègent ceux qui violent le droit international et même israélien ». Son speech passionné dure bien un quart d’heure. « D’habitude, j’arrête après quelques phrases, nous confiera-t-elle ensuite. Mais ici, j’ai observé que quelques-uns de ces jeunes soldats m’écoutaient, alors j’ai continué ! »

Maggy, la militante américaine de Bethléem, se montre audacieuse : elle franchit un barbelé et va brièvement parler à un groupe de colons. « J’ai voulu leur dire leurs torts, raconte-t-elle, mais ils m’ont répliqué que Dieu leur avait donné cette terre ; qu’est-ce qu’on peut répondre à cet argument ? »

Au total, le face-à-face durera plus d’une heure et nécessitera que les soldats israéliens se précipitent pour empêcher que plusieurs colons ne sortent du périmètre des serres pour narguer les familles palestiniennes. Amiel, de son côté, s’est isolé plus loin. Il tente de trouver par téléphone un avocat pour les deux Palestiniens arrêtés.

Quand un officier de la police israélienne surgit, la scène prend fin. « Son nom est Gilad Scheuer, on le connaît, nous souffle-t-on. Pas moyen de discuter avec lui. » Et de fait, très remonté, l’homme au crane rasé sous sa casquette bleu marine intime l’ordre aux Palestiniens et aux activistes israéliens de s’en aller, et les soldats l’aident à nous faire obtempérer.

Scène dérisoire

A bord des deux véhicules, nous nous rendons à Umm el-Kheir, un village bédouin créé en 1948 après l’expulsion de plusieurs familles bédouines du côté de Beer Sheva, dans le Néguev. Là, la colonie juive dite Carmel étouffe la petite communauté locale. « Ils veulent nous empêcher d’aller faire boire nos chèvres à la source sur ces terres que nous avons achetées légalement, explique Mouatassem, un jeune d’une quinzaine d’années dans un anglais fort compréhensible. La colonie veut s’étendre plus encore, alors qu’elle empiète déjà sur nos terres. »

Les soldats israéliens présents à Mitzpeh Yair arrivent sur la scène : le père de Mouatassem, qui possède le troupeau de chèvres, se lance dans un laïus énervé, ponctué de « Allah Akbar ! » (Dieu est grand). Avec sa barbe grise, ses cheveux blancs perdus dans un énorme keffieh, ses vêtements en lambeaux et son bras droit qui brandit un bâton en l’air, il semble avoir perdu la raison. Les soldats en rient et le prennent en photo. La scène est dérisoire.

Après quelques minutes de discussions avec les Bédouins, le groupe repart. Pour une expérience qui se révélera peu banale. Quelques kilomètres plus loin, nous arrivons à A-Tawni, un village très pauvre accroché à flanc de colline. Cinquante maisons, tout au plus. Un lunch composé de shawarmas, sorte de sandwich à la viande et aux légumes, permet de reprendre de l’énergie. Le soleil, à présent, a vaincu les nuages. Les collines de Cisjordanie offrent au regard un spectacle magique.

Enfants caillassés

Nous continuons à pied, en compagnie de deux volontaires italiennes, qui résident sur place depuis quelques semaines. « Nous aidons les enfants du village, explique Teresa, 27 ans. Pour aller à l’école la plus proche, ils doivent prendre ce chemin, qui passe à côté d’un avant-poste illégal, Havat-Maon, où les colons leur lancent des pierres tous les matins. »

La quinzaine de personnes de l’équipée empruntent donc ce chemin cahoteux. Il y a environ une demi-heure de marche jusqu’à l’école. Pas d’enfants avec nous, c’est samedi. « Le harcèlement des enfants a lieu depuis une dizaine d’années, explique Amiel. Un comité de la Knesset a ordonné en 2007 que l’armée les escorte à chaque trajet, ce qu’elle fait sans enthousiasme : parfois elle vient, parfois pas. Il est arrivé que les soldats doivent faire entrer la quinzaine d’enfants dans la Jeep car malgré leur présence des colons déchaînés les caillassaient ! »

Nous arrivons à proximité de Havat-Maon, juché sur le sommet de la colline. En contrebas, au loin, une oliveraie fait pitié avec la moitié de ses arbres coupés, résultat d’une action rageuse des colons contre les paysans palestiniens. Soudain, à travers les arbres sur la colline qui domine, des silhouettes apparaissent, furtives, en courant. Ce sont quelques jeunes colons, tous masqués. Ils sont cinq ou six. Les membres de Taayoush branchent leurs caméras. Soudain, l’un d’eux s’écrie : « Attention aux pierres ! ». Et de fait, les pierres commencent à tomber près de notre groupe, qui n’a d’autre solution que de battre en retraite.

Un kilomètre plus tard, nous sommes en sécurité. Assis un peu groggy, le groupe reprend son souffle. Personne n’a été touché. Un peu d’eau est bienvenue. Quelqu’un tente de plaisanter mais sans succès. Amiel annonce qu’il va porter plainte contre les lanceurs de pierres, puis ajoute : « Aucune chance d’aboutir à une inculpation ». Nous rejoignons bientôt nos véhicules. Le soleil va bientôt commencer à se coucher.

Sur le chemin du retour, deux questions nous taraudent. Comment se fait-il que si peu d’Israéliens participent, comme cette admirable ONG Taayoush, à des actions de solidarité avec les Palestiniens harcelés ? Et, surtout, comment peut-on lancer des pierres tous les matins sur des enfants ? BAUDOUIN LOOS

NB Cet article fait partie d’un reportage qui a été publié sur trois pages dans le journal Le Soir des jeudi 7 et vendredi 8 novembre.

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Yehuda Shaul, sergent israélien: « Il faut mettre fin à l’occupation »


MONDE | mercredi 16 octobre 2013 à 12h36

Des soldats israéliens ont choisi de rompre le silence et de révéler les comportements de l’armée en Cisjordanie. Après avoir effectué leur service militaire, ils sont pris de remords. Harcèlement de civils, violence gratuite, arrestations d’enfants: les méthodes utilisées pour maintenir le contrôle israélien sur les Territoires palestiniens dépassent les limites qu’ils peuvent admettre. Pour eux, seule la fin de cette occupation pourra sauver Israël de la perte morale vers laquelle le pays se précipite.

Yehuda Shaul est un solide gaillard, qui a fait ses trois années de service dans une unité combattante de l’armée israélienne. Mais après ces trois années, il s’est senti mal. Il s’est rendu compte que l’opinion publique israélienne ignore complètement ce qui se passe dans les Territoires palestiniens et comment l’armée israélienne s’y comporte. Il a fondé une association d’anciens soldats qui veulent témoigner, Breaking the silence. Les éditions Autrement publient aujourd’hui en français leur Livre noir de l’occupation israélienne. Nous avons rencontré Yehuda Shaul.

Quelle est la motivation des soldats pour vous confier leurs témoignages sur ce qu’ils ont vu ou fait dans les Territoires occupés ?

Le jour où j’ai compris ce que j’ai fait comme soldat d’infanterie et commandant en Cisjordanie durant mon service, je n’avais pas le choix. Il y a un moment où vous comprenez que si vous ne dites pas la vérité sur ce qui se passe, personne ne la dira. Et notre société continuera à prendre des décisions politiques sans réellement comprendre ce qui se passe sur le terrain.

L’opinion publique israélienne ignore donc ce qui se passe en Palestine ?

Tout à fait. Mes parents, ma communauté, les gens qui m’ont envoyé dans les Territoires occupés faire ce que j’ai fait n’ont idée de ce qui s’y déroule. C’est pourquoi nous nous appelons « Breaking the silence » (Briser le silence). Nous avons commencé en 2004 avec une expo de photos sur notre période à Hébron. J’y ai servi durant 14 mois comme soldat et comme commandant. Et avec 65 de mes camarades nous avons lancé l’association. La réaction a été énorme dans les médias. Nous avons été invités au parlement. Et 7.000 personnes ont vu l’expo. Ce ne serait pas arrivé si les gens étaient habitués à entendre cette histoire. Mais les gens ignorent les faits. C’est pour cela que notre société ne prend pas la responsabilité de ce qui est fait en son nom. Notre tâche à Breaking the silence, c’est de les forcer à savoir.

Quel genre de faits sont ignorés en Israël ?

Le débat politique tourne autour du conflit avec les Palestiniens. Mais la discussion reste très générale. Ce que nous faisons chaque jour, les gens ne le savent pas. Par exemple, pendant que nous parlons, il y a deux patrouilles militaires à Hébron. Leur mission, c’est de faire sentir leur présence. L’idée des militaires est la suivante: si les Palestiniens ont le sentiment que les soldats sont partout tout le temps, ils auront peur d’attaquer. Pour qu’ils aient ce sentiment, il faut faire sentir sa présence.

Vous faites votre garde de nuit de 22h à 6 h du matin. Huit heures de service. Je suis le sergent, je dirige la patrouille. Je l’ai fait pendant des mois. Vous patrouillez dans les rues de Hébron. Vous entrez dans une maison. Pas une maison suspecte. Vous choisissez une maison au hasard. Vous réveillez la famille. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Vous fouillez partout. C’est fini, vous retournez en rue, lancer des grenades assourdissantes, frapper aux portes, faire du bruit, courir au coin de la rue, entrer dans une autre maison et réveiller la famille.

Vous passez vos huit heures de service comme cela. Depuis septembre 2000 et la seconde intifada jusqu’aujourd’hui, cela ne s’est pas arrêté une seconde. En langage militaire on appelle ça : « créer le sentiment de persécution ». La plupart des Israéliens ignorent que c’est notre travail au jour le jour. Instaurer ce sentiment de persécution dans toute une population, pour moi, ça dépasse la limite de ce qui peut être fait en mon nom. Et nous demandons aux autres: voulez-vous soutenir un régime pareil ou pas?

Pour vous, toutes les limites morales ont été franchies ?

Je pense en effet qu’en envoyant nos militaires pour maintenir une occupation sur le peuple palestinien depuis 46 ans, nous avons condamné nos militaires à une réalité où les valeurs morales que nous avons à la maison, dans la société, ne s’appliquent plus. Je me souviens que quand j’allais dormir, je me disais: « Il y a des choses que je ne ferai jamais. Je n’utiliserai jamais des Palestiniens comme boucliers humains. » Une semaine plus tard, en patrouille, vous voyez un paquet suspect sur le bord de la route. Vous prenez le premier Palestinien qui passe et vous lui dites d’aller voir. L’idée est très simple: si c’est une bombe, elle explosera, sinon, on continuera à avancer. C’était la procédure et je l’ai appliquée. Et quand vous retourner dormir vous vous dites: « Mais ça, je ne le ferai jamais. » Et la semaine suivante, vous franchissez une nouvelle limite. Tout ce qui nous reste, c’est de briser le silence et de crier: « Regardez: nous avons été éduqués d’une certaine façon et dans les Territoires, nous faisons le contraire. Que se passe-t-il? »

Que pensez-vous de ces porte-parole et de ces ministres israéliens qui avancent que l’armée israélienne est la plus morale au monde ?

Le problème quand on dit que l’armée israélienne est la plus morale du monde, c’est qu’il n’y a pas d’occupation morale. Les gens ne le comprennent pas, mais ma critique ne vise pas l’armée, elle vise la mission que les militaires sont envoyés faire par la société israélienne. Je ne me suis pas réveillé un matin, à 18 ans, en décidant d’aller m’amuser comme soldat dans les Territoires occupés. J’ai été envoyé là-bas, par mon gouvernement, par ma société. Ce n’est pas une campagne contre l’armée. C’est une campagne pour expliquer ce que l’occupation signifie. Derrière le travail de Breaking the silence, il y a de l’optimisme: il y a une minorité significative en Israël, quand elle est confrontée aux faits, elle brise le silence et prend notre parti. Ils verront que dans l’occupation, il n’y a rien de juif et il ne devrait rien y avoir d’Israélien. Nous ne devrions pas y être impliqués.

Mais ne faut-il pas reconnaître qu’il n’y a pas de guerre propre, qu’il y a toujours des victimes collatérales et qu’Israël doit bien se défendre contre le terrorisme ?

Ce n’est pas une guerre que nous menons, c’est une occupation. J’ai fait un entraînement de six mois comme un soldat d’infanterie et trois mois comme sergent. Je suis entraîné à faire la guerre. Si la Syrie ou l’Égypte attaque Israël, je défendrai mon pays. Je suis prêt. Mais ce que j’ai fait pendant le reste de mon service militaire n’avait rien à voir avec mon entrainement. J’imposais notre loi aux Palestiniens. C’est très différent.

La génération de mes parents, ils ont des histoires à raconter: des batailles contre les Égyptiens, contre les Syriens… Moi, les histoires que je peux raconter, c’est très différent. Je suis entré de force dans des maisons et les enfants faisaient pipi dans leur pantalon de peur… Ce n’est pas la guerre. Ce n’est pas un dommage collatéral. C’est un sale travail, un travail immoral depuis le début. Et si vous lisez le livre que nous publions, vous verrez que l’histoire des soldats israéliens dans les Territoires occupés, les stratégies que nous utilisons, ce n’est pas seulement pour défendre Israël du terrorisme. Ce n’est qu’une petite partie de notre travail. L’essentiel, c’est de maintenir notre contrôle militaire absolu sur les Palestiniens. C’est maintenir un statu quo, ce qui ne signifie pas geler la situation, c’est une campagne continue. Le titre du livre en Hébreu, c’est « L’occupation des Territoires », parce que nous voulions dire que l’occupation ne s’est pas produite en juin 1967 quand Israël a conquis des Territoires. L’occupation israélienne est une campagne offensive et continue d’enracinement de son contrôle militaire. Avec chaque maison que vous construisez dans les Territoires, ils sont réoccupés. Chaque fois que vous faites irruption dans une maison palestinienne en pleine nuit et provoquez un sentiment de persécution, les Territoires sont réoccupés. Chaque point de contrôle volant que vous installez pour perturber un village, c’est une nouvelle occupation. Je suis pas un pacifiste, mais une occupation militaire prolongée sur un autre peuple, je n’en veux pas. C’est la destruction de l’armée, la destruction de notre société et ça détruit la légitimité de l’État d’Israël.

Je suis sûr qu’en Israël, vous êtes vus comme des traîtres. Comment vivez-vous avec ce regard sur vous?

Pour moi, j’ai servi mon pays durant trois ans dans l’armée et depuis 9 ans, je sers mon pays dans Breaking the silence. Pour moi, il n’y a pas de différence, à part le salaire! Je crois que les vrais traîtres sont ceux qui pensent que l’existence d’Israël dépend du fait que les Palestiniens ne seront jamais libres. Les plus grands « délégitimateurs » de l’État d’Israël sont ceux qui veulent nous faire croire que nous sommes complètement indépendants en occupant les Palestiniens pour toujours. Ceux-là détruisent le pays. Avec eux, dans 50 ou 60 ans, Israël n’existera plus de la manière que nous voulons. La seule façon pour Israël d’être une patrie comme je l’aime et comme elle a été créée, c’est que nous arrêtions de commettre des péchés, des actions non-casher, et que nous mettions fin à l’occupation.

Propos recueillis par Daniel Fontaine

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