Filiu: «On aurait préféré que les Syriens se laissent massacrer en silence»


 

Avec Les Arabes, leur destin et le nôtre, paru en 2015, le Français Jean-Pierre Filiu parcourt plus de deux siècles de destinée commune entre le monde arabe et l’Europe. Une histoire contée par un chercheur qui n’a jamais hésité à prendre position. Surtout depuis que le conflit en Syrie s’est développé. Nous l’avons rencontré à Bruxelles, après sa conférence donnée à l’UPJB.

Que pensez-vous de clichés en Occident affirmant que «l’islam n’est pas compatible avec la démocratie » et que « ces gens-là ont besoin d’un pouvoir fort sinon le chaos l’emporte»?
Dans mon dernier livre, en autres, je rappelle que la Tunisie a aboli l’esclavage deux ans avant la France, et en 1861 a élaboré la première constitution du monde musulman qui comportait la séparation du politique et du religieux. Les Lumières arabes, qu’on désigne sous le nom de «Nahda» (renaissance), se sont largement inspirées des Lumières européennes mais sur certains points elles étaient très en avance. Pendant deux siècles rarement des peuples comme les peuples arabes n’auront lutté avec constance et opiniâtreté pour leurs libertés individuelles et collectives. Et ce combat a été systématiquement contrarié, frustré, du fait d’interventions étrangères et/ou de régressions autoritaires, celles-ci étant souvent liées à celles-là.

 

On a totalement effacé l’héritage parlementaire et pluraliste du monde arabe, qui était très vivace dans l’entre-deux-guerres, avec ses imperfections comme dans tout système démocratique. Des partis libéraux, une presse pluraliste, des débats d’idées, tout cela a été englouti dans ce que j’appelle «le grand détournement» de 1949 et 1969, entre le premier coup d’Etat en Syrie et celui de Kadhafi en Libye. Ce grand détournement par des pouvoirs militaires et liberticides a tué cet héritage et fondé ce mythe du despote utile dont les Arabes auraient soi-disant besoin. Un mythe réactivé après le 11-Septembre, quand tous ces régimes se sont posés en partenaires de la «guerre contre la terreur» de l’administration Bush et ont assimilé toute forme d’opposition à Al-Qaïda. La réalité aujourd’hui, tragique, c’est que la dictature égyptienne actuelle a ramené le pays à un niveau de violence inconnu depuis… Bonaparte en 1798; quant à la dictature syrienne, elle a fait régresser le pays au niveau d’horreur de Tamerlan en 1400. Donc, on n’est pas dans une «restauration» autoritaire, on n’est même pas dans une stabilité en trompe-l’œil, on est dans une régression épouvantable qui fait que plus les dictatures sont fortes plus les djihadistes sont puissants.

Y a-t-il eu un tournant en Syrie?
Pour Daesh, c’est août 2013. Avec la reculade occidentale, notre inaction, après le carnage chimique orchestré par le régime près de Damas. C’est là que Daesh a pris son envol. Avec cette justification mensongère, comme tous les éléments de la propagande djihadiste, qui est que ce serait un «djihad humanitaire», de solidarité avec le peuple syrien.

Il semble que depuis les attentats du 13 novembre à Paris l’idée s’impose que Daesh est l’unique ennemi…
La France continue à défendre une ligne «ni-Bachar ni Daesh» dans une solitude occidentale préoccupante. Car Bachar est aujourd’hui la principale machine à produire des réfugiés. Il a expulsé la moitié de la population syrienne hors de ses foyers. Et, aujourd’hui, les réfugiés qui avaient relativement les moyens de quitter le pays, de payer leur voyage, risquent d’être remplacés par des paysans expulsés par la politique de la terre brûlée menée désormais par la Russie, dont les bombardements sont encore plus dévastateurs que ceux du régime Assad.

C’est un aveuglement, en Occident?
Il y a eu deux tournants révolutionnaires affectant la sécurité de l’Europe: la chute du Mur de Berlin en 1989 puis la chute du Mur de la peur chez les Arabes en 2011. Ce deuxième tournant n’a absolument pas été pris en compte pour ce qu’il était par les Européens qui, au contraire, l’ont regardé avec perplexité sinon hostilité. On est encore dans un monde où le seul impérialisme serait américain. Comme si l’impérialisme russe n’existait pas! La guerre totale contre la terreur version Poutine risque d’être aussi dévastatrice pour la sécurité du continent européen que ne le fut la version George W. Bush, avec notamment l’invasion de l’Irak qui est à la source de la naissance de Daesh. On peut ainsi multiplier les incapacités à voir la nouveauté, et cela se traduit par des réflexes conservateurs du type «revenons au statu quo ante». Sauf qu’il est impossible d’y revenir, c’est fini.

D’où viennent les erreurs d’analyse occidentales?
Très souvent, les politiques ne veulent pas entendre ce que les diplomates leur disent. Il est ainsi clair qu’aujourd’hui le président Obama est dans le déni. Il a décidé que rien ne se passerait au Moyen-Orient jusqu’à son départ de la Maison-Blanche, donc il impose des mensonges d’Etat qui me paraissent aussi graves que ceux de l’administration Bush. Par exemple, le nombre de djihadistes prétendument tués. Aucune personne sérieuse ne peut admettre le chiffre donné de 20.000. On est peut-être dans l’ordre de grandeur entre 2 et 3.000. Et d’ailleurs cela ne veut rien dire si, dans l’intervalle, ils en ont recruté 50.000. Donc, on se ment. Avant le Bataclan, il a eu les attentats dans le Sinaï (l’avion de ligne russe piégé, NDLR), à Ankara, à Beyrouth. Après, il y a eu Tunis, Istanbul, Jalalabad, Djakarta et San Bernardino. Et on veut nous expliquer que Daesh est affaibli ! Quand on entend les Américains dire «Daesh aura été significativement affaibli», je cite, «d’ici à la fin de 2016», ils éludent que d’ici à la fin de l’année l’équivalent du Bataclan peut se produire à plusieurs reprises dans le monde entier.

Que faire, alors?
La seule façon de reprendre l’initiative contre Daesh c’est de s’emparer de Raqqa (son QG dans le nord-est syrien, NDLR). Ce qui impose d’agir avec les forces révolutionnaires syriennes, arabes sunnites, qui sont précisément celles que Poutine bombarde. Chaque jour qui passe rend la menace encore plus sérieuse, il ne faut pas se mentir. On entend des responsables dire à Bruxelles que la question n’est pas de savoirsi un nouvel attentat aura lieu mais quand il aura lieu. C’est terrible. On est dans une forme de défaitisme. Il faut préparer l’opinion, mais en même il faut désigner correctement, en dehors de toute envolée démagogique, la voie que l’on pourrait suivre pour sortir de cette impasse. Si on ne frappe pas Daesh comme il le faut – c’est-à-dire à la tête et chez lui – c’est parce qu’on s’interdit de le faire, comme les Américains.

Que pensez-vous de l’idée que, malgré que ce soit un salaud, Assad serait «un moindre mal» à côté de Daesh?
J’ai connu Assad père et je connais Assad fils. Je les ai pratiqués depuis plus de trente ans. Ils ne sont pas le moindre mal, mais la source de ce mal! L’idée qu’on pourrait endiguer ce mal en les ménageant est faire preuve au mieux d’aveuglement, au pire du cynisme. Cette abdication morale ne peut qu’alimenter les deux monstres, Assad et Daesh. Et puis, soyons justement réalistes: que peut rapporter Assad dans la lutte contre Daesh? Des soldats? Non, il n’en a pas. Des informations? Il n’en a pas. Une légitimité politique? Il n’en a pas. Il n’y a plus d’Etat en Syrie. On est face à une bande mafieuse soutenue à bout de bras par la Russie et par l’Iran. Au-delà même de la Syrie, il faut identifier les forces vives qui sont nos alliés naturels dans ce combat pour nos libertés au nord et au sud de la Méditerranée. Ce n’est pas facile! Ça implique d’aller au-delà justement de tous les clichés. Car la limite de l’audace pour certains décideurs européens c’était de savoir si on est prêt à travailler avec les islamistes! Si on avait développé une coopération digne de ce nom avec toutes les structures d’administration locale dans la Syrie rebelle, on aurait maintenant partout des partenaires sur le terrain, qui seraient aussi des vecteurs d’information et de mobilisation contre Daesh. On ne l’a pas fait.

Les cassandres disent que si on avait aidé les rebelles en 2011-12, qui présentaient déjà un front fragmenté, on aurait favorisé le développement d’une situation anarchique à la libyenne…
Les personnes qui pontifient ainsi n’ont pas la moindre idée de ce qui se passe concrètement sur le terrain. Ils ont surtout perdu l’empathie. Ils regardent ces Arabes comme des créatures exotiques et non pas comme des gens qui ont fondamentalement les mêmes aspirations que nous. Les mêmes aspirations que les Européens de l’Est en 1989. Concrètement, nous ne pouvons pas faire comme si notre responsabilité n’était pas totalement engagée. Or qu’avons-nous fait? Moins que rien! Non seulement nous n’avons pas suivi nos déclarations de principe – je parle des attaques chimiques mais on pourrait citer toutes les dispositions du droit de la guerre qui ont toutes été violées de manière systématique par le régime Assad et la Russie – mais nous négligeons aussi que de la réussite du combat de l’opposition dépend notre sécurité. Le problème est que plus on attend plus l’investissement sera lourd et dur pour un résultat aléatoire et réversible. Parce qu’on a trop attendu. Et on continue d’attendre malgré le Bataclan. Alors que de toute façon nous serons obligés d’intervenir à un moment ou à un autre. Car il deviendra intolérable pour nos opinions publiques de rester indéfiniment sous cette menace. Le symbole de Bruxelles paralysée pendant plusieurs jours pourrait être l’annonce de ce qui sera demain le devenir de nos sociétés. C’est intenable! Il y aura un moment où l’on demandera aux dirigeants de faire quelque chose. Enfin. Et là-bas. Tout ce qu’on peut faire ici ne sera jamais que la gestion des retombées. On peut tuer Daesh effectivement, mais il faut nouer une coopération durable et solide avec des forces sur le terrain qui peuvent mener l’offensive sur Raqqa. On en revient à la même chose : il faut travailler avec ces révolutionnaires qu’on a enterrés deux cents fois – et étrangement ils sont toujours là, ils ont une direction politique, des délégations, des porte-parole et ils sont capables de s’organiser, de mettre en avant leurs revendications. Au fond, le non-dit c’est que la révolution syrienne embête tout le monde! On aurait préféré que ces Syriens se laissent massacrer en silence. Pourtant non, ils ne reviendront plus jamais en arrière, le mur de la peur est tombé. Mais ils savent que si jamais Assad, par exemple, revenait à Alep, ce serait un bain de sang comme sans doute on n’en a encore jamais vu au Moyen-Orient. Que sortirait-il de cela? Encore plus de djihadistes et de réfugiés. On voit bien qu’on est dans une spirale infernale mais comme on recule le moment de vérité, on aggrave les termes d’une équation connue qui demande à tous, politiques, intellectuels, journalistes et militants, de se prononcer.

Propos recueillis le 3 février 2016 par BAUDOUIN LOOS

Biographie Express
A 55 ans, Jean-Pierre Filiu a une carrière déjà bien remplie, qui a vu cet arabisant tâter de la diplomatie dans le monde arabe et à Washington. Désormais chercheur au Ceri et professeur à sciences po, il a écrit une quinzaine d’essais dont une Histoire de Gaza, en 2012, Je vous écris d’Alep, en 2013, et Les Arabes, leur destin et le nôtre, en 2015.

 Source : ce permalien.

Ce que les urnes tunisiennes n’ont pas dit


Béji Caïd Essebsi, 88 ans, vient de remporter la première élection présidentielle tenue librement en Tunisie. Il entendait incarner le camp laïque, même si son adversaire au second tour, Moncef Marzouki, n’était pas assimilable à l’islamisme stricto sensu, loin de là. L’avis sur ce scrutin de François Burgat, politologue spécialiste de l’islamisme.

La victoire du candidat du camp dit «laïque» à la présidentielle tunisienne signifie-t-elle que la Tunisie a «tourné la page de l’islamisme » comme certains observateurs en France se sont empressés de le proclamer?
Rien n’est moins sûr. Et pour plusieurs raisons. D’abord parce que ce n’est pas en tant qu’islamistes que les membres d’Ennahda ont dû céder leur première place dans le scrutin législatif. Si leur popularité, et celle du candidat à qui ils ont ensuite accordé un soutien officieux mais bien réel, a reculé, c’est avant toute chose parce qu’ils ont pris le risque d’exercer le pouvoir en 2012-2013 dans une conjoncture exceptionnellement exigeante et à laquelle – ni plus ni moins d’ailleurs que les autres compartiments de l’opposition – ils n’étaient réellement préparés. Si dans cette phase délicate, leur couleur politique leur a valu une difficulté spécifique, c’est seulement l’hostilité hypocrite et néanmoins généralisée de la rive occidentale du monde (la France qui avait traîné ostensiblement les pieds avant de se décider à prendre acte de la victoire d’Ennahda ayant montré la voie), ainsi que celle, à l’exception notable du Qatar, de l’entière corporation des «dictateurs arabes sans frontières». Si ces «grands démocrates» apportent un soutien financier massif, en Tunisie comme en Egypte, aux adversaires des islamistes, ce n’est pas, est-il besoin de le rappeler, du fait d’un subit prurit ultra laïc. C’est seulement parce qu’ils savent – et on peut leur faire confiance – que c’est dans cette mouvance et non dans la gauche défunte que se trouvent les principaux obstacles à leur rêve d’immortalité politique.

Ennahda avait gouverné avec des formations de gauche…
C’est la seconde raison expliquant l’effacement relatif du camp d’Ennahda et de ses alliés: lors de ce scrutin présidentiel, ce parti ne représentait pas, tant s’en faut, la totalité des forces que l’on regroupe généralement sous le label de plus en plus imprécis d’«islamistes». Ennahda paye ainsi le prix de son option délibérée de gouverner au centre, et de se couper ce faisant d’une importante partie de sa clientèle potentielle. Il faut donc prendre acte de ce choix, aussi délibéré que respectable. Et se garder dès lors de conclure – comme le fait une partie des observateurs français – que la petite composante du paysage politique tunisien avec laquelle nous partageons un anti-islamisme virulent a des raisons, et nous avec elle, de triompher.

On entre dans une «ère démocratique» en Tunisie?
A défaut d’avoir «tourné la page de l’islamisme», la Tunisie est en train d’ouvrir celle de l’alternance, et donc de la possibilité de voir une majorité alternative succéder à celle qui est en train de reprendre le pouvoir. Sans doute est-ce bien la dimension qui donne aujourd’hui à ce scrutin la portée historique qui est la sienne.

Propos recueillis par Baudouin Loos

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Égypte – La révolution enterrée, les diplomaties occidentales renouent avec la « realpolicy »


Presque quatre ans, jour pour jour, après l’éclatement des soulèvements populaires, le « Printemps arabe » connaît des fortunes très diverses. Alors que la Tunisie s’apprête à élire son nouveau président, les velléités démocratiques en Égypte ont été brisées par une implacable contre-révolution. L’ordre ancien est à présent pleinement rétabli et, tandis que des milliers de condamnations à mort sanctionnent les manifestants de la place Tahrir, la « justice » du régime innocente les responsables de la dictature. Consolidé sur le plan intérieur, le pouvoir militaire a aussi gagné en légitimité internationale ; son engagement dans la coalition contre l’État islamique a accéléré la normalisation des relations diplomatiques avec les pays occidentaux. La « lutte contre le terrorisme » légitime aujourd’hui – comme par le passé – une impitoyable répression de l’opposition pacifique à un régime totalitaire.

u00C9GYPTE -Decembre 2014 - Mehdi KARIMI'Le 29 novembre dernier, la justice égyptienne a innocenté Hosni Moubarak, ainsi que de nombreuses figures de l’ancien régime, dans le procès du meurtre des 238 manifestants tués au cours des évènements de janvier-février 2011.

Si le procureur général a fait appel du verdict, l’ancien président égyptien pourrait être prochainement libéré, puisqu’il a d’ores et déjà purgé une peine de trois ans de prison pour une autre affaire de corruption. Sa libération doit encore être confirmée, mais les conclusions du Juge Mahmoud Rashidy, en charge de l’affaire, constituent déjà la dernière étape d’une l’entreprise de réhabilitation de l’ancien régime et de réécriture de l’histoire de la révolution.

Reprenant à son compte une théorie chère aux fellouls (les fidèles de l’ancien régime), le jugement du tribunal suggère que les Frères musulmans, agents supposés d’un complot « américano-sioniste », ont orchestré les évènements qui ont débuté le 25 janvier 2011 et sont dès lors les seuls responsables de la mort des manifestants.

Le procès était suivi de près par les Égyptiens et le verdict a provoqué une manifestation qui a réuni un millier de personnes aux abords de la place Tahrir, bouclée par la police pour l’occasion. Toléré quelques minutes, le rassemblement a rapidement été dispersé dans la violence et s’est soldé par la mort d’un protestataire.

La veille du prononcé du verdict, le pays avait été secoué par une mobilisation de l’opposition au régime : les heures qui suivent la prière collective du vendredi sont, traditionnellement, un moment privilégié de rassemblement des opposants au coup d’État militaire. Mais les manifestants répondaient à l’appel du Front salafiste, pour un nouveau soulèvement et la restauration de « l’identité islamique » du pays.

Paralysée par les mesures de sécurité exceptionnelles mises en place pour y faire face et le déploiement massif de la police et de l’armée, la capitale, le Caire, a été le théâtre de violences qui ont causé la mort de deux manifestants. Les cortèges, cela dit, ne réunissaient pas autant de personnes qu’escompté et se sont surtout cantonnés dans des quartiers populaires périphériques, bien loin de la place Tahrir.

Cette mobilisation et la manifestation qui a suivi l’acquittement de Moubarak montrent que le rejet du régime militaire persiste et, surtout, qu’il est partagé par une diversité d’acteurs au sein de la société, et ne se limite pas aux seuls Frères musulmans. Mais elles montrent aussi que, si beaucoup d’Égyptiens n’acceptent ni ce verdict, ni le pouvoir militaire, ils sont très peu à prendre le risque de descendre dans les rues. Suffisamment consolidé, le régime peut dès lors revenir sur des acquis et des exigences révolutionnaires très symboliques, sans craindre l’opposition et un soulèvement populaire qu’il ne pourrait pas endiguer, par la répression.

Rares sont ceux qui osent aujourd’hui se dresser devant le rouleau-compresseur contre-révolutionnaire. Le désir des uns de voir revenir la stabilité et la peur des autres face à la répression suffisent à dissuader ceux qui n’adhèrent pas au régime de protester publiquement. Rien ne semble être à même d’empêcher la consolidation progressive du pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi, qui, désormais, jouit en outre d’une légitimité internationale croissante, et ce malgré les violations massives et récurrentes des Droits de l’Homme sous son gouvernement.

La récente condamnation à mort de 188 manifestants n’est que le dernier épisode d’une véritable chasse aux sorcières. Plus tôt, en novembre, 78 mineurs d’âge étaient condamnés à des peines de prison allant de deux à cinq ans.

Depuis le mois de juillet 2013, entre 16.000 et 40.000 personnes ont été emprisonnées, selon Amnesty International (il s’agit d’une fourchette basse).

La torture constitue une pratique systématique dans les prisons égyptiennes. Au cours de ces derniers mois, des dizaines de détenus en sont morts, pendant leur mise en garde à vue. Plusieurs milliers d’autres ont été tués pendant les manifestations.

Instance officielle chargée « d’investiguer » notamment sur les évènements de la place Rabaa al-Adawiya [ndlr : le 14 août 2013, l’armée et la police ont ouvert le feu sur les manifestants rassemblés sur cette place en soutien au président Mohamed Morsi renversé par le coup d’État militaire ; le bilan a a été de plus de 850 personnes tuées ; c’est le massacre de manifestants le plus sanglant de l’histoire récente, selon l’organisation Human Rights Watch], le « Fact-Finding Committee » a présenté ses conclusions : il a désigné les Frères musulmans comme étant les seuls responsables du massacre… de leurs propres partisans…

La pression s’est aussi sensiblement accrue sur la société civile égyptienne. De nombreux militants de défense des Droits de l’Homme sont actuellement détenus ou ont été contraints de quitter le pays. Alors qu’il avait été libéré au mois de septembre, Alaa Abdel-Fattah, figure emblématique de l’opposition libérale, a été de nouveau emprisonné, le 27 octobre, pour s’être opposé à une nouvelle loi restreignant considérablement le droit de manifester.

Le pouvoir poursuit son plan d’éradication systématique de toute voix critique et de tout espace de contestation. Dans son entreprise, il n’hésite pas à encourager le recours à la délation. Un article publié sur le site internet Marsad, « Egypt : The Nation of Snitches makes a comeback », raconte le retour de ces pratiques fascisantes. Interpellé au mois de novembre, Alain Gresh, le directeur-adjoint du Monde Diplomatique, en a fait l’expérience alors qu’il discutait de politique sur une terrasse de café du Caire : dénoncé par une passante qui avait surpris sa conversation et arrêté, le journaliste français a finalement été relâché et convié par la suite au ministère de l’Intérieur, où des excuses lui ont été présentées. Sans doute a-t-il dû sa relaxe à sa qualité d’éditorialiste de renom… Et sans doute aussi doit-il s’interroger sur la pertinence de ses assertions passées, lorsqu’il publiait en 2012, dans les colonnes du Monde diplomatique, que l’Égypte était sur le chemin de la démocratie et que rien ne pouvait la ramener en arrière…

Des faits qui ont eu lieu deux semaines avant la visite d’Abdel Fattah al-Sissi à Paris…

Cette dernière tournée européenne (en France et en Italie) marque une nouvelle étape dans la normalisation des relations diplomatiques entre l’Ègypte et l’Union européenne. Le président al-Sissi devrait aussi se rendre en Allemagne, après les élections parlementaires programmées en mars 2015, et une délégation économique britannique visitera le Caire en janvier prochain…

Le rétablissement de l’ordre ancien en Égypte signifie donc aussi la résurgence de politiques étrangères plus traditionnelles, dont le « Printemps arabe » devait pourtant avoir sonné le glas.

En janvier 2011, la France, par l’intermédiaire de Michèle Alliot-Marie, alors ministre des Affaires étrangères, avait offert le « savoir-faire, reconnu dans le monde entier, de [ses]forces de sécurité » à Zine el-Abidine Ben Ali, le dictateur tunisien, contre des manifestants pacifiques. La chute du régime et les révélations sur les amitiés de la ministre avec Aziz Miled, homme d’affaires proche de Ben Ali, entraineront la « démission » de Michèle Alliot-Marie et une rupture dans la politique étrangère de la France à l’égard de pays dont elle a, des décennies durant, soutenu les régimes dictatoriaux.

À l’échelle de l’Union européenne, les changements survenus dans son voisinage sud s’étaient traduits par la définition d’une nouvelle conditionnalité politique, fondée sur « la reconnaissance des erreurs du passé » en matière de démocratie et de Droits de l’Homme.

Tout comme la révolution égyptienne, ces déclarations d’intentions appartiennent à présent au passé.

La contre-révolution a abouti et le pays est aujourd’hui dirigé par un régime répressif plus redoutable encore que celui de Moubarak. Il s’appuie notamment sur une puissante propagande assimilant toute forme d’opposition politique au terrorisme. Autant d’éléments qui n’empêchent nullement les chancelleries européennes de reconnaître le régime militaire.

Historiquement, les Frères musulmans se sont limités à l’action politique non-violente ; y compris après la destitution de Mohamed Morsi, alors même que les sit-in de ses partisans étaient dispersés dans le sang. Malgré les nombreuses erreurs commises par la Confrérie, il ne fait aucun doute que cet engagement a permis au pays d’éviter de reproduire un scénario similaire à celui de la guerre civile algérienne des années 1990.

D’autres groupes djihadistes – essentiellement Ansar Bayt al-Maqdis (ABM) et Ansar Misr – ont effectivement recours au terrorisme, depuis le coup d’État militaire. Ils ont revendiqué de nombreux attentats contre les forces de police et l’armée, majoritairement dans le Sinaï.

Apparu en 2011, ABM est à l’ origine de plusieurs attaques contre des gazoducs qui desservent Israël et la Jordanie. Le groupe a également ciblé un car de touristes coréens à Taba (Sinaï), en février 2014, et revendiqué l’assassinat d’un travailleur américain dans le désert occidental.

Bien que les Frères musulmans soient idéologiquement opposés à ces groupes salafistes, le pouvoir, poursuivant sa rhétorique politique, a cependant choisi de mettre la Confrérie et les groupes djihadistes dans le même sac. Une absurdité qu’il pousse jusqu’à assimiler la Confrérie à l’État Islamique (EI) et à al-Qaïda – qui sont pourtant ouvertement hostiles aux Frères musulmans. Le 18 septembre dernier, par exemple, une caricature représentant Hassan al-Banna, le fondateur de la Confrérie des Frères musulmans, paraissait dans le journal d’État al-Ahram Weekly, présentant les Frères comme les mentors du djihadisme.

Cet amalgame audacieux – pour ne pas dire farfelu – permet de déguiser la répression de l’opposition en « lutte contre le terrorisme », alors qu’une coalition internationale est aux prises avec l’EI en Irak et en Syrie.

À la tête de cette coalition, les États-Unis et plusieurs pays européens préfèrent ménager un allié et un soutien jugé nécessaire, en fermant les yeux sur les violations massives des Droits de l’Homme.

Ainsi, pendant la conférence de presse par laquelle s’achevait la visite d’al-Sissi en France, le président François Hollande a apporté son soutien au « processus de transition démocratique » (sic) en Égypte ; un « processus démocratique » imposé par un militaire élu avec 97% des suffrages…

À l’époque de ces élections, en mai 2012, Laurent Fabius, l’actuel ministre français des Affaires étrangères, avait souhaité au nouveau maître du Caire « beaucoup du succès dans l’accomplissement de sa haute mission »…

Muées par une « commune appréciation de ce que peut être l’équilibre du monde » (selon les termes de François Hollande), la France et l’Égypte ont signé lors de cette rencontre de nombreux accords commerciaux et militaires, qui s’ajoutent à d’autres traités déjà conclus au cours des derniers mois.

Selon Amnesty International, le montant des commandes militaires entre les deux pays ont plus que doublé entre 2012 et 2013, passant de 27 millions d’euros à 63 millions d’euros. La France n’a jamais cessé de vendre des armes à l’Égypte, et ce en violation du code de conduite européen en matière d’armement, qui lui en interdit l’exportation « s’il existe un risque manifeste que la technologie ou les équipements militaires servent à la répression interne ».

François Hollande a justifié ce soutien par « la guerre contre le terrorisme, qui sévit encore au Sinaï ».

Le président français adopte la ligne défendue par John Kerry, le secrétaire d’État américain, qui annonçait, en septembre, au Caire, la livraison d’hélicoptères Apache à l’armée égyptienne.

Ce discours fait pourtant (volontairement) abstraction d’une donnée fondamentale : si l’on ne peut justifier le recours au terrorisme, il faut noter que c’est après la destitution de Mohamed Morsi et en opposition au coup d’État militaire qu’ont émergé Ansar Beit al-Maqdis et Ajnad Misr…

Synonyme de réapparition de l’État répressif et des pratiques fascisantes, le plein retour de l’ordre ancien en Égypte s’accompagne aussi de la résurgence des politiques étrangères occidentales réalistes et de leur soutien à un pouvoir autoritaire.

Le refrain déjà bien connu de « la lutte contre le terrorisme » constitue encore une fois –et en Égypte à présent- le prétexte aux violations massives des Droits de l’Homme et justifie, comme par le passé, l’indifférence complice des États occidentaux.

Plus encore, cette apathie des démocraties occidentales, c’est certainement le dernier clou d’un cercueil… celui qui renferme désormais la dépouille de la révolution égyptienne… et tous les espoirs qu’elle avait suscités.

source

«L’affrontement israélo-arabe mobilise, la crise syrienne divise»


Nous avons interrogé le chercheur et politologue français François Burgat à propos du différentiel d’indignation exprimée s’agissant d’une part des intenses bombardements israéliens sur la bande de Gaza pendant quatre semaines et, de l’autre, des tueries quotidiennes en Syrie depuis trois ans.

On a rarement vu de telles mobilisations dans le monde en faveur des Gazaouis sous les bombes. Pourtant les révoltés syriens ont été victimes de massacres pires encore de la part du régime sans qu’on voie des foules indignées envahir les rues en Occident, pourquoi, à votre avis?

La dénonciation de la politique américano-israélienne unit. La lecture de la crise syrienne divise. L’affrontement israélo-arabe mobilise depuis toujours deux camps clairement identifiés, dont les acteurs et les argumentaires n’ont pas sensiblement évolué. Le camp dit «propalestinien» se superpose presque parfaitement à la vaste mouvance «anti-impérialiste», héritière d’une longue tradition d’opposition à la politique étrangère des États-Unis. La dénonciation de la politique israélienne est d’autant plus naturelle qu’elle a le plus souvent valeur de critique d’une classe politique qui, à droite comme à gauche, penche le plus souvent du côté israélien. Uni dans sa condamnation d’Israël et de ses alliés, ce camp «anti-impérialiste» est en revanche divisé moins sur la légitimité de l’opposition syrienne que sur la cohorte hétéroclite de ses alliés, arabes aussi bien qu’occidentaux. La révolte syrienne est en effet intervenue au lendemain d’un profond bouleversement de l’échiquier international. Celui qui a vu les diplomaties occidentales abandonner leur soutien inébranlable aux régimes autoritaires (en Tunisie et en Égypte notamment) pour mettre, assez cyniquement, leurs ambitions dans le panier du soutien aux révolutionnaires arabes. Le trouble généré par ce revirement a été accru par le fait que les Occidentaux, qui avaient boudé jusqu’à la dernière minute les protestations des Tunisiens et des Égyptiens, s’en sont pris pour inaugurer leur nouvelle politique à deux régimes (libyen et syrien) qui leur étaient tous deux traditionnellement hostiles, tout particulièrement sur la question palestinienne. Considérant qu’il a été en fait plus verbal qu’effectif (à la différence de celui de la Russie ou de l’Iran au régime), le soutien occidental s’est ainsi avéré plus préjudiciable qu’autre chose à l’opposition syrienne. On serait même tenté de dire qu’il a constitué à certains égards, pour l’opposition syrienne, un véritable «baiser de la mort». Nombreux sont les militants «anti-impérialistes» – tout particulièrement s’ils sont coupés du terrain syrien – qui hésitent en effet à joindre dans la lutte contre Bachar leurs efforts à ceux (Obama, Cameron, Hollande) qu’ils combattent depuis toujours. Comment aider des révolutionnaires si cela implique de se trouver dans le camp de Bernard Henri Lévy, pour ne rien dire de l’émir du Qatar ou du roi d’Arabie?

Il y a eu depuis trois ans beaucoup de condamnations verbales des horreurs en Syrie de la part des dirigeants de la «communauté internationale» et finalement assez peu à Gaza. La critique d’Israël reste contrainte?

C’est bien le problème. Nombre de militants hésitent à descendre dans la rue pour défendre l’opposition syrienne car ils ont le sentiment que cela revient à soutenir la politique de Hollande! Ils considèrent en quelque sorte qu’une mobilisation populaire aussi légitime que peut l’être la révolte syrienne est devenue infréquentable par le seul fait que des forces politiques illégitimes ont décidé d’essayer d’en tirer profit. Funeste est leur erreur d’analyse bien sûr, est-il besoin de le redire?

La critique d’Israël serait-elle contrainte…? Bien sûr et c’est peu dire! Journalistes, chercheurs, hommes politiques… La liste est longue de tous ceux qui pourraient témoigner des rigueurs multiformes de cette «contrainte»…

Les opinions publiques ne sont-elles pas troublées par l’apparition et par les succès des djihadistes en Syrie (et Irak), qui donnent de la révolte syrienne une image atroce (exécutions, crucifixions, etc.)?

Bien sûr! C’est en fait la question de l’islam politique tout entière qui est au cœur de la suspicion montante des Occidentaux à l’égard des printemps arabes. Sur le registre du «on vous l’avait bien dit», la très réelle et très inquiétante montée en puissance des djihadistes est seulement venue amplifier la réticence d’une écrasante majorité des opinions européennes à l’égard des élus des urnes des printemps arabes et partant, pour certains, à l’égard des printemps dans leur principe même. Nous n’avons sans doute pas assez pris conscience que le quasi-unanimisme européen (si tardif qu’il fût) devant le printemps tunisien était moins fondé sur la chute de Ben Ali que – supposément bien sûr, car l’erreur était de taille – sur la croyance que les islamistes, réputés absents des rangs des révolutionnaires, venaient de sortir de l’histoire.

Le paradoxe de la radicalisation djihadiste est qu’elle est en grande partie le résultat de nos atermoiements devant l’opposition modérée (et néanmoins islamiste car ces deux mots peuvent réellement aller de pair, il faut le redire sans se lasser) que nous avons refusé de soutenir efficacement. Notre réticence spontanée et viscérale vis-à-vis du Hamas ou la facilité avec laquelle nous avons accepté la déposition du président égyptien Mohammed Morsi en 2013 vont de pair avec notre suspicion précoce à l’égard du Conseil national syrien (opposition en exil), immédiatement jugé «trop proche des Frères musulmans». Les djihadistes, cela se fabrique. Le paradoxe de notre attitude vis-à-vis des islamistes est que notre rejet des plus modérés participe activement à la fabrication de leurs successeurs beaucoup plus radicaux.

Une partie des partisans de la cause palestinienne refuse de critiquer le régime syrien, qui prétend depuis toujours la défendre, que leur répondez-vous?

Je leur souhaite seulement d’aller exprimer leur point de vue dans les rues du camp palestinien de Yarmouk, à Damas, ou dans n’importe laquelle des villes que le régime syrien martyrise depuis trois ans sous les bombes et les obus. Ils prendraient alors la mesure de leur terrifiante erreur.

Propos recueillis par BAUDOUIN LOOS

Article paru dans Le Soir du 7 août 2014

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Egypte : le 3e procès du président destitué Morsi doit s’ouvrir


 

dimanche 16 février 2014, par La Rédaction

Le troisième des quatre procès intentés au président islamiste égyptien Mohamed Morsi, destitué début juillet par l’armée, doit s’ouvrir dimanche au Caire, pour « espionnage » en vue de mener des « actions terroristes ».
Au côté du seul chef de l’Etat jamais élu démocratiquement en Egypte, doivent comparaître 35 autres personnes, dont des dirigeants de sa confrérie des Frères musulmans qui avait remporté toutes les élections après la chute du régime de Hosni Moubarak début 2011. Les accusés encourent la peine de mort.
Ce nouvel épisode judiciaire intervient alors que le pouvoir mis en place par le chef de l’armée et nouvel homme fort égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, réprime dans le sang toute manifestation des pro-Morsi. En sept mois, plus de 1.400 personnes, des manifestants islamistes pour la plupart, ont été tuées, selon Amnesty international.
De même, plusieurs milliers de Frères musulmans, confrérie déclarée « organisation terroriste » par le nouveau pouvoir, ont été arrêtés depuis la destitution de M. Morsi le 3 juillet, dont la quasi-totalité de ses dirigeants qui, à l’instar du chef de l’Etat déchu, sont jugés dans divers procès pour lesquels ils encourent la peine capitale. Des « procès politiques », dénoncent les Frères musulmans mais aussi des organisations internationales de défense des droits de l’Homme.
Dans le procès de dimanche, les 36 accusés doivent comparaître pour « espionnage au profit de l’organisation internationale des Frères musulmans, de sa branche militaire et du Hamas », mouvement islamiste palestinien au pouvoir dans la bande de Gaza, frontalière de l’Egypte.
Certains sont directement accusés d’ »actes terroristes dans le pays visant ses biens et ses institutions » et d’avoir cherché à « semer le chaos (…) en s’alliant avec des groupes jihadistes ».
Le nouveau pouvoir, dirigé de facto par l’armée, accuse le Hamas —mouvement issu de la branche internationale des Frères musulmans— de soutenir la confrérie égyptienne et se livrer à des actes terroristes sur le sol égyptien