“Demandez-moi comment il se fait que je sois devenu, moi, religieux chrétien, italien de surcroît, un emblème de la révolution syrienne ? – Mon père ! C’est moi qui conduis l’entretien, pas vous.” La rencontre au café Paris-London en septembre 2012 avec Paolo Dall’Oglio, 58 ans, fondateur du monastère de Mar Moussa (Syrie), chassé du pays en juin 2012 par le régime, démarrait fort. C’est que le journaliste est susceptible lorsqu’il aborde un personnage pour en tracer la silhouette, surtout si celui-ci manifeste quelque attrait pour l’art de la manipulation.
Mar Moussa (Syrie)
Il est vrai que ce géant à la barbe en bataille, dont la seule présence domine tout l’espace autour de lui, est devenu un symbole fort de la lutte anti-Assad. A Paris, dans les cercles d’exilés, sur la Toile, dans les sites activistes, chez la plupart des révolutionnaires syriens, hommes, femmes, croyants ou non, chrétiens ou musulmans, civils ou religieux, barbus, voilées ou pas, ce jésuite a pris place parmi les opposants les plus actifs.
En mars 2011, dès les événements de Deraâ où l’armée tira sur la foule venue réclamer la libération de gamins ayant tagué sur les murs d’un édifice “Bachar dégage”, le père Paolo proclame son soutien aux manifestants pacifiques. Qui, chaque semaine, prennent l’habitude de se rendre tout droit au monastère dès la prière et le rassemblement du vendredi achevés, pour discuter avec l’ecclésiastique qui s’est donné pour mission, lors de la prononciation de ses vœux en 1977, la réconciliation des fils d’Abraham.
Une mission qu’il assume avec d’autant plus d’obstination depuis le début des événements qu’il est convaincu que les chrétiens, comme tous les Syriens, appartenant ou non à une minorité ethnique ou confessionnelle, n’ont d’avenir que dans la chute de ce régime. “Depuis le début des événements, je ne cesse, s’agace-t-il, d’alerter le Vatican et de demander à ses diplomates de faire quelque chose pour empêcher la guerre civile en Syrie. Les chrétiens ont beaucoup plus à craindre du repli identitaire dans lequel Assad tente de les enfermer en agitant l’épouvantail islamiste que dans la lutte pour le renversement de la dictature et la participation à la construction de l’avenir. Malheureusement, certains hauts dignitaires de l’Eglise – et pas seulement des chrétiens –, relayés par des religieux, s’obstinent à nier la révolution et à la réduire à du terrorisme. Mais c’est tout le contraire, s’insurge le père Paolo, ce sont la répression, les bombes et le terrorisme d’Etat qui font le lit du terrorisme islamique, pas la révolution !”.
Paolo Dall’OglioFils d’un résistant devenu une figure importante de la démocratie chrétienne en Italie, Paolo Dall’Oglio ne s’était pourtant pas destiné à suivre les traces de son père. A 16 ans, l’adolescent instable vit une “crise d’athéisme” et annonce à ses parents et à ses sept frères et sœurs qu’il quitte l’école. Il part travailler dans un chantier naval à Fiumicino, près de Rome, où il embrasse les idéaux gauchiste. “C’est là que j’ai découvert la fraternité ouvrière et le travail manuel”, affirme-t-il. Trois ans plus tard, le voilà rentré au bercail, plus dévot que jamais, allant jusqu’à se lever à l’aube chaque jour pour prier à l’église. “J’ai repris mes études comme un engagement”, dit-il. Il obtient son bac puis part avec trois amis à la découverte du Moyen-Orient. “Immédiatement, avoue-t-il, l’efficacité de l’appel du muezzin m’a séduit : les hommes abandonnaient leur tâche, leur métier et couraient s’agenouiller dans la mosquée. Nous découvrions avec fascination que le monothéisme était polymorphe et nous voulûmes remonter à la source. Jérusalem devint notre nouvelle destination.”
En 1974, cet hypersensible qui se croit condamné à souffrir de la maladie d’amour se décide à vouer ce trop-plein de passion au Christ. Il entre à la Compagnie de Jésus. “Pour moi, renoncer à la femme en tant que relation fut difficile. Mais, ajoute-t-il, le jour où je compris que l’ascèse ne résoudrait jamais la question de l’abstinence sexuelle, cette vulnérabilité dans laquelle je me trouvais, blessure qui demande toujours plus d’amour mystique, commença à me plaire. La sexualité serait toujours l’espace de ma faiblesse ou de ma victoire.”
Pendant ses trois années de noviciat, Paolo ne cesse de penser à l’islam. En 1977, il prononce ses vœux à Bifkaya, dans la montagne chrétienne du Liban où il séjourne. Puis retour en Italie où il étouffe. En 1980, étudiant en langues orientales à Naples, il reçoit une bourse du ministère israélien de la Culture pour aller apprendre l’hébreu en Israël. “Un séjour que j’ai vécu comme une déchirure à cause de mes positions clairement favorables aux Palestiniens. Mais j’y ai découvert la complexité. J’ai découvert que la paix était un projet à bâtir, pas un état originel à retrouver.” Puis ses études le conduisent à Damas. C’est le début de sa lune de miel avec l’islam.
En 1982, Paolo Dall’Oglio découvre Deir Mar Moussa, un monastère abandonné depuis un siècle et demi, construit dans la roche en haut d’une montagne aride. Il décide de lui redonner vie et consacre toute son énergie à la nouvelle mission qu’il s’est fixée : ce lieu sera dédié à l’harmonie islamo-chrétienne et ouvert à tous. Il parvient à faire financer la restauration de l’admirable chapelle du XIIe siècle et de ses fresques. Son projet emporte l’adhésion de bataillons de volontaires italiens et syriens qui viennent l’aider sur le chantier. Dix ans plus tard, après de multiples embûches venues de toutes parts, Paolo s’y établit avec une dizaine de moines et moniales. En une décennie, le lieu acquiert une notoriété qui paraît presque excessive. Les touristes s’y pressent, et pas seulement pour se recueillir. La curiosité, l’attrait pour la beauté du site y sont pour beaucoup. Qu’importe, Paolo Dall’Oglio se réjouit du succès de son entreprise et jouit de son prestige quand bien même il s’en défende avec indignation.
Sur la terrasse de pierre dominant le désert, après l’office du matin qu’il célèbre en arabe, on sert le petit déjeuner: du thé avec du pain, de l’huile, des olives, des fromages, des légumes et des fruits. Presque tout est produit par la communauté. Vêtu d’un caftan foncé et affublé d’une barbe poivre et sel qui lui donnent l’allure d’un musulman pieux, ce fils spirituel de Louis Massignon qui parle admirablement l’arabe, le français, l’anglais et l’italien, tient palabre, entouré des curieux qui s’empressent autour de lui. De sa voix puissante, il parle de tout, retraçant avec humour l’histoire de l’Eglise chrétienne à l’aide d’un concombre qu’il tranche pour illustrer les schismes. Recevant avec délicatesse des personnes venues lui demander de l’aide. Débattant fougueusement d’un sujet philosophique avec des étudiants. Entamant sérieusement une discussion théologique avec des imams. Ferraillant fraternellement avec des moukhabarat venus en mission dénicher quelque infraction à lui coller sur le dos. Témoignant avec conviction à propos de Myrna, une femme de Damas qui, paraît-il, obtient des grâces et pleure de l’huile depuis qu’elle a rencontré la Vierge dans sa maison de Soufaniya qu’elle a vouée à Marie…
Paolo Dall’Oglio écrit, se fait connaître des médias, des milieux intellectuels religieux et laïcs et reçoit un monde fou unanimement impressionné par son charisme. L’extraordinaire bibliothèque qu’il a constituée et enfouie au plus profond de la montagne attire les érudits. On vient de tous les continents : ambassadeurs, ministres, évêques, gens de lettres, cheikhs, journalistes, étudiants, arabisants se pressent à Mar Moussa.
Ce défilé de personnalités ne plaît pas du tout aux autorités syriennes qui, de toute façon, sont exaspérées par ce prêtre depuis qu’il a lancé en 2003 son Chemin d’Abraham, sorte de pèlerinage interreligieux pour le Proche-Orient qui relierait Urfa (Turquie) à Hébron (Cisjordanie), en passant par Mar Moussa. Une initiative trop libre, trop œcuménique, trop incontrôlable pour la dictature qui, en 2010, lui interdit toute activité relative à cette entreprise et tente de le discréditer en le faisant passer pour un sioniste, voire un agent d’Israël, accusations infâmantes pour la plupart des Syriens. En mai 2012, il traverse la ligne rouge tracée par le régime : “A la suite d’un kidnapping de personnes, je suis allé à Qusayr, une ville encerclée et bombardée, pour essayer d’établir une médiation. Je ne supportais plus de rester spectateur.” C’en est trop pour le régime. Le 16 juin, Paolo est expulsé manu militari. Il doit rejoindre le Liban sous la protection du nonce apostolique.
Du point de vue du pouvoir Assad, c’est une belle bourde. Car aussitôt hors de Syrie, le père Paolo endosse le costume d’ambassadeur de la révolution syrienne. “J’ai été invité par la Ligue arabe à participer à la réunion de l’opposition syrienne au Caire. J’ai rencontré les ministres des Affaires étrangères du Canada, de l’Italie et de la France, des dizaines d’élus, de diplomates, de hauts fonctionnaires, je suis allé partout où j’ai pu pour alerter sur la situation que vivent les Syriens et demander de l’aide aux gouvernements.
Le 9 septembre 2012, au cours d’une conférence de presse commune tenue avec le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius au Quai-d’Orsay, le père Paolo Dall’Oglio raconte son combat, aussi à l’aise sous les ors de la République que sous les fresques de sa petite église: “A Qusayr, j’ai assisté aux funérailles de dix civils bombardés par l’armée régulière. Derrière Abou Qassem Az-Zouhouri, un homme dont deux fils avaient été tués par l’armée du régime, l’assistance criait : ‘Wahed, wahed, wahed, ash-shaab s-Suri (‘un, un, un, le peuple syrien est un). Personne en dehors des fanatiques du régime ne prône l’explosion communautaire du pays. Et d’étayer son propos : “La veille de cet enterrement, un jeune soldat de l’Armée syrienne libre, un paysan sunnite portant la barbe en signe de piété, m’a confié: ‘Abouna (mon père), ce n’est pas pour l’argent ou la gloire que je combats. Si je reste vivant, je ne désire qu’une chose, retourner dans mon village et labourer la terre en homme libre dans un pays libre.’ Honneur à ces hommes grâce à qui la Syrie pourra peut-être connaître la démocratie et demeurer à l’écart des luttes confessionnelles.”

Maintenant qu’il a dû abandonner le monastère à ses compagnons, il poursuit l’œuvre de Mar Moussa dans le Kurdistan irakien, tout en continuant inlassablement de réclamer une aide internationale aux insurgés, sans craindre de brocarder la pusillanimité des gouvernements : “Je suis d’accord, tonne-t-il, avec ceux qui estiment qu’il ne faut pas vendre d’armes aux révolutionnaires. Il faut les donner.” En septembre, dans la salle des fêtes de la mairie du XXe à Paris, une centaine de personnes étaient venues l’écouter. A la question qu’il posa “Qui est déjà venu à Mar Moussa ?”, un quart de l’assistance leva le doigt. “La semaine dernière à Bruxelles, c’était déjà comme ça”, observe une femme dans l’assistance. Paolo a ses fans et pour la Syrie de la “résurrection, euh… révolution, dit Paolo en s’esclaffant, je me trompe tout le temps de mot”, c’est un atout de taille.
Amélie Duhamel
27/12/2012
A lire
Mar Moussa, par Guyonne de Montjou, Albin Michel (2006), 18 €.
Amoureux de l’islam, croyant en Jésus, par Paolo Dall’Oglio, préface de Régis Debray. Ed. De l’Atelier (2009), 18 €.
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