BHL affirme que le BDS est un « mouvement fasciste »
Bernard-Henri Lévy, alias BHL, alias Bernard, alias le philosophe en chemise blanche, était invité le 27 septembre dernier au Parlement européen pour participer à une conférence intitulée “L’avenir des communautés juives en Europe”.
Une intervention d’une quinzaine de minutes, passée relativement inaperçue, au cours de laquelle le libérateur de la Libye a tenté de donner un aperçu de la situation des Juifs en Europe et des “nouveaux visages” de l’antisémitisme.
Et comme de bien entendu, BHL n’a pu s’empêcher de reprendre à son compte l’antienne selon laquelle “l’antisionisme est la forme nouvelle de l’antisémitisme”, amalgamant sans aucun scrupule l’extrême-droite la plus abjecte et le mouvement de solidarité avec les Palestiniens.
Le mouvement BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions) a fait les frais de ces amalgames, au cours d’une grandiloquente envolée dont BHL a le secret :
“Je suis le premier à me mobiliser sans le moindre quartier contre le mouvement BDS dont je pense que c’est un mouvement fasciste, né au moment du fascisme, organisé à partir d’anciens nazis recyclés dans certains pays arabes en 1946-47.”
Oui, vous avez bien lu : “un mouvement fasciste, né au moment du fascisme, organisé à partir d’anciens nazis”.
J’exagère ? Non :
En 2013, BHL publiait un livre intitulé Les Aventures de la vérité. De toute évidence, la vérité historique ne semble guère intéresser l’aventurier BHL.
Pour mémoire :
1) Le mouvement BDS est “né” d’un appel signé par plus de 170 organisations de la société civile palestinienne le 9 juillet 2005, un an après l’avis de la Cour internationale de justice exigeant d’Israël qu’il détruise le mur construit en Cisjordanie. Soit 60 ans après la chute du nazisme.
2) La liste des membres de l’instance dirigeante de BDS, le Boycott National Committee (BNC), est publique, et il ne figure en son sein aucun “ancien nazi”.
3) “Au moment du fascisme”, l’État d’Israël n’existait pas, et il aurait donc été malaisé d’appeler à le boycotter.
4) Le mouvement BDS n’a jamais tué personne. Contrairement au fascisme. Et à l’État d’Israël.
Il est de notoriété publique que BHL est un énergumène malfaisant, et d’aucuns pensent que relever ses outrances est une perte de temps.
Mais BHL continue d’être un invité récurrent des plateaux de télévision et des antennes de radio, où l’on s’acharne à le présenter comme un “intellectuel”, un “philosophe”, un “penseur”.
Si les “grands médias” veulent réellement, comme ils le proclament, reconquérir une once de crédibilité, il est plus que temps que cette mauvaise plaisanterie cesse.
PS : Pour mémoire (bis), selon l’article 29 de la loi sur la Liberté de la Presse du 29 juillet 1881, “toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation” et peut être punie d’une amende de 12.000 euros.
Par Julien Salingue | 28 octobre 2016
Je ne recherchais rien de particulier en Algérie. Partir comme « coopérant », comme on disait alors, permettait avant tout d’éviter l’armée d’active, ce qu’une écrasante majorité de mes condisciples étudiants de l’époque s’employait à faire. Lors de la journée d’incorporation, quand un officier avait demandé à ceux intéressés par l’idée d’une « préparation militaire supérieure » de se manifester, il avait très mal pris le fait que pas un seul des trente sursitaires présents n’ait levé la main. C’était dans l’air du temps. J’ai d’ailleurs failli être réformé : une des mentions mystérieuses portées par le psychiatre sur le relevé de mon état médical évoquait une « tendance au rire incontrôlée ». Et en faisant décoder ce diagnostic, je n’avais de surcroît pas réussi à m’empêcher… de rire aux éclats. Face à l’échéance du service militaire obligatoire, au terme de quelques années passées à découvrir le monde en marge de mes études de droit, j’ai donc très banalement opté pour le sursis d’abord, puis, lorsque les délais d’incorporation furent épuisés, pour le « volontariat pour le service national actif » qui allait faire de moi, pour un an et demi, un « VSNA ». « À quel moment avez-vous ressenti un attrait particulier pour le monde arabe ? », m’a-t-on souvent demandé.« Quand avez-vous éprouvé une attirance pour l’islam ? », osent régulièrement certains. Partir en Algérie, en réalité, ne fut pas un choix, ni moral ni politique. Sur les formulaires du ministère, mes souhaits étaient très clairs : c’était en Argentine ou, à défaut, au Chili que je voulais partir. Et c’est en Algérie que, comme quelques milliers d’autres post-soixante-huitards, j’ai été affecté pour deux ans. C’est donc en Algérie que ma trajectoire intellectuelle a commencé à prendre forme. Par hasard d’abord, plus consciemment ensuite : au terme d’une année et demie deVSNA, je choisis de prolonger mon séjour pendant cinq années, notamment pour écrire ma thèse. L’Algérie des années 1970 allait m’offrir la première et la plus marquante opportunité pour construire de façon intellectuelle, organisée et consciente, et non plus seulement intuitive comme lors de mes premiers périples — une distance analytique avec les piliers et les certitudes de ma culture héritée.
I’ll be the moon as it dances
on the water cold and still,
For I have loved you always,
and I know I always will.
Le temps de l’Administration Militaire semble de retour. L’Administration Militaire était le régime sous lequel a vécu la minorité palestinienne d’Israël entre 1948 et 1965, quand les Services de Sécurité (Shin Bet) régissait leur vie communautaire et individuelle, quand toute personne soupçonnée d’activité politique était réprimée (assignation a résidence, détention administrative), quand les provioseurs et les instituteurs etaient nommes en fonction de leur docilite et non de leurs diplomes. Depuis 1967 la repression s’est surtout concentree dans les territoires nouvellement conquis, et la population palestinienne a pu commencer a jouir des libertes publiques qu’elle était en droit de recevoir dans un pays qui se veut democratiques. Avec des exceptions notoires: le massacre de la Journee de la Terre 1976, et le massacre d’Octobre 2000.
Septembre 2016: des centaines de militants ou supposes tels (dont le President du parti, Awad Abed-el-Fatah) du Rassemblement National Democratique (Balad) – un parti qui appartient a la Liste Arabe Unie et a trois elus a la Knesset – sont arretes au milieu de la nuit dans ce qu’on ne peut qu’appeler une rafle, et interroges par la police et le Shin Bet. Comme nous sommes a l’ere du neo-liberalisme, on ne les soupconne pas de terrorisme, mais… de blanchissements de fonds. Cette semaine, les deputes du Balad sont convoques par la police pour etre interroges sur un soit-disant « financement illegal du parti ». C’est la premiere fois que c’est le parquet qui enquete sur le financement d’un parti, et non le Controleur General de l’Etat, dont c’est une des taches.
Cette attaque planifiee contre un important parti de la communaute palestinienne d’Israel doit etre percue dans son double contexte: celui de l’offensive du gouvernement d’extreme-droite contre la minorite palestinienne dans son ensemble, et celui de la remise en question des libertes democratiques qui ont existe en Israel, ce que certains denomment « la fascisation rampante » de l’Etat d’Israel.
C’est aussi l’heure ou les rats sortent de leur trou, comme l’ancien ministre des minorites du gouvernement Sharon, Salah Tarif. Ce Palestinien (de religion druze) a fait ses armes dans l’armee juive, et servi avec devotion dans le role du « bon arabe » dont le pouvoir israelien a toujours eu besoin, Dans une tribune publiee par le quotidien Haaretz du 6 Octobre, il annonce pompeusement: « Ils ne nous representent plus ». « Ils », c’est a dire les deputes de la Liste Arabe Unie, qui ont, unanimement, refuses de participer au funerailles nationales de Shimon Peres. Et d’ajouter: « Je n’ai que mepris pour ces deputes laches, demagogues et sans morale qui conduisent leur peuple au desastre ». Reconnaissons que Salah Tarif parle de « leur » peuple, reconnaissant par la qu’il a depuis longtemps deserte de son peuple pour prendre le role de collaborateur du regime. Dans les ghettos et les camps ont appelait des personnages comme Tarif des Kapos. Le retour des Kapos signifie-t-il le retour de l’Administration Militaire pour la minorite palestinienne d’Israel?
Pour que cela ne devienne pas le cas, il est imperatif de mobiliser l’opinion internationale et la communaute internationale qui ont les moyens de faire reculer Netanyahou et sa bande. En commencant par exiger de cesser la repression contre le parti Balad, ses elus et ses militants. C’est le sens de l’appel lance par le Balad aux representations diplomatiques etrangeres, et que nous reproduisons ici.
National Democratic Assembly (NDA- BALAD)
التجمع الوطني الديمقراطي
September 26, 2016
Your Excellency,
As elected members of Knesset representing the National Democratic Assembly Party (NDA-BALAD), we write to share with you our deep concern and dismay for the latest waves of arrests against the leadership and members of the party over the last week.
On September 18, in the very late night hours, Israeli police forces raided the homes of the political leadership of the Palestinian Arab NDA-Balad party (Joint List), and arrested 21 members. Head of the party and other activists – all Palestinian Arab citizens of Israel – were arrested in the overnight raid. This was followed by another wave of arrests four days later, and was coordinated with investigations with hundreds of the party’s members.
From the little that has since been revealed, the police claims that the NDA -Balad members were arrested for allegations related to money laundering on behalf of the party and for violations of the Law for Party Funding. The Israeli court has extended the remand of some of those arrested for a third time leaving them in jail now for over a week, including the Chairman of the party Mr. Awad Abdelfattah, while others have been released to house arrest under strictly-limiting conditions. The details of the allegations remain secret and are still being withheld from the public, the arrestees themselves and their attorneys.
Never before in the political history of Israel have the leadership and members of a political party been targeted by police in a wave of arrests for similar allegations. Other (Jewish) political parties that have in the past been charged with similar violations of the Party Funding Law have only been fined various amounts. This was done after an examination of the State Comptroller and through his office only. No police intervention was sought and no members of those parties have been arrested.
These unjustified and unprecedented arrests therefore reek of political persecution, and come close in the wake of Israel’s recent move to outlaw the Islamic Movement-Northern Branch. It is also directly linked to recent racist legislation approved by Israeli lawmakers, such as the Expulsion Law, designed to target the Palestinian Arab political representatives from within the Knesset. Such acts of intimidation seek to de-legitimize Arab political activism and even to eliminate such activism. This series of nighttime arrest raids, targeting the leadership of a political party represented in the Israeli parliament, marks a disproportionate and dangerous turning point in the relationship between the state of Israel and its Palestinian Arab citizens. The state is gradually but systematically implementing a strategy intended to
criminalize and eliminate all political opposition that does not abide by the Zionist hegemonic consensus, including political leadership and (Arab and Jewish) NGOs.
We urge you to express your deepest concern to the Israeli government for this political persecution, intimidation acts and silencing attempts. The right to free political organization is one of the chore pillars of democracy and we seek your help in making sure it stays as such.
Respectfully yours,
MK Jamal Zahalka
MK Haneen Zoabi
MK Bassel
Les opérations militaires d’Assad et de Poutine en Syrie ont un nom : c’est une guerre d’extermination. Celle-ci atteint désormais une échelle sans précédent : le bombardement délibéré des civils, notamment femmes, enfants et secouristes des Casques Blancs, ainsi que des hôpitaux n’est pas nouveau. Mais elle a désormais un caractère systématique avec un objectif clair : tuer, encore tuer, tout ce qui peut l’être. C’est une guerre totale dans laquelle la Russie de Poutine expérimente de nouvelles armes, comme ces bombes qui peuvent pénétrer les abris et les pulvérisent ensuite.
Beaucoup, y compris dans un propos sensible et poignant, l’ambassadeur de France auprès des Nations unies, ont fait à juste titre l’analogie avec Guernica : l’aviation de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste avaient anéanti la ville tandis que les troupes franquistes agissaient au sol. En Syrie aussi, les avions russes dominent les airs tandis que les troupes de l’armée du régime et du Hezbollah soutenu et armé par l’Iran agissent à terre.
Cette guerre d’extermination est promise à s’intensifier dans les jours et les semaines qui viennent. Des crimes de guerre de plus en plus évidents et que la Russie ne cherche même plus à dissimuler s’ajoutent aux crimes contre l’humanité commis par le pouvoir d’Assad, notamment dans les prisons du régime où les tortures les plus sadiques sont une pratique courante.
Cela, tout le monde le sait, ou devrait le savoir. Innombrables sont les écrits où cela fut exposé depuis plus de cinq ans. Tout est parfaitement documenté.
Tous ont dit et répété à l’envi que le « plus jamais cela » – proféré à nouveau après Auschwitz, Srebrenica, le Cambodge, le Rwanda, etc. – était devenu pitoyable.
Tous ont dit, convoquant les auteurs classiques, que l’indifférence était le pire péché, que le silence était crime, que l’inaction était complicité.
Tous ont dit et répété encore, moi comme tant d’autres, qu’il fallait sauver Alep et la Syrie, appliquer les principes de la « responsabilité de protéger », faire respecter militairement une zone de non-survol, qui reste encore une option possible, intervenir en somme.
Tous ont dit et redit que seuls les États-Unis, avec leurs alliés, en étaient capables et que c’était leur responsabilité première. Et ses plus fidèles soutiens, par ailleurs, ont dénoncé la pleutrerie de Barack Obama, son irresponsabilité, son cynisme, parfois sa stupidité et, pour tout dire, sa responsabilité devant l’histoire. À la faillite morale des États-Unis s’ajoute ainsi sa déroute stratégique.
Tous ont dit, y compris l’auteur de ces lignes, que toute négociation avec la Russie, non pas solution, mais premier agresseur, était un jeu de dupes, que cela la renforçait en Syrie comme ailleurs.
Tous ont dit et redit que les multiples projets de trêve étaient voués à l’échec – et ils le furent, souvent plus vite que les plus pessimistes ne le pensaient.
Tous ont dit et redit combien les mots diplomatiques – préoccupation, elle-même parfois vive ou même très vive, « injonction de », « demande expresse que », « condamnation sans ambiguïté de » – ajoutaient de l’indécence aux souffrances.
Tous, enfin, ont considéré, avec réalisme, que l’ONU ne pouvait rien faire, car bloquée par la capacité de veto de la Russie – et souvent de la Chine – au Conseil de sécurité.
Et tous ont vu, enfin, les visages gris et terreux, zébrés de sang séché, le crâne parfois éclaté, les corps démembrés et éviscérés, des enfants assassinés et pour les plus chanceux – provisoirement – les pleurs et les larmes devant des linceuls sans fin – ceux de leur père, de leur mère, de leur frère, de leur sœur ; ils ont été bouleversés, ont pleuré eux aussi, ont appelé à l’action, ont dénoncé une prétendue « impuissance » qui n’est qu’un mot pudique pour dire la veulerie et l’indignité.
Un ami, engagé dans l’action humanitaire en Syrie, qui fut là-bas, m’a écrit l’autre soir que désormais tout était vain, que l’indignation, l’accablement, l’émotion – des responsables politiques, des commentateurs, de lui et de moi – l’écœuraient, qu’il n’en pouvait plus des gens « bouleversés », que c’en était assez, en somme, si je traduis bien, que les larmes mêmes et l’indignation devenaient immondes, que l’ignominie de la barbarie du régime, de la Russie et de l’Iran était notre ignominie, et que nos pleurs ne la rendaient même que plus abjecte. En mes propres termes, le mal avait contaminé le monde, le mal avait atteint le bien, les rires en écho des bourreaux avaient comme déteint sur notre compassion, notre générosité et notre attention.
Que devais-je lui répondre ? M’était-il – nous était-il – encore possible moralement de dire quelque chose et fallait-il le faire avec cette crainte redoutée que nos indignations ne soient que le soulagement pitoyable de notre bonne conscience ? En termes politiques aussi, convenait-il, de message en message posté sur les réseaux sociaux, d’article en article, d’ajouter l’impuissance des mots à la faillite des nations ? En termes de communication – car, oui, cela importe devant l’invasion des mensonges et la désinformation massive devenue arme de guerre –, ne prenions-nous pas le risque aussi d’adjoindre l’excès d’émotion à la surabondance de crimes, le défilement impuissant des images – au risque de la lassitude – à l’accumulation des cadavres ? Ai-je, d’ailleurs, seulement une réponse à ces questions ?
Mais quand même, dois-je absolument être contraint toujours d’opposer le sentiment à l’esprit, la froideur nécessaire de l’analyste à la révolte du citoyen, l’exigence absolue, car elle est telle, de la morale au conseil politique que je puis prodiguer ? Et là, je ne puis pas ne pas répondre.
En passant, j’ai revu cette image du camelot syrien, vendeur de jouets à deux sous, allant de ville en ville, échappant – comme chacun, jusqu’à quand ? – aux bombardements, pour les distribuer, recevant en échange le sourire éphémère d’un de ces enfants peut-être fauché ou écrasé demain – et cet homme-là, je crois, n’avait jamais lu Kant, ni les Évangiles, peut-être pas davantage le Coran, comme ces Justes, parfois à peine lettrés, qui sauvèrent des Juifs parce qu’il le fallait, que c’était évident, indispensable, que la question ne se posait pas. Ceux-là, plus que des érudits qui soupesaient le danger, multipliaient les arguties sur les pro et contra et voulaient gagner du temps, avaient seulement, comme le disait Hannah Arendt, pensé.
Donc, tout cela n’est pas vain. Il faut aussi combattre – et cela impose de parler.
Tous avaient dit, affirmais-je… Tous ?
Non, il en reste encore – je crains, une majorité – pour s’en moquer, ou plutôt pour ne pas voir ce qu’est le réel en dehors de chez eux. Ils s’empressent de fermer la porte pour se retirer dans leurs « affaires ». Ils sont en dehors de la tragédie du monde sauf lorsqu’elle les touche ou sembler les menacer. En étant dans leur monde, ils sont en quelque sorte nulle part. Certains, peut-être, s’en sont un moment soucié, mais ont vite décroché – oui c’est usant de maintenir l’attention dans une société qui vise à la disperser. Et la « fatigue » de la Syrie – comme de l’Ukraine, du Soudan, du Yémen, etc. – l’emporte. « Il faut tenter de vivre ». Oui, certes… Voilà les aveugles.
Variante : il en reste encore pour qui le divertissement et la futilité sont plus importants que le reste – et ils préfèrent le n’importe quoi. C’est ce que Castoriadis désignait par la « montée de l’insignifiance ». Il en est pour considérer avec plus d’importance les informations sportives, les caniveaux locaux ou les petites phrases. La prédominance du crétin, pour reprendre le titre du livre de Fruttero et Lucentini, est le lot commun – aussi inquiétante qu’insupportable. Comment « tolérer » que le propos d’un animateur auto-adulateur de sa stupidité devienne sur les réseaux sociaux incommensurablement plus importante que les massacres d’Alep, de Homs ou de Daraya ? La débilité est indécente à l’heure du crime, autant que les plaisirs de l’arrière lorsque le gaz moutarde asphyxiait les tranchées de la Grande Guerre. Voilà les idiots.
D’autres enfin voient, savent et, comme on dit, analysent. Ils vous disent déjà, en premier lieu, que c’est la « nature » de la guerre, que l’émotion et la compassion sont mauvaises conseillères, que, oui, le tragique habite le monde et qu’il faut « prendre le temps » de l’analyse – et que chaque heure rime avec des dizaines de suppliciés fait finalement leur affaire.
Or, le n’importe quoi entretenu de l’absence de pensée, déjà bien dénoncée par Jean-Marc Lafon, tue. Car toute cette retenue polie devient vide immonde. Elle a un scolie : la désinformation qui emprunte quatre canaux rhétoriques.
Les révisionnistes, d’abord, vous parleront de l’État islamique, de la responsabilité des États-Unis dans sa montée (que ni Assad ni Poutine ne l’aient vraiment combattu, au contraire, ne les gênera pas), de l’importance de défendre d’abord la laïcité, des minorités (surtout chrétiennes) – qu’une partie ait été massacrée par Assad ne sera d’ailleurs à leurs yeux qu’un « détail » de l’histoire.
Les distracteurs, ensuite, vous demanderont d’abord de parler des horreurs (réelles) commises par l’Arabie saoudite au Yémen, des bombardements (inqualifiables) sur Gaza (suit parfois une digression un peu plus large sur l’État hébreu, son influence, l’exploitation de la Shoah, etc.), du chaos libyen (à éviter naturellement – ce qui signifie pour eux « Assad ou le chaos ») et, certainement, de la guerre du Vietnam.
Les relativistes, quant à eux, demanderont une vision équilibrée, rediront que la réalité n’est jamais blanche ou noire, évoqueront des responsabilités (toujours) partagées, déploreront l’exagération habituelle des médias, invoqueront la nécessité de ne pas voir la Syrie – le Moyen-Orient en général, mais aussi la Chine, l’Ouzbékistan, etc. – avec des lunettes occidentales (lire droits-de-l’hommistes), signaleront la chiffrage compliqué des victimes, les risques encourus par les Alaouites si… la nécessité de prendre en compte le point de vue de l’autre (la légitime défense du régime qui attaque à l’arme lourde et torture en prison des manifestants pacifiques qui demandent de manière irresponsable plus de démocratie).
Les généralistes, enfin, partiront dans de grandes considérations librement inspirées de Bouvard et Pécuchet et bien mises en valeur récemment par Bruno Tertrais, sur l’impossibilité de se passer de la Russie – tiens, de ses crimes de guerre aussi ! –, des rivalités des grandes puissances qui font du Moyen-Orient une poudrière, de l’Orient compliqué, de l’islamisme en général (et notamment de la division en sunnites et chiites, du respect indispensable de la démocratie et donc de la possibilité pour les Syriens de choisir leurs dirigeants (d’ailleurs Assad a été élu avec plus de 88,7 % des voix en 2014…), de l’échec général des printemps arabes, de la responsabilité (historique nécessairement) des accords Sykes-Picot, etc.
À tout cela, évidemment, il a été répondu mille fois, par des faits fondés sur des connaissances, par des reportages de première main, en un mot par la vérité. Qu’à cela ne tienne : dès qu’il faut justifier un massacre – environ 500 000 morts en un peu plus de cinq ans –, qu’il faut promouvoir le dirigeant d’un pays qui ne connaît aucune limitation dans l’usage de la force brute depuis Grozny et présenter ses crimes comme le combat pour la défense de l’Occident, la vérité n’est qu’un subterfuge de l’ennemi. Exécutons donc la vérité comme ces terroristes au visage de bébé ou de jeune enfant, jouant au ballon dans une cour, penchés sur un livre dans une cave à peine éclairée ou blottis encore dans leur lit – explosés ensuite dans le vacarme d’une bombe à sous-munitions ou soufflés par le phosphore blanc. Comme ces enfants, nécessairement terroristes en herbe, la vérité mérite le peloton.
Ceux-là, ce sont les salauds.
Ils ne méritent pas notre silence. Surtout, notre voix doit être plus forte.
Il avait été dit, non sans raison, que ce qu’on appelle par commodité la communauté internationale n’existait pas. J’avais pu moi-même prévoir, il y a six ans, l’érosion progressive des organisations internationales de type politique. Pour aller vite, ces deux mouvements peuvent s’expliquer par la renationalisation des stratégies de politique extérieure, l’affaiblissement des valeurs partagées au sein de ces institutions et l’avènement de qu’on a appelé le G-Zéro, autrement dit l’absence de directoire mondial et l’incapacité de la seule puissance universelle par son déploiement militaire, les États-Unis, d’assumer son rôle. La lâcheté de Washington en Syrie fait presque ainsi figure de prophétie auto-réalisatrice : l’histoire (universelle) américaine s’arrête à Alep.
Or, ce manque de « communauté » internationale n’est jamais que le décalque de ce qui semble pouvoir fonder une communauté tout court – ici une communauté de valeurs. Revenons à l’évidence – évidence du crime. Celle-ci n’est possible que dans un monde
La principale difficulté, ici, est de tenir ensemble ces cinq propositions. À elles cinq, elles forment le substrat de ce que j’appellerais la communauté démocratique. La réaction devant les crimes syriens me paraît confirmer la fragilité d’une telle communauté.
Ils révèlent une relative indifférence devant la vérité qui, là comme ailleurs, renforce la capacité d’intrusion de la propagande, un relativisme accru en matière de bien et de mal – « Ah oui, des civils sont tués en grand nombre, mais au bout du compte c’est pour nous protéger » –, une absence de hiérarchie dans la perception des faits – échange conflit en Syrie contre émission de télé-réalité –, une absence de communion dans ce qui littéralement nous « injurie » – les victimes françaises des attentats, oui, mais on ne peut pas souffrir aussi pour un enfant syrien – qui rend incompréhensible, car non « éprouvée », la figure de l’universel.
Et là, faute d’expérience vécue de la souffrance, l’absence de blessure personnelle infligée par ces corps syriens, ce qui pourrait figurer une communauté politique devient impensable.
Devenant telle, elle instille le relativisme au sein même du droit, rend secondaire le crime contre l’humanité et banalise la violence extrême. C’est ainsi que nous préparons l’avenir.
Et de cela nous devons sans cesse parler, car c’est politique – et vital.
Dans la société syrienne, on attend des hommes qu’ils soient forts et solides. Quand ils quittent leur pays pour se réfugier au Liban, ils ne peuvent plus se comporter ou se déplacer comme en Syrie, ni subvenir aux besoins de leur famille de la même manière. Une situation de très grande fragilité dont ils parlent peu, parce que les hommes sont tout censés garder pour eux. Enquête en trois parties dans un centre de soin tenu par Médecins du Monde, dans la plaine de la Beqaa, au Liban.
Kamid el-loz, plaine de la Beqaa, Liban
Assis sur le canapé élimé, Hassan*, le père d’Omar, écoute en silence. Il pleure, attrape un mouchoir de temps à autre pour essuyer les larmes qui perlent sur ses cernes noirs. Son fils, à sa droite, a les yeux rieurs et la bouille ronde. Il dégage une sorte de tension, dans ses yeux et ses mains, dans son incapacité à rester immobile. Il croise et décroise ses doigts sans cesse, jette des regards vers la psychologue Noëlle, qui l’accueille une fois par semaine pour une consultation, au centre de soin de Kamid el-loz. Puis vers moi, qui conduis l’entretien pour mon enquête sur la façon dont la guerre en Syrie bouscule la masculinité.
Omar dit qu’à Deraa, d’où il vient, pour éviter les snipers on ne marche pas, on court.
Il a à peine vingt-trois ans. N’en avait pas dix-huit quand sa première et «seule histoire d’amour» a pris fin. Sa fiancée avait une tante qui n’aimait pas Omar, elle s’est laissée convaincre de se séparer de lui. Et puis tout s’est enchaîné. Après avoir trouvé une autre fille, du même quartier, il décide de se marier vite.
– «Par revanche.»
C’était un jour de décembre 2011. Deraa avait déjà la gueule en sang. Ça canardait. Il rit. Ses yeux se posent sur Noëlle puis sur moi. Il fallait être beau alors, malgré les tirs: il s’est rendu chez son barbier dans le quartier d’à-côté. Pris entre deux feux par des snipers, il est arrivé à la cérémonie trois heures en retard et pas rasé.
C’est peut-être à ma troisième ou quatrième rencontre avec Omar qu’il est venu accompagné de Hassan. Une pellicule de neige recouvrait les champs de la Beqaa.
Hassan, quarante-trois ans, ne fait pas partie des hommes qui bénéficient du soutien psychologique de Noëlle, mais elle trouvait intéressant que je rencontre aussi le père d’Omar. Le menton posé dans la paume de sa main et le regard dans le vague, Hassan raconte son départ de Syrie en 2012.
– «Je ne supportais plus le son sourd des barils qui explosent», commence-t-il avec une voix à peine audible.
Il baisse la tête, sèche la larme qui coule le long de sa joue, approche les mains de ses oreilles et les agite frénétiquement pour mimer le bourdonnement.
– «La peur se faisait chaque jour plus envahissante alors j’ai emmené ma femme, ma fille et deux de mes fils en Jordanie avant de rejoindre le Liban.»
Il s’exprime avec un calme absolu qui fait paraître la pièce autour de nous encore plus froide et silencieuse.
«Omar est ensuite devenu fou. Il s’en était allé un matin à travers rue, demander la main de toutes les filles du quartier. Il est parti frapper à la porte de chaque maison.»
Son rire s’élève brusquement dans la pièce. Il regarde son fils d’un air taquin en posant la main sur sa nuque avant de poursuivre son récit. Omar se dégage doucement en lui souriant et réajuste le col de son polo bleu marine.
– «Il était marié et tout le monde le savait, mais personne n’a pu l’arrêter. Seul le poing qu’il a reçu au milieu du visage par un des pères de famille a mis un terme à sa folie soudaine. On n’a pas compris ce qui lui était arrivé. Et lui non plus.»
La guerre a bouleversé l’équilibre des familles
Noëlle, psychologue
Au Liban, le comportement d’Omar n’a ensuite cessé de changer. Il s’énervait pour un rien, entendait des voix et s’est mis à fumer. C’est à la suite de cette histoire qu’un ami de la famille a conseillé à Hassan d’emmener son fils voir un psy. Depuis, Omar voit une psychiatre et Noëlle, psychologue, chaque semaine. Il serait schizophrène et bipolaire depuis le déclenchement de la guerre. «La guerre a bouleversé l’équilibre des familles, explique Noëlle. De nombreux pères n’ont pas réussi à s’adapter aux changements et leur développement psychologique, surtout quand ils sont jeunes comme Omar, a été ébranlé. Certains sont devenus schizophrènes, d’autres ont un stress post-traumatique fort qui peut se traduire par des angoisses, des insomnies ou de la violence. Leur arrivée ensuite dans un pays qu’ils ne connaissent pas a été un choc supplémentaire.»
«Responsabilités», «paternité», «réfugié»… Dans la bouche d’Omar, les mots ricochent les uns sur les autres. La pensée en désordre, il bute sur les causes de son mal-être, explique tout à la fois. Les larmes sèches. La vie qu’il faut recommencer de zéro dans cette plaine de la Beqaa qui ne lui dit rien de familier. L’angoisse constante de ne pas ramener assez d’argent pour nourrir ses enfants. La figure du père qu’il n’arrive décidément pas à incarner. Car il est père d’enfants nés de son mariage contracté par «revanche».
– «Je porte quelque chose de trop lourd pour moi», tente-t-il de résumer en mordillant le côté de sa langue.
Omar semble constamment perdu et saute d’un sujet à l’autre avant d’avoir tout dit. Mais chacune de ses histoires, sans exception, se conclut par cette guerre qui ne quitte jamais sa tête et lui en a trop demandé.
– «A Damas, papa gérait l’entreprise. C’était lui le chef, il donnait les ordres depuis son bureau toute la journée, raconte pudiquement Omar un jour où son père n’est pas là. Au Liban, il vient chaque jour avec moi et travaille chez les clients. Tu imagines?»
Omar est employé depuis l’âge de douze ans dans l’entreprise de réparation de climatiseurs tenue par son père.
– «Ici, il faut toujours penser à l’argent pour les vêtements, la nourriture, le mazout. Mais le pire, c’est que je ne suis même pas en mesure de donner des bonbons à ma fille si elle en réclame».
Noëlle, psychologue
«Beaucoup de réfugiés syriens sont en dépression car ils n’arrivent pas à subvenir aux besoins de leur famille, explique Noëlle. Pour eux qu’un père ne puisse pas prendre sa responsabilité de payer à manger, des vêtements etc, c’est très grave. Cette pression leur procure beaucoup d’anxiété.»
Omar est devenu père pour la première fois il y a quatre ans. Il a appelé sa fille Nour, comme la lumière. Dounia est née deux ans plus tard.
– «C’était un peu tôt pour moi, je n’étais encore qu’un enfant», insiste-t-il.
Le petit frère a six ans, seulement deux de plus que Nour. Ils jouent ensemble, se chamaillent pour un jouet ou pour une chaise. Ça met Omar hors de lui. Submergé par toutes sortes d’émotions, il dit n’avoir ni le temps ni la patience pour la pédagogie.
– «Je vis avec le conflit alors tout est compliqué. Si nous vivions en Syrie en temps de paix, j’aurais le temps de lui expliquer ce qui est bien et ce qui est mal, pas ici.»
Ici les mots lui manquent. Chaque jour il craque, s’emporte et finit par cogner, avant de regretter. C’est encore pire quand il ne prend pas les médicaments prescrits par la psychiatre, mais ils lui assèchent la bouche et inhibent ses désirs sexuels alors régulièrement il arrête.
Omar partage un petit appartement avec ses parents, son frère, sa soeur et Maher, le fiancé de sa soeur. Pour Omar, la place de son père à ses côtés est à la fois un soulagement quelqu’un s’occupe de l’éducation des trois petits–, et une source de stress: Hassan lui prend son rôle.
– «J’ai l’impression d’être plus un grand frère qu’un père.»
En entendant Omar prononcer cette phrase, Maher se met à rire comme s’ils avaient eu mille fois cette conversation. Dès leur plus jeune âge, les deux sillonnaient les rues de Deraa ensemble et ne se sont jamais quittés.
– «Sa fille ne l’appelle même pas papa…», avance doucement le jeune futur beau-frère en triturant le rebord du sofa.
Les yeux noirs d’Omar suivent un papillon imaginaire alors que Maher poursuit.
– «C’est Hassan qu’elle appelle papa.
– Parfois, j’ai même l’impression que c’est pas ma fille», renchérit Omar.
Au centre du plafond, une modeste ampoule pend à un fil orphelin. Elle semble à tout moment être sur le point de grésiller. Omar lève les yeux vers elle avant de prendre un air satisfait.
– «Au fait, je t’ai dis que ma femme est enceinte de sept mois?
– Félicitations. Tu sais à quelle date est prévu l’accouchement?
Omar hoche la tête.
– Oui, dans trois ou quatre mois.»
source
Smoke rises over the Salah al-Din neighbourhood in central Aleppo during clashes between Free Syrian Army fighters and Syrian Army soldiers. GORAN TOMASEVIC/REUTERS
Le groupe ActionSyrie en collaboration notamment avec Amnesty international Belgique organise mardi prochain un rassemblement de protestation contre le bombardement de la ville d’Alep.
Nous vous invitons à venir nous rejoindre mardi 4 Octobre à 17h15 sur le Rond-Point Schumann pour nous adresser à nos dirigeants européens et leur dire que nous ne pouvons plus accepter leur manque de réaction !
Informations pratiques sur le lien ci dessous :