Syrie : l’impossibilité d’être père


Dans la société syrienne, on attend des hommes qu’ils soient forts et solides. Quand ils quittent leur pays pour se réfugier au Liban, ils ne peuvent plus se comporter ou se déplacer comme en Syrie, ni subvenir aux besoins de leur famille de la même manière. Une situation de très grande fragilité dont ils parlent peu, parce que les hommes sont tout censés garder pour eux. Enquête en trois parties dans un centre de soin tenu par Médecins du Monde, dans la plaine de la Beqaa, au Liban.

Kamid el-loz, plaine de la Beqaa, Liban

Assis sur le canapé élimé, Hassan*, le père d’Omar, écoute en silence. Il pleure, attrape un mouchoir de temps à autre pour essuyer les larmes qui perlent sur ses cernes noirs. Son fils, à sa droite, a les yeux rieurs et la bouille ronde. Il dégage une sorte de tension, dans ses yeux et ses mains, dans son incapacité à rester immobile. Il croise et décroise ses doigts sans cesse, jette des regards vers la psychologue Noëlle, qui l’accueille une fois par semaine pour une consultation, au centre de soin de Kamid el-loz. Puis vers moi, qui conduis l’entretien pour mon enquête sur la façon dont la guerre en Syrie bouscule la masculinité.

Omar dit qu’à Deraa, d’où il vient, pour éviter les snipers on ne marche pas, on court.

Il a à peine vingt-trois ans. N’en avait pas dix-huit quand sa première et «seule histoire d’amour» a pris fin. Sa fiancée avait une tante qui n’aimait pas Omar, elle s’est laissée convaincre de se séparer de lui. Et puis tout s’est enchaîné. Après avoir trouvé une autre fille, du même quartier, il décide de se marier vite.

«Par revanche.»

C’était un jour de décembre 2011. Deraa avait déjà la gueule en sang. Ça canardait. Il rit. Ses yeux se posent sur Noëlle puis sur moi. Il fallait être beau alors, malgré les tirs: il s’est rendu chez son barbier dans le quartier d’à-côté. Pris entre deux feux par des snipers, il est arrivé à la cérémonie trois heures en retard et pas rasé.

C’est peut-être à ma troisième ou quatrième rencontre avec Omar qu’il est venu accompagné de Hassan. Une pellicule de neige recouvrait les champs de la Beqaa.

Hassan, quarante-trois ans, ne fait pas partie des hommes qui bénéficient du soutien psychologique de Noëlle, mais elle trouvait intéressant que je rencontre aussi le père d’Omar. Le menton posé dans la paume de sa main et le regard dans le vague, Hassan raconte son départ de Syrie en 2012.

«Omar est devenu fou»

«Je ne supportais plus le son sourd des barils qui explosent», commence-t-il avec une voix à peine audible.

Il baisse la tête, sèche la larme qui coule le long de sa joue, approche les mains de ses oreilles et les agite frénétiquement pour mimer le bourdonnement.

«La peur se faisait chaque jour plus envahissante alors j’ai emmené ma femme, ma fille et deux de mes fils en Jordanie avant de rejoindre le Liban.»

Il s’exprime avec un calme absolu qui fait paraître la pièce autour de nous encore plus froide et silencieuse.

«Omar est ensuite devenu fou. Il s’en était allé un matin à travers rue, demander la main de toutes les filles du quartier. Il est parti frapper à la porte de chaque maison.»

Son rire s’élève brusquement dans la pièce. Il regarde son fils d’un air taquin en posant la main sur sa nuque avant de poursuivre son récit. Omar se dégage doucement en lui souriant et réajuste le col de son polo bleu marine.

«Il était marié et tout le monde le savait, mais personne n’a pu l’arrêter. Seul le poing qu’il a reçu au milieu du visage par un des pères de famille a mis un terme à sa folie soudaine. On n’a pas compris ce qui lui était arrivé. Et lui non plus.»

La guerre a bouleversé l’équilibre des familles

Noëlle, psychologue

Au Liban, le comportement d’Omar n’a ensuite cessé de changer. Il s’énervait pour un rien, entendait des voix et s’est mis à fumer. C’est à la suite de cette histoire qu’un ami de la famille a conseillé à Hassan d’emmener son fils voir un psy. Depuis, Omar voit une psychiatre et Noëlle, psychologue, chaque semaine. Il serait schizophrène et bipolaire depuis le déclenchement de la guerre. «La guerre a bouleversé l’équilibre des familles, explique Noëlle. De nombreux pères n’ont pas réussi à s’adapter aux changements et leur développement psychologique, surtout quand ils sont jeunes comme Omar, a été ébranlé. Certains sont devenus schizophrènes, d’autres ont un stress post-traumatique fort qui peut se traduire par des angoisses, des insomnies ou de la violence. Leur arrivée ensuite dans un pays qu’ils ne connaissent pas a été un choc supplémentaire.»

Père ou fils

«Responsabilités», «paternité», «réfugié»… Dans la bouche d’Omar, les mots ricochent les uns sur les autres. La pensée en désordre, il bute sur les causes de son mal-être, explique tout à la fois. Les larmes sèches. La vie qu’il faut recommencer de zéro dans cette plaine de la Beqaa qui ne lui dit rien de familier. L’angoisse constante de ne pas ramener assez d’argent pour nourrir ses enfants. La figure du père qu’il n’arrive décidément pas à incarner. Car il est père d’enfants nés de son mariage contracté par «revanche».

«Je porte quelque chose de trop lourd pour moi», tente-t-il de résumer en mordillant le côté de sa langue.

Omar semble constamment perdu et saute d’un sujet à l’autre avant d’avoir tout dit. Mais chacune de ses histoires, sans exception, se conclut par cette guerre qui ne quitte jamais sa tête et lui en a trop demandé.

«A Damas, papa gérait l’entreprise. C’était lui le chef, il donnait les ordres depuis son bureau toute la journée, raconte pudiquement Omar un jour où son père n’est pas là. Au Liban, il vient chaque jour avec moi et travaille chez les clients. Tu imagines?»

Omar est employé depuis l’âge de douze ans dans l’entreprise de réparation de climatiseurs tenue par son père.

«Ici, il faut toujours penser à l’argent pour les vêtements, la nourriture, le mazout. Mais le pire, c’est que je ne suis même pas en mesure de donner des bonbons à ma fille si elle en réclame».

Grand frère

Beaucoup de réfugiés syriens sont en dépression car ils n’arrivent pas à subvenir aux besoins de leur famille

Noëlle, psychologue

«Beaucoup de réfugiés syriens sont en dépression car ils n’arrivent pas à subvenir aux besoins de leur famille, explique Noëlle. Pour eux qu’un père ne puisse pas prendre sa responsabilité de payer à manger, des vêtements etc, c’est très grave. Cette pression leur procure beaucoup d’anxiété.»

Omar est devenu père pour la première fois il y a quatre ans. Il a appelé sa fille Nour, comme la lumière. Dounia est née deux ans plus tard.

«C’était un peu tôt pour moi, je n’étais encore qu’un enfant», insiste-t-il.

Le petit frère a six ans, seulement deux de plus que Nour. Ils jouent ensemble, se chamaillent pour un jouet ou pour une chaise. Ça met Omar hors de lui. Submergé par toutes sortes d’émotions, il dit n’avoir ni le temps ni la patience pour la pédagogie.

«Je vis avec le conflit alors tout est compliqué. Si nous vivions en Syrie en temps de paix, j’aurais le temps de lui expliquer ce qui est bien et ce qui est mal, pas ici.»

Ici les mots lui manquent. Chaque jour il craque, s’emporte et finit par cogner, avant de regretter. C’est encore pire quand il ne prend pas les médicaments prescrits par la psychiatre, mais ils lui assèchent la bouche et inhibent ses désirs sexuels alors régulièrement il arrête.

Omar partage un petit appartement avec ses parents, son frère, sa soeur et Maher, le fiancé de sa soeur. Pour Omar, la place de son père à ses côtés est à la fois un soulagement quelqu’un s’occupe de l’éducation des trois petits–, et une source de stress: Hassan lui prend son rôle.

– «J’ai l’impression d’être plus un grand frère qu’un père.»

En entendant Omar prononcer cette phrase, Maher se met à rire comme s’ils avaient eu mille fois cette conversation. Dès leur plus jeune âge, les deux sillonnaient les rues de Deraa ensemble et ne se sont jamais quittés.

«Sa fille ne l’appelle même pas papa…», avance doucement le jeune futur beau-frère en triturant le rebord du sofa.

Les yeux noirs d’Omar suivent un papillon imaginaire alors que Maher poursuit.

– «C’est Hassan qu’elle appelle papa.

– Parfois, j’ai même l’impression que c’est pas ma fille», renchérit Omar.

Au centre du plafond, une modeste ampoule pend à un fil orphelin. Elle semble à tout moment être sur le point de grésiller. Omar lève les yeux vers elle avant de prendre un air satisfait.

«Au fait, je t’ai dis que ma femme est enceinte de sept mois?

Félicitations. Tu sais à quelle date est prévu l’accouchement?

Omar hoche la tête.

Oui, dans trois ou quatre mois.»

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