Par PATRICK VALLÉLIANSID AHMED – Mis en ligne le 18.01.2012 à 11:57
TÉMOIGNAGES. Qui a tué Gilles Jacquier, le grand reporter de France 2, mercredi 11 janvier à Homs, en Syrie? Notre envoyé spécial et son confrère de «La Liberté» étaient à ses côtés tout au long de ce séjour. Ils racontent les derniers jours et le piège dans lequel ils sont tombés.
Boum. Une détonation puissante secoue le quartier alaouite de New Akrama, à deux pas de l’Université de Homs. Il est 15 h 20 en ce mercredi 11 janvier. Notre minivan noir où nous nous trouvons avec Christophe Kenck, le cameraman de France 2 qui s’est assis à l’avant, Gilles Jacquier, grand reporter pour l’émission Envoyé spécial, son épouse Caroline Poiron, photographe indépendante ainsi que leur fixeuse Mireille, est bloqué par une manifestation de partisans du président Bachar el-Assad. En face, une quarantaine de jeunes, essentiellement des hommes, surexcités, chantent leur amour du régime et brandissent des pancartes en anglais et en arabe pour saluer l’armée syrienne.
Faux bond. Ils ont déboulé sur notre véhicule quelques minutes plus tôt. Sortant de nulle part, alors que nous étions stationnés à proximité d’un jardin et d’un petit parc d’attraction plein d’enfants, et que nous attendions l’équipe de la télévision flamande VRT. Elle nous avait fait faux bond quelques minutes auparavant lors d’une première halte dans un giratoire. Embarquée par des pro-Bachar et des hommes de la sécurité en civil, elle nous rejoint à pied en longeant la rue Al Hadara, civilisation en français. Curieusement, une équipe de la télévision officielle syrienne la filme lorsque nous la retrouvons.
Dans la voiture que nous partageons avec l’équipe française, nous nous interrogeons. Nous ne savons pas ce que les Belges fabriquent. Mireille descend alors pour leur dire de retourner vers leur véhicule afin de poursuivre notre chemin vers l’hôpital de la ville, qui, autre étonnement, se situe à l’opposé de notre position, soit au nord de cette cité d’un million d’habitants. Une ville dont certains quartiers, depuis plusieurs mois, échappent au contrôle du régime de Damas et qui sont tenus désormais par l’Armée syrienne libre (ASL).
Scénario de film d’horreur. Nous n’aurons jamais l’occasion de mettre les pieds à l’hôpital. Le cauchemar commence. Comme le scénario d’un film d’horreur qui coûtera la vie à Gilles Jacquier, un des journalistes les plus titrés de France et un reporter de guerre très expérimenté. Au moment où l’explosion retentit, des civils ouvrent les portes de notre véhicule, nous incitant à aller voir le point d’impact. Christophe Kenck hésite, mais Gilles et Mireille sont déjà sur les pas de la télévision belge qui a pris de l’avance. Nous restons en arrière. Aucune raison de se précipiter. Nous préférons observer tout en nous éloignant du véhicule, potentielle cible. Autour de nous, la sécurité, dense quelques minutes plus tôt, s’est évanouie.
Ne reste avec nous qu’un militaire armé, un chabiha, un milicien pro-Bachar avec sa kalachnikov, et un jeune avec un pull blanc, excité, qui nous pousse à aller vers le jardin qui mène à une école, à une soixantaine de mètres sur notre droite. Il reviendra plusieurs fois à la charge. Nous refusons tout en remontant prudemment la rue. Quasiment vide. Quelques dizaines de secondes plus tard, une autre explosion retentit à quelques dizaines de mètres de nous et nous souffle. Nous plongeons à terre. Sans dommages, mais sonnés. Estce un obus de mortier? Une grenade? Un RPG? Ou alors une bombe actionnée à distance et placée dans le jardin pour nous tuer?
Surprenante nonchalance. Nous n’en savons rien, mais nous comprenons que la visite organisée pour notre groupe d’une quinzaine de journalistes étrangers s’est transformée en piège. Nous rebroussons chemin sans attendre tout en laissant nos caméras tourner sans arrêt. Sur les toits, nous voyons des hommes bouger. Des snipers? Dans le doute, nous collons aux basques du militaire qui continue à nous inciter à remonter vers le lieu du premier impact, là où Gilles Jacquier se trouve avec sa femme Caroline et les autres journalistes.
«Ce n’est rien. Ce sont des bombes sonores», dit-il en souriant. Les rares hommes de la sécurité restés à notre hauteur nous surprennent par leur nonchalance. L’un d’eux rit. Un autre plaisante. Ils sont étrangement calmes alors que des étrangers sont en danger. Ils prennent même le temps de discuter avec le jeune homme, au pull blanc, qui continue à nous pousser à aller vers le danger. Au moment de la troisième et de la quatrième explosion, nous sommes encore plus en retrait, au carrefour. Notre chauffeur, apeuré, a reçu l’ordre des militaires de quitter la zone, sans nous, et de retourner à l’hôtel. Nous le sommons de rester et de nous aider à aller récupérer nos amis français dont nous n’avons plus de nouvelles et que nous n’arrivons pas à atteindre sur leur portable.
Soudain, une ambulance et des taxis emmenant des victimes passent bruyamment devant nous. Un militaire nous indique le chemin de l’hôpital. Et comme par enchantement, après quatre détonations, le trafic, bloqué, reprend normalement. Plus aucune explosion ne se fera entendre de la soirée. De notre côté, nous retrouvons Christophe au dispensaire Al Nahda, un établissement caritatif pour soigner les pauvres. «Gilles est mort», nous dit-il, en pleurs avant de tomber dans nos bras. C’est le chaos dans cet hôpital de campagne. Il y a des hommes en armes des services de renseignements, des policiers, des militaires, des civils. Partout du sang. Des cris. Et beaucoup viennent vers nous en disant. «Regardez les effets des obus de la liberté.» Ceux que l’Occident offrirait aux insurgés qui sont tout de suite pointés du doigt dans le drame dont nous sommes devenus les acteurs. Nous montons rapidement à l’étage où se trouve Caroline, seule, accrochée au corps de Gilles, couché sur un lit. Seule une couverture le recouvre. Aucune trace de sang. Il semble presque endormi. Encore chaud.
Jeune martyr. Bizarrement, le reporter de France 2 partage la même petite chambre qu’une autre victime dont le frère pleure. Autour de lui, une vingtaine de personnes qui se presse. Qui crie. Deux équipes de télévision syriennes (Al Sourya et Al Dounia) sont déjà sur place et filment le jeune martyr. Elles braquent leur caméra sur Gilles. Caroline s’y oppose en les menaçant de poursuites judiciaires si une image sort alors que Sid Ahmed Hammouche, arabophone, supplie le médecin de faire partir les journalistes et de nous mettre une chambre à disposition pour faire le deuil de notre ami dans la sérénité.
Notre crainte: que les médias syriens instrumentalisent politiquement les images de Gilles sur son lit de mort en expliquant qu’il est le premier Français victime du terrorisme en Syrie. Après de longues minutes de négociations, le corps de notre ami est transporté sans ménagement dans une chambre où nous allons nous enfermer durant plus de dix heures.
Nous n’avons dès lors plus qu’un seul objectif, éviter que les autorités syriennes ne prennent son corps pour une autopsie et fassent ainsi disparaître des preuves. Effondrée, Caroline va alors veiller son mari. Calme. Christophe Kenck donne l’alerte à France télévisions, Patrick Vallélian aux autorités françaises et suisses tout en pesant de tout son corps contre la porte pour repousser les assauts des médias et des autorités locales. Sid Ahmed Hammouche, de son côté, parlemente et gagne du temps jusqu’à l’arrivée d’Eric Chevallier, l’ambassadeur français en poste à Damas.
Gagner du temps. Nous annonçons aux officiels syriens qui défilent, notamment le médecin légiste, le procureur général de Homs, le vice-gouverneur ou un général de la police, que l’«affaire» est désormais entre les mains de Paris et de Damas. Nous nous battons pour qu’il n’y ait pas d’autopsie, pour que Caroline n’ait pas à parler sans la présence du représentant de la France à Damas à la justice syrienne et que les médias ne puissent pas filmer le corps.
Pour gagner du temps, nous faisons croire à Soulaiman Fayez, le vice-gouverneur de Homs, qu’il est en direct sur France télévisions alors que Guilaine Chenu, la patronne d’Envoyé spécial et cheffe de Gilles, est au bout du fil. Nous utiliserons le même subterfuge avec le procureur général en lui passant l’ambassadeur français. Le message est clair: personne ne touche au corps de Gilles tant que les autorités françaises ne sont pas là.
Nous déjouons les pièges les uns après les autres. Du faux médecin à la fausse infirmière… A plusieurs reprises, des hommes en armes reviennent à la charge en nous proposant de transporter le corps à Damas ou de l’autopsier en notre présence avec l’autorisation de sa femme. Plusieurs fois, on nous demande de confirmer que nous avons bien été attaqués par des terroristes. Last but not least, deux observateurs de la Ligue arabe vont faire leur apparition pour venir «constater le décès», nous disent-ils. Nous leur demandons alors de rester devant la porte pour nous protéger et d’attendre l’arrivée de l’ambassadeur, en route malgré le couvre- feu sur Homs, pour nous sortir de cette chambre de 20 m2. Leur réponse: «Nous ne pouvons pas. Nous devons aller manger à l’hôtel.»
Au moment où Eric Chevallier débarque, vers 21 h 30, avec une équipe de sécurité afin de nous évacuer, l’ambiance est lourde. Des tirs retentissent près de l’hôpital où une foule s’est massée pour scander des slogans hostiles à la France.
«Attendez-vous à ce que les négociations pour rapatrier le corps durent encore», nous avertit l’ambassadeur qui trouve un compromis. Le corps de Gilles sera examiné, passé aux rayons X et photographié avant d’être rendu à sa femme qui doit encore répondre aux questions du procureur. «No comment», lui dit-elle à chaque fois alors que d’autres tentent de nous questionner et que les médias sont toujours à l’affût.
Slogans anti-français. Le départ de l’hôpital est tendu. Des dizaines de personnes en armes se pressent dans les couloirs et à l’entrée. Sous la protection des hommes de la sécurité française, nous dévalons les escaliers des trois étages au pas de charge. Dehors, les manifestants pro-Bachar, dont certains tiennent des bougies, continuent à scander des slogans anti-français et dénoncent le terrorisme. Ils reprennent en chœur le message de leur président qui a affirmé le jour précédent à la TV que son pays ne fait pas face à une révolution mais à des attaques terroristes.
Nous montons dans les véhicules blindés. Direction Damas. Une ambulance transporte le corps de Gilles, mais dernière surprise. Les hommes de la sécurité syrienne qui ouvrent le convoi nous orientent vers le pont de Bab Amro, âprement disputé entre les insurgés et les forces régulières. Sans la vigilance du chauffeur de l’ambassadeur, le pire était peut-être encore à venir… Le lendemain soir, nous quittons Damas dans un vol affrété par France télévisions. Nous atterrissons à Paris dans la nuit avec la dépouille de Gilles. Le patron de la télévision publique Rémy Pflimlin et le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand nous accueillent et nous remercient. «Vous étiez dans votre rôle de Suisses. Vous avez toujours été au secours de l’humanité», sourit le ministre comme pour s’échapper de l’ambiance lourde qui règne dans les salons d’honneur de l’aéroport du Bourget. Emus, nous restons murés dans notre silence.
Paris. Retour à la case départ. Là où nous avons embarqué avec l’équipe d’Envoyé spécial le samedi 7 janvier sur le vol Air France Amman-Damas. Nous arrivons ensemble vers 21 h dans la capitale syrienne, mais nous devons attendre plus de deux heures à la douane où les formalités d’entrée traînent en longueur. Nous devons contacter à plusieurs reprises Mère Agnès-Mariam de la Croix. C’est cette religieuse chrétienne franco-libano-palestinosyrienne qui nous a invités et qui a organisé ce voyage de presse autorisé par les autorités syriennes et sous leur responsabilité.
FAUT-IL VOIR LA MORT DE GILLES JACQUIER COMME UN MEURTRE D’ÉTAT?
Première surprise: nous n’aurons un visa que de quatre jours. Mère Agnès, très à l’aise au milieu des services de sécurité syriens, relativise et promet que notre séjour ne sera pas semé d’embûches et que nous serons libres de nos mouvements, de nos sujets et de nos rencontres «afin de démonter la propagande des médias occidentaux». La propagande «Goebbels-Atlantique», selon ses propres mots. Nous prenons une chambre au Fardoss Tower Hotel, au centre de Damas, au même étage que l’équipe française dont nous partageons désormais le destin.
Balayée par un froid glacial, la capitale syrienne est plutôt paisible alors que le pays sombre dans une guerre civile meurtrière qui a débuté en mars dernier. La sécurité est néanmoins omniprésente et la moindre manifestation des révolutionnaires est réprimée dans le sang. La méfiance règne. Et nous devons redoubler de prudence pour rencontrer nos sources. Et même les personnalités du régime, autrefois relativement libres de s’exprimer, sont désormais sous surveillance et se taisent. Preuve que le système Bachar vacille. Preuve qu’il se radicalise. Preuve qu’il est prêt à tout. Même à sacrifier les siens.
Or, très rapidement des tensions apparaissent entre Gilles et Mère Agnès, puis entre cette dernière et Patrick Vallélian, puis avec le reste du groupe qui ne cessait de grossir au fil des jours avec l’arrivée de journalistes belges, hollandais et français.
Cerbère imposé. L’équipe d’Envoyé spécial voulait rester à Damas alors que les autres voulaient sortir de la capitale. Autre problème: Mère Agnès avait imposé un cerbère à Gilles en la personne de Mireille. Officiellement, cette jeune Libanaise devait jouer la traductrice. Mais parfois, elle se comportait comme un petit soldat au service de la religieuse et des Syriens, nous interdisant certains déplacements «pour des raisons de sécurité» et nous questionnant sur nos rencontres. Elle se montre très agressive avec nous, notamment parce que Sid Ahmed Hammouche parle l’arabe. Méfiance, méfiance…
Puis, les promesses de la religieuse tombent les unes après les autres. Nous étions censés être libres. Nous découvrons que nous devons rester en groupe et qu’il faut recevoir des feux verts du Ministère de l’information pour se déplacer sans jamais pouvoir rencontrer leurs responsables. Seuls les Libanais du groupe, soit Mireille, Mère Agnès et Joseph Eid, un photographe de l’AFP qui nous accompagne, peuvent y accéder. Ils ne cachent pas leur sympathie pour le pouvoir.
Nous devons rencontrer le ministre des Affaires étrangères. Ce sera uniquement son porte-parole. Nous rencontrons aussi un autre groupe de journalistes, plus militants que journalistes à vrai dire, formés de politologues polonais, d’une envoyée spéciale de Russia Today, de nationalité britannique, qui prétend aujourd’hui à tort sur la chaîne iranienne PressTV nous avoir accompagnés à Homs et qui témoigne sur les circonstances de la mort de Gilles Jacquier – elle n’était tout simplement pas du voyage –, ou encore Boris V. Dolgov, un orientaliste russe qui affirme dans les médias moscovites que le reporter français était un agent des services de son pays. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises avec la religieuse qui semble fâchée avec la vérité.
Alors qu’elle nous a mis la pression pour aller à Homs «en groupe» et qu’elle a menacé Gilles d’expulsion s’il ne suivait pas le programme, elle affirme aujourd’hui qu’elle n’était pas responsable de nous et qu’elle n’a joué que le rôle de facilitatrice pour notre reportage en Syrie. Pour notre sécurité, elle nous aurait même conseillé de prendre des gilets par-balle pour nous rendre à Homs et de ne pas traîner dans la ville après 15 h. Des paroles que nous n’avons jamais entendues…
Autre information intrigante: la religieuse ne nous a pas parlé d’un bus affrété de Damas par le ministre de l’Information syrien qui est arrivé à 9 h 30 à Homs avec, entre autres, les équipes de CNN et BBC à son bord. A ce moment-là, Joseph et Mireille se trouvent dans les bureaux de ce même ministère pour établir nos autorisations de voyage. Nous ne partirons finalement qu’à midi, retardés par un embouteillage monstre devant notre hôtel et une équipe de télévision belge encore une fois à la traîne.
Prudence helvétique. Ce qui va nous sauver, c’est notre prudence typiquement helvétique et notre méfiance lors de notre arrivée une heure et demie plus tard à l’hôtel As Safir, à Homs, et surtout la nervosité de Sid Ahmed Hammouche qui revoit des scènes de la récente guerre civile en Algérie. Une guerre qu’il a largement couverte. Nous sommes accueillis à la descente du minivan par une quarantaine de militaires, de civils armés et d’agents de renseignement qui nous dévisagent. «Laquelle est l’équipe de télévision française», demande l’un d’eux à Sid Ahmed Hammouche. Nous croiserons plus tard beaucoup de ces visages sur la scène du crime.
Nous décidons alors de filmer un maximum avec nos appareils photo. Comme pour nous protéger. Et aujourd’hui, en regardant ces films, nous nous rendons compte que les personnes qui ont amené Gilles sur le lieu où il va mourir sont les mêmes qui vont le transporter au dispensaire Al Nahda. Ce sont elles aussi qui lui volent son sac à dos en l’installant dans le taxi tout en tentant d’empêcher Caroline de l’accompagner. Un sac qui vaut de l’or puisque Gilles y gardait ses contacts en Syrie.
Quant aux circonstances de la mort du grand reporter, elles restent mystérieuses. Rien ne dit en effet qu’il ait été tué par un tir de mortier.
Circonstances mystérieuses. Les circonstances du décès du grand reporter restent mystérieuses. Rien ne dit en effet qu’il a été victime d’un tir direct de mortier, le corps étant resté intact avec quelques impacts ronds visibles sur son cœur. Des impacts incompatibles avec une mort par grenade ou mortier. At- on utilisé d’autres armes contre Gilles Jacquier? Etait-il la cible finalement. Faut-il voir sa mort comme un meurtre d’Etat? Une bavure de l’ASL qui a passé le plus clair de son temps à défendre ses positions dans ses quartiers cernés par l’armée? Ou alors s’agit-il d’un attentat d’un groupuscule salafiste incontrôlable?
Damas n’a en tout cas pas attendu le résultat de l’enquête qu’elle a ouverte pour dénoncer une attaque terroriste. Une thèse qui l’arrange pour fermer de nouveau son pays aux médias étrangers. Une thèse en tout relayée par les agences syriennes, mais aussi par les journalistes locaux nombreux autour de nous, sur les lieux du drame et à l’hôpital.
Un reporter étranger, présent dans le bus du Ministère de l’information qui a quitté précipitamment New Akrama dix minutes avant notre arrivée prétextant l’insécurité dans les rues de Homs, nous confirme avoir été informé quasi instantanément du drame alors que nous ne savons rien, nous qui nous trouvons à 150 mètres de la scène. Comme si le scénario de la mort de Gilles Jacquier était écrit d’avance.
Et qui lui donne ces informations par téléphone? Mère Agnès, qui ne nous a pas accompagnés à Homs ce jour-là prétextant être en danger de mort à Homs et qui téléphone à Patrick Vallélian vers 17 h 30 pour lui demander ce qui s’est passé. Lui ne lui répond pas.
Elle débarque finalement quelques minutes avant l’arrivée de l’ambassadeur à l’hôpital. En pleurant. Pour éviter un incident diplomatique, nous la laissons entrer dans la chambre de Gilles. Mais nous ne la laissons pas parler à Caroline, de peur que cette dernière n’explose. Pour nous, à ce moment-là, il est évident que nous sommes tombés dans un piège. Et que la religieuse fait partie du scénario de cette opération machiavélique.
Les interrogations se bousculent dans notre tête. Des questions que se pose également la justice française après avoir ouvert une enquête pour homicide volontaire. Où sont passés les hommes qui étaient censés assurer la sécurité de notre convoi de journalistes étrangers à Homs? Pourquoi ces hommes ne nous ont pas mis à l’abri et évacué vers une zone sûre? Pourquoi n’avons-nous pas suivi le programme qui était d’aller de notre hôtel à l’hôpital? Pourquoi les explosions ciblaient soudain le quartier où nous venions d’arriver? Qui pouvait savoir, en dehors des autorités, qu’une délégation de journalistes était sur place? Pourquoi le bus du Ministère de l’information, qui affichait un gros panneau «press» sur sa vitre avant, n’a-til pas été pris pour cible lui aussi, lui qui n’était accompagné que par une voiture de police selon les dires d’un journaliste présent?
Pourquoi les autorités interdisent aux journalistes du bus de rester à Homs après 15 h et nous laissent nous promener à cette heure-là? Pourquoi notre véhicule a-t-il été bloqué par ceux de la sécurité et par cette manifestation pro-Bachar quelques minutes avant la mort de Gilles? Comment expliquer la présence de gens en civil qui nous incitent à nous rendre là où ont lieu les explosions? Sur les images de la télévision belge, un de ces jeunes annonce même la déflagration devant la maison avant qu’elle ait lieu. Pourquoi un autre nous incite à aller vers l’école avant la détonation? Comment expliquer que la circulation reprenne après la quatrième explosion? Quel est le rôle de Mère Agnès qui dit être aujourd’hui en danger?
Une chose est sûre en revanche, nous avons fait confiance aux autorités syriennes pour nous protéger et nous laisser faire notre travail de témoins, même si nous connaissons les limites du journalisme embarqué. Nous le regrettons amèrement. Et nous pleurons un brillant confrère, un ami aussi qui laisse derrière lui une femme courageuse et des enfants.
La peur sur les visages. Or il était nécessaire, à notre avis, d’aller dans cette Syrie verrouillée et paranoïaque, gérée par un régime dictatorial. Pour témoigner. Pour donner la parole également aux courageux opposants qui ont pris le risque de nous rencontrer. Et pour lire la peur sur les visages et lire les messages de ces millions de Syriens qui parlent avec les yeux. Oui, dans ce pays, les yeux parlent, comme l’avait remarqué Gilles lors de notre dernière soirée à Damas dans un immense café. Il s’amusait de constater que le jour où leur président leur avait promis la démocratie, l’amnistie et un avenir meilleur, les fumeurs de chicha, les joueurs de cartes et de badgamon étaient restés murés dans leur silence de quarante ans. Ils connaissent très bien ce régime vicieux. A bout de souffle.
Dans son émission du 19 janvier, «Envoyé spécial» rendra hommage au grand reporter Gilles Jacquier.