En Tunisie, qui trahit la révolution ?


Pour l’édition numérique du Soir (17 heures,)

Les temps sont durs pour la révolution tunisienne. Ce lundi 17 décembre, d’aucuns ont voulu célébrer les deux ans du geste terrible de Mohamed Bouazizi, ce vendeur ambulant désespéré qui s’était immolé par le feu dans la petite ville de Sidi Bouzid dans le centre déshérité du pays. Mal leur en prit, des incidents ont éclaté et la visite du président de la république et du président de l’Assemblée constituante a dû être écourtée.

Au moins MM. Moncef Marzouki et Mustapha Ben Jaafar avaient-ils eu le courage de se rendre ce lundi à Sidi Bouzid : leur collègue Premier ministre, l’islamiste Hamadi Jebali, avait préféré invoquer une grippe et se faire porter pâle.
Jebali avait sans doute anticipé la probable colère de la population de Sidi Bouzid : une partie de la foule de 5.000 personnes réunie sur la place où Bouazizi avait commis son geste fatal s’est d’abord mise à huer le discours du premier orateur, pour finir par lancer des pierres vers ces invités de marque, qui n’ont eu d’autre solution que de quitter les lieux dans la précipitation.

Les frustrations des habitants de Sidi Bouzid ressemblent à s’y méprendre à celles de toute la Tunisie « profonde », où la misère qui y règne depuis des décennies, loin d’être en déclin, s’est sans doute accentuée depuis la révolution de janvier 2011 qui a chassé le tyran local, Ben Ali.

Comme avait eu le temps de dire à la foule le président Marzouki, « le gouvernement n’a pas de baguette magique pour changer les choses (…). Il a besoin de temps pour solder l’héritage de 50 ans de dictature ». Mais le sentiment qui prévaut est celui d’une trahison de la révolution. Et, aux maux endémiques d’une économie aux abois s’ajoute l’insécurité qui rend parfois incertaines les routes dans la Tunisie de l’intérieur, où les trafics en tous genres se multiplient.

La « troïka » qui réunit au gouvernement les islamistes d’Ennahda à deux partis de centre gauche, le Congrès pour la république et Ettakatol, n’en finit pas de piétiner. Non seulement les problèmes économiques et sociaux demeurent inextricables alors que les caisses sont vides, mais même les questions constitutionnelles ne trouvent de réponses alors que l’Assemblée constituante a déjà 14 mois d’âge.
La gestion du gouvernement dominé par Ennahda fait l’objet, dans ce contexte déprimant, de maintes critiques acerbes. D’autant que le parti islamiste, arrivé en tête aux élections du 23 octobre 2011 sans toutefois disposer d’une majorité absolue, montre les stigmates d’une formation soucieuse de s’arroger un pouvoir sans partage.

« Ennahda refuse l’option d’un gouvernement de technocrates, qui pourrait aider le pays à se redresser, nous dit un intellectuel tunisien. Ils veulent faire table rase du passé et ils multiplient les nominations de leurs membres dans les administrations centrale et locale, jusqu’au plus petit responsable de quartier. Avec, à la clé, une baisse funeste des compétences qui aggrave d’importance les problèmes. »

Pour autant, les deux partis « laïques » qui se sont alliés avec Ennahda se sont-ils fourvoyés dans un équipage où ils servent de faire-valoir ? Mustapha Ben Jaafar a répondu à cette question par l’absurde : « Sans notre alliance avec les islamistes, a-t-il déclaré au Figaro le 17 octobre dernier, le processus de transition n’était pas assuré, et le pays aurait sans doute connu le chaos. Pouvait-on, au lendemain des élections, constituer un assemblage cacophonique de tout ce qui n’était pas Ennahda et laisser les islamistes dans la rue ? Je n’ose imaginer ce qu’aurait donné ce scénario ».

Ce raisonnement imparable omet cependant d’aborder la question de la dérive apparemment hégémonique d’Ennahda par ailleurs très conciliant avec les extrémistes salafistes qui, par leurs méthodes volontiers violentes, présentent pourtant un clair danger de déstabilisation.
Pour le politologue français Vincent Geisser, « on a parfois l’impression que le ciel leur est tombé sur la tête des Tunisiens, alors que la situation, en dépit des graves difficultés sociales et économiques, est meilleure que celle de la plupart des pays de la région qui connaissent eux aussi des tensions. Que l’on songe à la situation en Libye, en Egypte, au Yémen ou en Syrie (…). Mais c’est le propre de toutes les transitions post-révolutionnaires que d’exacerber les inquiétudes, les peurs et les différends qui sont restés ’’sous le couvercle’’ de la dictature et qui désormais s’expriment au grand jour ».

BAUDOUIN LOOS

De l’Orient compliqué, je venais avec des idées simples


30 octobre 2012

Par

Aucun conflit ne déchire aujourd’hui l’opinion arabe (et au-delà) comme celui que traverse aujourd’hui la Syrie… Vingt mois après le déclenchement des premières manifestations, la situation sur le terrain, la nature des parties en présence et de leurs rapports de force, pour ne rien dire de l’avenir qu’on peut imaginer pour ce pays, tout cela reste aussi difficile à interpréter et source de conflits incroyablement douloureux, de déchirements sans fin.

Pour l’anecdote, si l’on ose un terme comme celui-ci par rapport à la multitude de drames que cela signifie dans la réalité de ceux qui vivent ces événements, on rappellera que la fameuse chanteuse Asala (voir ce billet), célèbre et célébrée pour avoir ouvertement pris parti pour les insurgés, est en procès contre un de ses frères lequel, lui, soutient le régime… Cela fait-elle de la vedette une nouvelle Antigone comme certains le diront rapidement, ou bien au contraire est-ce la preuve qu’elle a trahi les siens, aveuglée par on ne sait quelles promesses ? Ce n’est pas si facile à trancher, quoi qu’on en dise…

Loin des feux de la scène et des médias, le site Nawaat a publié le témoignage (original en arabe ici) d’une Syrienne réfugiée en Tunisie. Avec ses imperfections et même ses contradictions, il permet de percevoir le désarroi des militants syriens découvrant l’image de leur combat dans le pays dont le soulèvement a joué un rôle tellement important pour les autres pays arabes.

Loin des certitudes toutes faites (y compris en partie chez son auteure), il révèle combien ce qui se joue en Syrie sera de toute manière déterminant pour l’histoire de la région et pour l’idée politique arabe, et cela quelle que soit l’issue en Syrie.

Traduction par mes soins, sans coupe, d’un texte pas toujours très précis dans sa formulation mais dont la sincérité, qui ne saurait être mise en doute, ne peut manquer d’interroger…

Tu arrives à Tunis, fuyant l’oppression du régime, l’arrestation … ou même la guerre, Syrien non seulement par la citoyenneté mais mais aussi par les souvenirs, les espoirs et les rêves … Tu arrives “au berceau des révolutions”, fatigué, tu cherches quelqu’un qui te tendra la main…

Tu t’attends à ce que les Tunisiens, eux qui ont modifié le cours de l’histoire en renversant le régime qui les gouvernait, soient proches de toi, qu’ils te comprennent mieux que quiconque à l’heure où ta révolution en Syrie s’est transformée en guerre dont personne ne sait quand elle prendra fin. Tu te retrouves loin de chez toi, en exil, et tu imagines ton prochain rendez-vous avec la révolution…

Mais chaque jour, du type qui te vend les cigarettes au chauffeur de taxi en passant par tes amis, ce sont les mêmes questions qui reviennent, et les mêmes réponses. Tu as l’impression de répéter les mêmes choses comme une bande magnétique, comme un disque rayé, pour rien…

– Tu viens d’où ?
– De Syrie ..
La question suit immédiatement, sans même un temps de réflexion mais après avoir fait allusion au feuilleton Bab al-Hâra dans ses versions syrienne et tunisienne :
– Tu es avec Bachar el-Assad ou contre lui ?
– Je suis …. Je ne suis pas avec un assassin, quel qui soit !

Commencent alors les dialogues syro-tunisiens, avec leurs variantes en fonction des interlocuteurs, de leurs origines, de leurs expériences et des orientations [politiques] et aussi de leurs informations sur ce qui se passe en Syrie. Tout le monde dit que la situation n’y est pas claire, qu’on n’y comprend rien, mais tu te retrouves quand même dans différents milieux tunisiens où l’on parle de la Syrie — ce pays où tu es née et où tu as grandi et vécu toute ta vie — en présence de personnes qui parlent avec le ton de la plus grande certitude, celui de l’expert non seulement de la situation syrienne mais arabe. Cela varie en fonction des opinions politiques de tes interlocuteurs : la majorité de la gauche tunisienne — et je n’exagère pas — ne croit pas à la révolution syrienne, ne la reconnaît pas, à cause de ce qu’elle endure avec les islamistes et le parti au pouvoir Ennadha. Leur seule manière de se positionner c’est de demander : Vous avez envie que les islamistes vous gouvernent comme ils le font en Tunisie?

On répond toujours la même chose : la révolution, ce n’est pas quelque chose qui commence et qui s’arrête… Ceux qui ont été capables de renverser un régime répressif qui a fait tout ce qu’il a pu pour se maintenir pendant des décennies peuvent faire tomber n’importe quel gouvernement. La liberté d’expression des Tunisiens aujourd’hui rend possible un changement, une poursuite de ce qui a été commencé …

Mais ce ne sont que des mots si les Tunisiens, les Égyptiens, les Libyens, les Yéménites, les Syriens, si chaque être humain ne continue pas à lutter pour arriver à faire ce pays auquel tout le monde aspire. Sinon rien ne changera, si ce n’est que tu pourras dire autant de fois que tu le voudras : Je déteste les islamistes…

Quant aux nationalistes [arabes : 3urûbiyyin], ceux qui croient à l’unité arabe et à la primauté de la cause palestinienne déterminante pour le peuple arabe dans son ensemble, oublieux de ce qui s’est passé et de ce se passe dans leur pays et oublieux de l’exploitation éhontée par tous les gouvernements de la souffrance du peuple palestinien pour détourner l’attention des gens de leurs propres souffrances, leur réponse est en forme de question : Vous voulez qu’Israël réalise tous ses plans en occupant tous les pays arabes ? La chute du régime Assad, c’est la chute de la résistance et de l’opposition à l’ennemi israélien !

J’en rirais, et cela me rappelle combien le Maghreb et le Machrek sont distants, combien de fausses informations circulent, et que croient les gens. J’ai ainsi entendu quelqu’un dire que “les salafistes entrent en Syrie par la bande de Gaza”. ” Désolé mais vous avez jamais regardé une carte?

Vous n’avez pas remarqué qu’aujourd’hui Assad utilise tous les types d’armes, qu’il s’agisse d’armes légères ou d’hélicoptères, pour réprimer le soulèvement populaire alors qu’il n’a pas tiré une seule balle contre Israël en quarante ans? Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu déclarer la guerre à Israël ? Mobiliser 23 millions de Syriens plutôt que ses partisans pour réprimer l’opposition ? Au lieu de ces réunions de la Ligue arabe pour tenter de briser le blocus imposé à son peuple, Assad n’aurait-il pas pu mettre la Ligue arabe dans une situation telle que ses membres auraient dû unir leurs efforts pour se débarrasser de l’ennemi israélien ?

Dans l’équation tunisienne, il y a aussi les islamistes tunisiens qui ne soutiennent pas les révolutionnaires syriens mais qui aident leurs frères islamistes en Syrie. Et ici j’ai envie de demander à la gauche, aux nationalistes arabes et à la société civile [en Tunisie] : est-ce que ce n’est pas vous qui nous livrez aux islamistes ?

Bien sûr, je ne nie pas l’existence de militants tunisiens participant à l’action révolutionnaire en Syrie, non plus que les nombreuses tentatives tunisiennes pour aider les Syriens de toutes les manières possibles. Mais je m’étonne vraiment de cette réaction émotive si étrangère à la réalité, de ces positions si diverses chez les Tunisiens par rapport à l’assassinat alors qu’on pourrait penser que c’est une chose refusée par principe. Cette sensibilité, cette sympathie n’a plus rien à voir avec ce que ce que tu ressens en tant que Syrien, avec ce qui te fait souffrir. Tu rencontres des gens qui te disent : “Ne le prends pas mal mais j’aime Bachar.” Et si tu leur dis : “Mais tu aimes un assassin ?” Ils te répondent que cela vaut mieux que les islamistes ou qu’Israël !

C’est tout de même étrange de ne pas avoir d’autre choix que d’aimer un assassin, de le préférer à un autre tueur, d’oublier toute ton humanité, celle qui te fait aimer la vie et lutter pour mettre un terme aux machines de mort partout dans le monde !

Je demande à bien des Tunisiens qui aiment Bachar al-Assad : Avez-vous déjà vécu en Syrie? Avez-vous souffert de la répression du régime ? Avez-vous perdu un frère, un père, une mère, un ami ? L’armée d’Assad a-t-elle fait sauter vos maisons ? Comment pouvez-vous parler de la tragédie que vivent d’autres personnes en oubliant complètement leurs souffrances, en faisant semblant de croire qu’au moment où vous sirotez votre thé ou votre café en exprimant votre amour pour Bachar al-Assad, il est, lui, en train de tuer quotidiennement des centaines d’innocents ? Et vous continuez à dire : Ne le prends pas mal mais on l’aime ! Vous aimiez Ben Ali ?

Là, on a des réponses différentes. Il y en a qui vont dire : du temps de Ben Ali, il y avait la sécurité et les islamistes ne pouvaient pas seulement respirer. Certes, comme le dit la formule bien connue, “celui qui préfère la sécurité à la liberté ne mérite ni l’une ni l’autre!” Il faut bien accepter l’Autre, fut-il islamiste…

Et puis il y a ceux qui répondent : “Bien sur que non!” Vraiment, vous détestiez Ben Ali et vous aimez Bachar ? Ne sont-ils pas les deux côtés d’une même médaille ? Ce n’est pas si curieux si l’on pense à la position du gouvernement tunisien et à la façon dont il gère le dossier syrien : d’un côté il expulse l’ambassadeur syrien (inexistant dans les faits) et il ferme l’ambassade de Syrie en Tunisie en réponse aux exactions du régime à l’encontre de son peuple, de l’autre tout Syrien a besoin d’un visa, accordé ou refusé, pour entrer sur le territoire tunisien. Le président Marzouki lance une déclaration fracassante pour dire qu’il est prêt à accorder l’asile à Bachar al-Assad et à sa famille tandis que le gouvernement tunisien n’accorde pas ce doit aux réfugiés [syriens ] qui n’y ont qu’un droit de transit.

Autant de discussions qui se terminent toujours par un soupir à fendre l’âme et par l’unique phrase sur laquelle tout le monde est d’accord : “De toute façon, c’est le peuple qui trinque toujours !” Mais comment parler ainsi “du peuple”, comme si on n’en faisait pas soi-même partie ?

Bien sûr, chacun a le droit de penser ce qu’il veut et d’exprimer son point de vue. Mais comme je voudrais que cela se fasse toujours correctement, que la discussion ne soit pas conclue d’avance, que ce ne soit pas un tour pour rien faute d’accepter de changer de perspective…

Pour finir, me voici actuellement en Tunisie (en tant que pays de transit). Je publie cet article sur le site d’un pays dont je respecte le peuple, avec toutes ses différences. Si je m’exprime ainsi, c’est aussi parce que j’aime ce beau pays auquel je souhaite un lendemain meilleur, grâce à des lois vraiment humaines…

Rania Badri


 

Tunisie : l’état d’urgence prolongé


jeudi 1er novembre 2012, par La Rédaction

« Le président de la République provisoire Moncef Marzouki a décidé mercredi de prolonger de trois mois l’état d’urgence à compter du 1er novembre 2012 », a indiqué l’agence officielle TAP.
L’état d’urgence, qui confère des pouvoirs d’intervention accrus aux forces de l’ordre et à l’armée, est en vigueur en Tunisie depuis janvier 2011 et la fuite du président Zine el-Abidine Ben Ali à l’issue d’une révolution. Depuis juillet, il n’était prolongé que par tranche d’un mois. Les autorités assuraient que cela témoignait d’une amélioration des conditions de sécurité.
Cette décision intervient au lendemain d’affrontements entre les forces de l’ordre et des militants islamistes radicaux qui avaient attaqué deux postes de la garde nationale dans un quartier de la banlieue de Tunis de La Manouba. Selon le bilan officiel, un assaillant a été tué par balle et deux agents ont été blessés. Une source policière interrogée par l’AFP et plusieurs médias tunisiens font cependant état de deux morts. Le gouvernement, dominé par les islamistes d’Ennahda, assure être déterminé à lutter contre ce type de violences, alors que l’opposition l’accuse de faire preuve de laxisme, voire de complaisance à l’égard des salafistes djihadistes.
Le ministère de l’Intérieur a averti mercredi que les forces de sécurité allaient recourir à « tous les outils permis par la loi », laissant entendre que des balles réelles seraient utilisées le cas échéant. Il a aussi affirmé avoir déployé de vastes renforts dans le quartier de Douar Hicher, où les violences ont eu lieu mardi. Cependant, sur le terrain, aucun dispositif de sécurité renforcé n’était visible dans la journée et des dizaines de personnes semblant appartenir à la mouvance salafiste, certaines armées de couteaux, étaient rassemblées dans les rues, selon une journaliste de l’AFP. Certains ont assuré se préparer à de nouveaux affrontements. « On ne va pas laisser le meurtre d’hier sans réaction », a affirmé l’un d’eux.
Un autre, âgé d’une vingtaine d’années, a reconnu que les violences avaient été déclenchées par l’interpellation de plusieurs salafistes, estimant : « Ce n’est pas une raison pour tirer dans la tête d’un Tunisien. » Ennahda, qui se pose en partisan d’un islamisme politique modéré, a pour sa part réagi à ces heurts de manière ambiguë. Il a appelé au « calme » et noté que « l’État a le droit de faire face à toute menace à la paix sociale » tout en disant « prier » pour « le citoyen tunisien » mort dans l’attaque des postes de police.
Les salafistes djihadistes, une branche rigoriste de l’islam sunnite, sont considérés comme responsables de nombreux coups d’éclat, certains sanglants, depuis la révolution de 2011. Les évènements de mardi sont les plus graves impliquant cette mouvance depuis l’attaque le 14 septembre de l’ambassade des États-Unis (quatre morts parmi les assaillants, des dizaines de blessés).
Une centaine de personnes suspectées d’avoir participé à ces heurts en représailles à un film islamophobe diffusé sur Internet ont été arrêtées depuis, mais leur chef présumé, Abou Iyadh, est toujours en fuite. La Tunisie peine à se stabiliser depuis la révolution. Des manifestations motivées politiquement, religieusement ou par des revendications économiques et sociales dégénèrent régulièrement en violences. Ainsi, le 18 octobre, un responsable du parti d’opposition Nidaa Tounès à Tataouine (sud) est mort en marge d’affrontements entre ses partisans et des manifestants proches des islamistes au pouvoir.

(01 Novembre 2012 – Avec les agences de presse)

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Un procès symbolique ce jeudi à Tunis


Baudouin LOOS

Une affaire emblématique. C’est comme cela que le ressentent maints Tunisiens au moment où, ce jeudi matin, un tribunal de Tunis doit examiner la plainte pour agression déposée par une jeune femme contre le doyen de la Faculté des arts, des lettres et des humanités de l’Université de La Manouba, Habib Kazdaghli. Emblématique car l’agresseur supposé est, selon ses dires, la victime dans cette affaire où les camps islamiste et laïque n’épargnent ni émotion ni mobilisation.

Depuis novembre 2011, Habib Kazdaghli est devenu à son corps défendant un acteur majeur des enjeux qui planent au-dessus de la Tunisie post-révolution. A cette époque en effet, des étudiants salafistes ont perturbé pendant de longues semaines la tenue des cours à La Manouba – qui ont dû être suspendus -, n’hésitant pas à recourir à la menace et à la violence pour tenter d’obtenir gain de cause sur leurs revendications : la possibilité pour les étudiantes d’assister aux cours en portant le niqab (voile intégral, couvrant même le visage), salles de prière, etc. Le bras de fer avait duré des mois et s’était soldé par la victoire des laïques, celle, d’abord, de Kazdaghli, donc.

C’est dans ce contexte que les faits allégués se seraient produits. « C’était le 6 mars dernier, nous raconte le doyen par téléphone. Deux filles en niqab s’étaient imposées dans mon bureau, m’insultant copieusement, l’une d’elles a même saccagé mon bureau. Je suis allé porter plainte à la police et à mon retour j’ai vu une ambulance près des lieux : l’une des filles a reçu un certificat attestant que sa joue droite portait des traces de gifle. Elle a porté plainte à son tour. C’est sa plainte qui est traité maintenant par le tribunal, qui a déjà consacré une séance en juillet à l’affaire, alors que ma plainte n’a pas encore reçu de suites judiciaires. »

L’émoi est grand au sein d’une bonne partie de la société civile tunisienne., qui a multiplié les pétitions, appels et manifestations ; ce jeudi matin, d’ailleurs, des universitaires, artistes, défenseurs des droits de l’homme se sont donné rendez-vous devant le tribunal à 9 heures pour assurer à Habib Kazdaghli leur totale solidarité.

« On veut se venger sur ma personne, insiste le doyen, car j’avais osé dire non contre l’introduction de la propagande religieuse à l’université. Mon action n’était pas dirigée contre l’islam que je respecte, bien sûr, mais il y a des règles de pédagogie – notamment celle qui dit que le professeur doit savoir à qui il enseigne, doit pouvoir avoir des rapports interactifs avec les étudiants. »

L’inquiétude de ceux qui défendent Habib Kazdaghli n’a pas cessé de croître ces derniers mois, à mesure que les incidents se multipliaient à travers la Tunisie, mettant en scène des islamistes radicaux volontiers violents. Cela alors que le gouvernement dominé par les islamistes d’Ennahda, qui se définit comme modéré, donne l’impression d’afficher une grande complaisance à l’égard de la mouvance salafiste.

C’était le cas jusqu’au débordement du 14 septembre, quand une foule d’excités s’en est prise à l’ambassade américaine au cœur de Tunis pour protester contre le film anti-islam L’innocence des musulmans tourné aux Etats-Unis. Débordée, la police avait tiré, tuant quatre manifestants, et l’école américaine avait été détruite par des enragés. Un électrochoc ? Le scepticisme continue à régner dans le camp laïque.

Lequel voit dans le procès fait à Habib Kazdaghli un moment important pour la Tunisie. « Le 5 juillet, ajoute l’intéressé, le parquet s’exprimant au tribunal durant la première comparution a requalifié la prévention contre moi : de « recours à la violence légère », c’est devenu « violence de fonctionnaire à l’encontre du public », ce qui peut aller jusqu’à cinq ans de prison ! Loin d’un fait divers, ceci a toutes les allures d’un procès politique, car « on » tente de mettre l’université au pas, voilà pourquoi tant de gens me disent de tenir bon, de résister. »

L’épisode se déroule dans une Tunisie qui a mal à sa révolution. La situation socio-économique des régions de l’intérieur reste catastrophique, le gouvernement n’a guère les moyens de répondre aux innombrables revendications, alors que la préparation d’une nouvelle constitution piétine. Des incidents violents ont récemment eu lieu, dont le décès par lynchage d’un militant de l’opposition à Tataouine il y a une semaine. Bref, la morosité règne. BAUDOUIN LOOS

LE SOIR – JEUDI 25 OCTOBRE 2012

Hamadi Jebali condamne le viol de Tunis


Baudouin Loos
il y a 48 minutes

Exclusif. Le Premier ministre tunisien annonce au « Soir » un tour de vis sécuritaire et condamne le viol d’une jeune femme par des policiers.

  • BELGA PHOTO ERIC LALMAND

En visite à Bruxelles, le Premier ministre tunisien Hamadi Jebali (du parti islamiste Ennahda) s’est ouvert au Soir ce mardi. Pour la première fois, il condamne avec fermeté le viol par deux policiers d’une jeune femme à Tunis et annonce aussi un changement de politique qui consistera à agir dorénavant avec fermeté à l’égard des fauteurs de troubles. Entretien.

Depuis la semaine dernière, une affaire émeut l’opinion en Tunisie : une jeune femme surprise avec son compagnon dans une voiture par des policiers a été violée par deux d’entre eux. Les policiers ont été incarcérés mais la jeune femme se retrouve elle aussi sous le coup d’une enquête pour attentat à la pudeur. Votre gouvernement est critiqué pour sa discrétion sur ce sujet…

Non, nous ne sommes pas discrets. Je le dis avec force, ce geste des policiers est impardonnable, il n’y a aucune justification à cet acte barbare qui va à l’encontre de toutes nos valeurs morales. Il y a peut-être, selon l’autorité judiciaire, un cas d’attentat à la pudeur mais l’essentiel dans cette affaire est l’atteinte inacceptable à la dignité d’une femme. Comme chef du gouvernement, je condamne l’acte de ces policiers qui seront jugés sévèrement.

Des actes de violence ont lieu ici et là en Tunisie, des réunions politiques de l’opposition sont attaquées par des intrus armés de gourdins, etc. Le pic a été atteint le 14 septembre quand un millier d’individus, des salafistes et/ou des casseurs s’en est pris à l’ambassade américaine, saccageant l’école attenante, après l’affaire du film anti-Prophète, la police a été débordée et a tiré dans la foule. Ce qui a gravement affecté l’image de votre pays. Qu’en pensez-vous ?

Oui, c’est vrai, cette affaire a donné de la Tunisie une image déplorable. C’est un acte condamnable qui n’est pas du tout représentatif de notre mentalité. Ces scènes de pillage, cet incendie, n’honorent pas notre révolution, même s’il y avait un contexte tendu, lequel ne peut servir d’alibi. Nous avons révisé notre approche sécuritaire à propos de ces groupes d’extrémistes. Nous n’accepterons plus ce genre de manifestation, quand on profite de la nouvelle ère de liberté pour agir ainsi, nous prendrons des mesures strictes. Et nous protégerons aussi les bâtiments officiels ainsi que les représentations de nos hôtes étrangers. De même, pour les réunions politiques dans le pays qui ont été perturbées par des extrémistes, ce genre de débordement inacceptable doit être empêché. J’en appelle à nos citoyens pour qu’ils respectent les libertés individuelles, c’est l’ABC de la démocratie.

Ce 23 octobre, il y aura un an que les Tunisiens ont élu pour la première fois librement une assemblée constituante. Mais contrairement aux promesses, il n’y a toujours pas de constitution, pourquoi ?

C’est vrai que nous avions signé avec d’autres un communiqué avant ces élections pour promettre une constitution en un an puis nous avons pris du retard. Il faut savoir que l’Assemblée constituante n’a pas que cette tâche de rédaction de la constitution, elle doit aussi étudier et adopter de nombreuses lois, contrôler le gouvernement, discuter le budget, etc. En outre, il y a des divergences concernant certaines options de la future constitution, sur la nature politique du régime : parlementaire, présidentiel ou mixte. Nous espérons un consensus rapide car sinon la question sera tranchée par référendum. Mais ne dramatisons pas, d’autres pays ont mis deux ou trois ans pour rédiger leur constitution.

Pouvez-vous donner une date pour les prochaines élections ?

Avec le président de l’Assemblée M. Mustapha Ben Jaafar, nous avions mis le mois de mai 2013 comme but, mais rien n’est définitif. Cela dépend des travaux de l’Assemblée constitutive.

Votre gouvernement est aussi critiqué pour avoir procédé sans concertation à des nominations controversées dans le secteur des médias publics, des journalistes sont en grève de la faim…

Mais il est tout de même du ressort du gouvernement de désigner les PDG de ces entreprises publiques. En revanche, nous ne nous immisçons pas dans la nomination des rédacteurs en chef. Quant à la concertation, elle a été plus effective pour les nominations à la télévision que pour les journaux du groupe Essabah, c’est vrai.

Allez-vous procéder à un remaniement rapide de votre gouvernement comme la rumeur le colporte, et dans quel sens ?

Rapide, c’est difficile à dire. Mais un élargissement, une assise plus large, est possible, je le souhaite, si nous trouvons un programme consensuel avec les partis et personnalités indépendantes avec qui nous discutons.

De quel message êtes-vous porteur ici à Bruxelles ?

Avec la Belgique, un message d’amitié. Aux Européens, à qui je rends visite pour la seconde fois, nous avons plusieurs dossiers sur la table. La Tunisie veut montrer ses efforts vers l’instauration d’un Etat démocratique. Nous recevons un bon accueil politique. Nos préoccupations se situent dans le domaine socio-économique, où les attentes des Tunisiens sont importantes, et l’appui européen donc le bienvenu. Le message est que notre réussite politique dépend de notre réussite socio-économique…

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Slaheddine Jourchi: « Les Tunisiens n’accepteront plus un régime dictatorial »


BAUDOUIN LOOS

lundi 01 octobre 2012, 11:58

Rencontre avec un « sage » de Tunisie: Slaheddine Jourchi est un homme libre qui compte à Tunis. Il tire pour Le Soir un bilan de la jeune expérience démocratique tunisienne et donne ses conseils…

Slaheddine Jourchi: « Les Tunisiens n'accepteront plus un régime dictatorial »

Slaheddine Jourchi n’a pas attendu ses 58 ans pour être un des intellectuels les plus respectés en Tunisie. Acteur de la mouvance islamiste dès les années 70, il a très tôt pris ses distances avec les partis islamistes dont il avait été l’un des membres créateurs (MTI puis Ennahda) pour se consacrer aux droits de l’homme (il fut le premier vice-président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, la plus ancienne d’Afrique), à la réflexion politique et au journalisme. Invité par le Brussels Press Club Europe la semaine dernière, nous avons rencontré celui qui a refusé toute position officielle après la révolution qui a chassé Ben Ali l’an passé.

Comment appréciez-vous la performance des islamistes d’Ennahda qui dirigent le gouvernement depuis décembre dernier, on dit qu’ils sont déjà grisés par le pouvoir ?

Ennahda ne ressemble pas aux Frères musulmans, on peut dire qu’il s’agit là du parti le plus modéré dans la mouvance islamiste. Mais, maintenant qu’il est au pouvoir, il convient certes de le critiquer et d’éviter qu’on reproduise un régime autoritaire. Je ne dis pas qu’on en est là, mais il y a des symptômes. De toute façon, les Tunisiens n’accepteront plus un régime comme celui de Ben Ali (dictature au pouvoir de 1987 à 2011, NDLR); il faudrait beaucoup, désormais, pour faire taire les citoyens. En outre, le paysage politique tunisien est maintenant fragmenté, les partis opposés à Ennahda – qui ne peut gouverner seul – sont nombreux, la société civile a pris de l’importance, et notamment les syndicats. Le changement politique est structurel.

Quel bilan tireriez-vous des vingt premiers mois après la révolution?

Il y a des acquis. Le premier, ce sont les libertés. Liberté d’expression, liberté d’association, liberté de créer de partis politiques. C’est important pour l’existence de contrepouvoirs. Mais, en même temps, nous nous trouvons devant de grands défis, j’en vois au moins trois. Le défi économique et social, d’abord: la situation est très fragile, le malaise social est patent avec 800.000 chômeurs, la hausse des prix, etc. Le gouvernement n’a pas la possibilité de trouver des solutions rapides. D’autant que la Tunisie est victime du modèle de développement néolibéral adopté jusqu’ici. N’oublions pas que la révolution était avant tout sociale!

Le second défi est politique. Comment préserver les acquis, nos libertés? Il faut des partis qui possèdent un réel ancrage populaire. A ce critère, Ennahda apparaît comme le plus structuré et le plus lié à la population, comparé aux autres formations politiques, modernistes, laïques, qui n’ont pas le même poids, qui sont mal organisées, qui sont coupées des réalités. Or il n’est pas de régime démocratique sans opposition solide.

Le troisième défi se situe dans le culturel: nous n’avons pas de culture révolutionnaire, il y a comme un vide au niveau des idées, surtout dans la sphère religieuse. Du coup, le mouvement salafiste, réactionnaire dans ses fondements idéologiques, devient un problème pour Ennahda et pour les laïcs, il se développe en raison du vide culturel et profite aussi de l’absence de justice sociale – ses bastions se situent d’ailleurs dans les quartiers les plus pauvres. C’est le fruit du modèle économique imposé à la Tunisie par la Banque mondiale et autres…

Pas mal de Tunisiens reprochent amèrement à Ennahda de ne pas agir avec fermeté contre les excès violents des salafistes…

Je dirais deux choses. D’abord, les dirigeants d’Ennahda et surtout son chef Rachid Ghannouchi croient que les jeunes salafistes font partie intégrante de la mouvance islamiste et espèrent pouvoir les intégrer par le dialogue. Ces salafistes sont par ailleurs divisés entre ceux qui accepteraient bien le jeu politique et ceux qui le refusent totalement. Ensuite, Ghannouchi estime important d’éviter une situation de confrontation au sein de la même famille. Là, le problème est que l’agenda des jihadistes (les plus radicaux parmi les salafistes, NDLR) n’a rien à voir avec celui d’Ennahda.

J’ajouterais que le grand parti islamiste n’est lui-même pas monolithique. Vous avez le ministre de l’Intérieur, Ali Larayedh, qui est peu apprécié des salafistes quand il prône la fermeté contre ceux qui se situent hors du champ de la loi car il estime qu’ils mettent ainsi les lois et les libertés en danger. Vous avez par ailleurs des responsables d’Ennahda proches des salafistes qui essaient d’encadrer ce mouvement… sans y parvenir.

Que faut-il faire face à cette mouvance radicale?

Je ne suis pas au pouvoir mais il me semble que trois choses sont à faire:

Mettre de l’ordre: si quelques individus mettent le pays en danger, il faut appliquer les lois sinon l’Etat s’affaiblit; le risque va jusqu’à voir des mouvements comme Al-Qaïda au Maghreb utiliser notre pays, que nous devenions le terrain de tous les trafics d’armes régionaux, etc. Ce n’est pas par hasard que le ministre américain de la Défense est venu à Tunis il y a une dizaine de jours. Le gouvernement doit se montrer ferme.

Dialoguer avec les salafistes. On ne peut se contenter d’une approche purement sécuritaire comme Ben Ali, on a vu son échec, il a amené les opprimés au pouvoir. Ce dialogue n’est pas impossible: certes ces gens sont aidés par des organisations hors du pays, mais ce sont des Tunisiens, ce sont des jeunes, il faut essayer de les encadrer.

Le problème de base se situe dans le socio-économique évoqué plus haut; des régions appauvries présentent des problèmes gigantesques, si on ne s’y attaque pas de front, le danger salafiste deviendra énorme dans les dix ans.

Que reste-t-il de l’ancien régime dictatorial, des membres de ce régime conservent-ils un pouvoir de nuisance?

Certains RCDistes (membres du RCD, ex-parti quasi unique de Ben Ali, NDLR) ont réussi à s’intégrer dans la vie politique, il y en a même à Ennahda. On dit alors qu’il s’agit de gens qui avaient les mains propres. D’autres, en revanche, essaient d’agir de manière souterraine pour mettre des bâtons dans les roues, par exemple en encourageant et payant des jeunes chômeurs pour qu’ils créent des troubles, mettent le feu à des bâtiments officiels, bref, entretiennent un climat antigouvernemental. La troisième catégorie reste en dehors du jeu. Je dirais qu’on ne peut ostraciser un million et demi de citoyens parce qu’ils ont peu ou prou collaboré avec le régime défunt, la paix civile est en jeu, évitons la funeste expérience irakienne. Ce qui ne veut pas dire pardonner aux corrompus: nombreux sont ceux qui sont libres parce que la justice transitionnelle n’est pas au point. L’instauration d’une justice indépendante reste un besoin. De même, la rénovation du secteur policier n’est pas faite structurellement, il y a encore beaucoup de chemin à faire.

L’affaire du viol par trois policiers d’une Tunisienne qui se retrouve elle-même accusée d’attentat à la pudeur fait actuellement beaucoup de bruit…

Oui, cela montre que la police doit être réformée de manière scientifique, l’image du pays en dépend, mais je ne suis pas sûr que le gouvernement actuel peut faire cette révolution au sein de la police. Un dialogue national avec la société civile et la police est nécessaire: on demande beaucoup des forces de l’ordre au niveau des salafistes et de la criminalité alors que la situation socio-professionnelle des policiers est elle-même fort dégradée.

Certains pensent que ce gouvernement est déjà à bout de souffle…

Il passe par une période très difficile, il a perdu beaucoup de crédit. Un renouveau, un remaniement pourrait concerner d’autres partis ou ferait entrer des technocrates confirmés au gouvernement – nous en avons beaucoup! Ce gouvernement manque de vision et d’une feuille de route pour les six prochains mois. Il devrait s’ouvrir, encadrer un dialogue national avec les nombreux acteurs pour le moment écartés comme les syndicats, les associations de la société civile, les hommes d’affaires, les partis politiques, etc. Sinon, on court à l’échec et les partis au pouvoir en paieront le prix aux élections.

Le 23 octobre, il y aura un an que les élections ont eu lieu. Le gouvernement doit-il s’effacer?

C’est une date symbolique. Ennahda et dix autres partis avaient signé avant ces élections un texte assurant qu’un an serait suffisant pour organiser des élections présidentielles et législatives. Sur le plan de la légalité constitutionnelle, les juristes disent que seule l’Assemblée constituante est habilitée à prononcer sur la date des élections. En tout cas, je crois que le gouvernement a le devoir de dire aux Tunisiens quand les élections auront lieu. Ce sera sans doute le résultat des pressions des partis politiques et de la société civile. L’Assemblée constituante colporte une mauvaise image d’elle-même car on y voit beaucoup de discussions vides ou de disputes entre pas mal d’élus inexpérimentés et dénués de culture politique. Encore une fois, c’est la pression de la société civile qui doit jouer un rôle majeur pour que les Tunisiens se dotent d’une constitution consensuelle; on l’a vu quand la mobilisation a réussi à retirer un mot, « complémentarité », qu’Ennahda voulait accoler dans la constitution au statut de la femme par rapport à l’homme, au lieu du mot égalité, finalement choisi.

Croyez-vous que le président Moncef Marzouki et le président de l’Assemblée constituante Mustapha Ben Jaafar ont eu tort d’associer leurs partis à Ennahda au pouvoir? On reproche au président, par exemple, d’avoir accepté un poste sans réels pouvoirs…

Cette coalition était positive, je crois. Son point faible est qu’elle n’assure pas l’égalité entre les partenaires, pourtant Ennahda a plus besoin de ses partenaires que l’inverse. Quant à Marzouki, il n’a pas la confiance de l’élite intellectuelle qui le critique farouchement car il n’est pas arrivé à trouver un équilibre entre son rôle de président et son statut d’homme libre et de défenseur des droits de l’homme. C’est pourquoi, dans ce pays qui a une longue tradition de présidents forts, il s’est retrouvé plusieurs fois en porte-à-faux.

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Cri d’alarme des artistes tunisiens contre les salafistes


mercredi 19 septembre 2012, par La Rédaction

Quelques heures avant la représentation le mois dernier de la pièce de Lotfi Abdeli, « Fabriqué en Tunisie, 100% halal », des centaines de musulmans salafistes ont occupé le théâtre en plein air où devait se tenir le spectacle, le jugeant blasphématoire envers l’islam, et se sont mis à prier.

La pièce, une satire politique et religieuse, a dû être annulée. Ce n’était pas la première fois que des extrémistes religieux font annuler des pièces d’Abdeli, acteur et dramaturge connu pour ses critiques envers l’ancien président Ben Ali, avant le « printemps arabe ».

Lors du festival de Hammamet organisé la semaine dernière, Abdeli a dû se faire accompagner par des gardes du corps.

« J’ai reçu des menaces de mort (…) Le gouvernement garde le silence et ne nous protège pas », témoigne-t-il, ajoutant que la police a commencé à refuser d’assurer la sécurité de ses représentations après qu’il a tourné en dérision les forces de l’ordre dans une de ses pièces.

« Je n’ai pas peur des menaces ni de me faire attaquer, mais je crains vraiment pour notre liberté d’expression et notre créativité, les seuls bénéfices que nous avons tirés de la révolution », ajoute-t-il

« Je ne suis pas satisfait de la situation des intellectuels tunisiens aujourd’hui : menacés, battus et empêchés de se produire. Je me sens acculé mais je ne resterai pas silencieux. »

Le rôle de l’islam dans la société est la question qui divise le plus la population tunisienne depuis la « révolution du jasmin » l’an dernier.

Le gouvernement de coalition dirigé par les islamistes modérés d’Ennahda doit trouver un savant équilibre entre les conservateurs, qui considèrent la révolution comme une occasion d’exprimer l’identité religieuse du pays, niée sous Ben Ali, et les laïques, qui entendent élargir la liberté d’expression.

Des milliers de salafistes ont attaqué vendredi l’ambassade des Etats-Unis à Tunis pour protester contre le film islamophobe réalisé aux Etats-Unis et dont un clip est paru sur internet.

Nombre de Tunisiens craignent que leur pays, longtemps vu comme un modèle de laïcité au Maghreb, ne cède à la pression des salafistes et ne finisse par interdire des films, des pièces de théâtre ou des concerts, et par censurer des expositions.

Les tenants de la ligne radicale de l’islam ont réussi ces dernières semaines à faire interdire des spectacles au motif qu’ils violaient les principes de l’islam.

Le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, a annoncé que douze événements culturels avaient été annulés cet été pour des raisons de sécurité, après les menaces proférées par des groupes salafistes. Il a déposé six plaintes contre ces groupes.

« J’ai peur que les salafistes ne finissent par dominer le paysage culturel », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse organisée ce mois-ci.

Les salafistes, qui souhaitent voir la Tunisie régie par la loi islamique, ont empêché un groupe de musiciens iraniens de se produire lors d’un festival de musique soufie à Kairouan, pendant le mois sacré du ramadan. Un autre festival a été annulé à Sejnane, des islamistes ayant jugé inacceptable qu’il ait lieu pendant le ramadan.

En juin, des salafistes ont fait irruption dans une galerie de La Marsa, un quartier huppé de Tunis, et vandalisé des oeuvres d’art jugées insultantes. Des émeutes avaient alors éclaté pendant plusieurs jours, faisant un mort et une centaine de blessés.

Ces incidents montrent à quel point les salafistes parviennent à exercer leur influence malgré leur faible nombre. Ils sont évalués à quelques milliers sur une population totale de 11 millions d’habitants.

La principale organisation salafiste, Ansar al Charia, refuse de communiquer avec les médias. Mais Ridha Belhaj, qui dirige le parti Hizb Attahrir, partisan de l’imposition de la loi islamique, estime que certains artistes cherchent à provoquer des conflits avec les islamistes pour grossir le problème.

« Certains de ces intellectuels tentent d’apparaître comme des victimes », dit-il. « Nous sommes contre la violence. Nous ne devons pas arrêter les concerts, qui devraient permettre aux gens de se rendre compte par eux-mêmes à quel point ces spectacles sont insultants. »

Les artistes réclament quant à eux un renforcement des peines à l’encontre de ceux qui font obstacle à la liberté artistique. L’Union des auteurs tunisiens demande que la nouvelle Constitution qui doit être promulguée en fin d’année inscrive dans les droits fondamentaux la liberté de création.

En attendant, les attaques contre les artistes se poursuivent. Le mois dernier, le poète Sgair Awled Ahmed a dit avoir été frappé par un groupe de barbus pour avoir écrit un poème critiquant les islamistes.

« Ces gens ne connaissent pas le langage de la plume ou du débat mais seulement celui de la force, du coup de poing et du tabassage », a-t-il dit. « 2012 une année noire pour la culture, et notre liberté de création se trouve dans un état critique (…) Les salafistes et Ennahda se partagent les rôles pour étouffer les libertés. »

Ennahda envisage en effet de faire adopter une loi qui pénaliserait les insultes aux principes religieux, y compris dans les oeuvres d’art.

Certains artistes sont déjà aux prises avec la justice. C’est le cas de la peintre Nadia Jelassi, accusée d’atteinte à l’ordre public après avoir exposé des peintures de femmes voilées. Selon ses avocats, elle pourrait être condamnée à cinq ans de prison.

« Je suis choquée. On m’a demandé quelles étaient mes intentions à travers ces oeuvres. C’est la première fois en Tunisie qu’un juge demande à un artiste de justifier ses intentions », témoigne-t-elle.

Lofti Abdeli estime qu’il « règne un climat de peur » et espère « que la douloureuse expérience algérienne ne se répètera pas en Tunisie. »

(19 Septembre 2012 – Avec les agences de presse)

Tunisie: l’inquiétude


Cécile Oumhani

Il y a vingt mois, assoiffé de liberté et de dignité, le peuple tunisien se soulevait pacifiquement et demandait la chute du régime. Il était suivi presque aussitôt par d’autres peuples et suscitait l’admiration de tous, au point que certains ont même demandé que le prix Nobel de la Paix lui soit attribué. Avec la révolution tunisienne, tout un pays accédait aux rives de l’inespéré et réenchantait le monde. Je n’oublierai pas cette femme venue me parler lors d’une rencontre dans une librairie parisienne pendant l’hiver 2011. Très émue, elle m’a dit que les Tunisiens lui avaient rendu l’espoir, après tant de déceptions passées dans les luttes qu’elle avait menées dans son propre pays.

Des années de dictature n’avaient finalement pu éradiquer les rêves et les aspirations. Car on n’empêche pas indéfiniment les humains de redresser la tête face à leurs tyrans. Quelques semaines avaient suffi à libérer les possibles. L’avenir était là avec l’immense bâtisse de la démocratie à construire. Les murs de Tunis, ceux de toutes les villes du pays, même des villages les plus reculés étaient devenus les pages d’un grand livre ouvert où chacun écrivait ses désirs, ses révoltes en même temps que l’Histoire.

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Aucune transition démocratique ne peut s’accomplir en quelques semaines, ni même en quelques mois. C’est une évidence et les Tunisiens le savent depuis le début. La société civile l’a montré par sa vigilance sans faille et le courage exemplaire avec lequel elle continue de réagir, chaque fois que la révolution est menacée.

Pourtant les horizons se sont obscurcis. Les attaques se sont multipliées contre des cinéastes, contre des journalistes, contre des artistes, contre une exposition à La Marsa, confisquant cette liberté pour laquelle tout un peuple s’était soulevé. Y-a-t-il liberté sans celle de s’exprimer, sans celle de créer ? Y-a-t-il liberté s’il faut s’incliner devant la volonté de censeurs auto-proclamés qui font régner la terreur ?

Il faut bien le dire, ces groupes de salafistes qui font parler d’eux depuis quelque temps ont instauré un climat de peur. Festivals annulés, manifestations culturelles empêchées à coups de sabres et de gourdins, sans que la police intervienne, est-ce là la Tunisie dont voulaient les révolutionnaires ? Ces idéologies obscurantistes, qui déversent la haine appartiennent-elles d’une quelconque manière à la Tunisie, à son Histoire enracinée dans une Méditerranée plurielle, celle qui a vu naître Saint Augustin, Ibn Khaldoun, Tahar Haddad? Ces factions fascisantes vont-elles en toute impunité éclipser ceux qui avaient fait de la révolution tunisienne un exemple?

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J’aime passionnément la Tunisie, mon deuxième pays depuis quarante ans. Est-ce bien dans ce pays qu’a été roué de coups par des salafistes, l’élu franco-tunisien Jamel Gharbi, alors qu’il se rendait à la boulangerie avec sa femme et sa fille, parce qu’elles portaient des tenues d’été? C’est une scène que j’aurais pu vivre avec les miens l’été dernier, alors que nous avons aussi croisé des salafistes. en allant faire nos courses chez l’épicier. Cette Tunisie n’est pas celle que je connais, celle où j’ai toujours été bien accueillie, où que j’aille, sans qu’on s’en prenne ni à mes origines, ni aux vêtements que j’ai pu porter.

Je voudrais dire ici ma solidarité avec les démocrates de Tunisie, ceux qui restent épris de liberté et de tolérance et combattent le retour de la censure sous toutes ses formes. Je voudrais dire ma solidarité avec les femmes tunisiennes toujours mobilisées contre un article de la nouvelle constitution, qui, s’il était voté, remettrait en cause l’égalité entre hommes et femmes. Faire de la femme le complément de l’homme, c’est la spolier d’un statut qui était, à juste titre, la fierté de la Tunisie. Ce serait une inacceptable régression.

Des menaces bien réelles pèsent sur l’avenir en train de se construire et le rêve de démocratie de tout un peuple. Vigilance et mobilisation suffiront-elles à les dissiper? Les Tunisiens retrouveront-ils le cap de ce changement vers lequel ils avaient su ouvrir un chemin qui étonnait le monde?


Cécile Oumhani

27/08/2012

Cécile Oumhani est écrivain et maître de conférences à l’Université de Paris-Est Créteil. Elle vient de publier Une odeur de henné (Elyzad, Tunis). Son roman L’atelier des Strésor paraîtra en septembre toujours chez Elyzad à Tunis.

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Tunisie : Borj Erroumi, la prison synonyme d’enfer carcéral, compte ses jours


lundi 30 avril 2012, par La Rédaction

« Borj Erroumi, plus jamais ça ! » : la banderole rouge et blanc claque au vent annonçant la fermeture prochaine du célèbre bagne de Bizerte (Tunisie). Elle va devenir un musée, témoin de l’horreur vécue par des générations de prisonniers tunisiens durant plus de 35 ans.

Balayée par les vents humides de la Méditerranée sur les hauteurs de la ville et base militaire de Bizerte à la pointe nord de la Tunisie, la prison Nadhour dite Borj Erroumi incarnait l’enfer carcéral. Mais la révolution de janvier 2011 a finalement eu raison d’elle.

A l’ombre de pins centenaires, barbelés, miradors et hautes murailles décrépies indiquent l’entrée. Le personnel ouvre les portes devant Noureddine Bhiri, le ministre de la Justice venu confirmer la fermeture définitive du bagne en juin.

« C’est un moment de liberté. Un symbole de l’unité et de la lutte des Tunisiens toutes tendances politiques confondues face à l’oppression et à l’injustice », lance cet ancien détenu du parti islamiste qui domine le gouvernement issu des élections post-révolution.

« Nous accomplissons un devoir de mémoire », ajoute-t-il, s’adressant à d’anciens détenus islamistes, nationalistes ou de gauche émus aux larmes sur les lieux où ils avaient croupi sous les règnes du président Ben Ali déchu en janvier 2011 et de son prédécesseur Habib Bourguiba (1956-1987).

« Grâce ! grâce ! », crient à tue tête des prisonniers au passage du ministre. Pour les 500 pensionnaires de la prison, désormais tous de droit commun, cette visite suscite l’espoir d’une libération. L’amnistie décrétée au lendemain du soulèvement qui a chassé Ben Ali a en effet libéré tous les prisonniers politiques.

« Ils parlent de réconciliation n’avons nous pas droit au chapitre ? », vocifère Mounir, 39 ans, derrière les barreaux. « Je suis là pour 30 ans à cause d’un seul vol, ceux qui ont volé et sévi 23 ans sont libres eux », se lamente-t-il parlant du clan de Ben Ali.

Des gradés interrompent la conversation. Il faut s’arrêter à la cave : une fosse creusée sous terre à même la roche pour les condamnés à mort, les bagnards, et les parias de tout bord.

Une odeur nauséabonde monte à la gorge, l’air est irrespirable, le toit dégouline et les murs sont verts de moisissure. Sur le sol en béton, les anneaux qui servaient à enchaîner les prisonniers aux pieds témoignent.

« Je suis effarée, ce lieu respire l’horreur de la torture », lâche Me Radia Nasraoui, présidente de l’Association tunisienne de lutte contre la torture. Avant la chute de Ben Ali, elle y visitait ses clients mais aussi son époux Hamma Hammami, chef du Parti communiste ouvrier (PCOT).

Ex-opposants nationalistes octogénaires, militants de gauche des années 1970 ou islamistes condamnés à l’isolement sous Ben Ali sont de la visite.

Tous récitent une prière pour les disparus qui par leur sacrifices tout au long de l’histoire « ont contribué à l’avènement de la révolution », soutient M. Bhiri.

« Voici venu le jour où nous tournons la page noire de cette prison pour mettre au jour les annales de la torture », espère ce partisan du leader nationaliste Salah Ben Youssef, rival de Bourguiba assassiné.

Pour Tahar Chagrouch, du groupe de gauche « Perspectives » qui a connu la torture, « le moment est très fort ». « J’ai rêvé de liberté et de justice mais pas de vivre un tel moment », dit-il, scrutant la sinistre fosse, qui n’est plus utilisée.

Et comme les pensionnaires, le personnel pénitentiaire rêve en attendant de quitter Borj Erroumi, à l’origine un bunker de l’armée française construit en 1932 sous le protectorat de la Tunisie.

« Nous voulons des établissements corrects, des comportements humains. En bref, la dignité », insiste Karim, un gradé de la « nouvelle génération ».

(30 avril 2012 – Avec les agences de presse)

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