«L’IDÉE DE MÉMOIRE COLLECTIVE N’EST PAS QUELQUE CHOSE D’ÉVIDENT EN SYRIE»
Et maintenant ? Que faire de toutes ces vidéos ? En 2011, le réseau Shaam News en comptait 700 000 sur sa chaîne YouTube. Plus encore l’année suivante. Il est impossible de savoir avec précision combien ont été mises en ligne ces cinq dernières années. Certaines ont été supprimées par leurs auteurs, d’autres par l’armée électronique de Bachar al-Assad, qui sévit depuis mai 2011. Facebook et YouTube procèdent également à la suspension de pages au contenu trop violent. Hadi s’insurge, huit des siennes ont été fermées par Facebook.
Parce que ces vidéos disparaissent, les hackers du collectif Telecomix ont décidé, dès 2011, de les télécharger pour les archiver et les rendre accessibles à tous. «Au fur et à mesure, nous avons amélioré l’outil, récupéré automatiquement des vidéos, mis en ligne le site broadcast.telecomix.org [qui n’est plus fonctionnel] en essayant d’indexer le contenu par jour et par localisation», explique par mail Okhin, l’un des membres de l’opération #OpSyria menée en Syrie pour contourner la censure. Telecomix aide également les internautes syriens en leur envoyant des guides de connexion traduits en arabe ou en court-circuitant une partie de l’Internet domestique pour les rediriger sur une page qui donne des conseils pratiques. Lassés par la durée de la crise, les hackers de Telecomix ont mis fin à leur opération : «Le site n’est plus maintenu depuis plus d’un an maintenant, essentiellement par manque d’espace disque et de temps. Comme nous préservions les URL d’origine, il devrait cependant être possible de récupérer une grande partie des données assez facilement pour reconstruire ce site si quelqu’un veut s’en donner la peine.»
MANQUE DE MOYENS
Peut-on dire pour autant qu’Internet ou YouTube est une archive ?«Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un ensemble de documents, explique Ulrike Riboni, attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’université Paris-VIII. Le document, c’est l’objet brut, et l’archive, c’est ce qui a été hiérarchisé, annoté, classé, réemployé.» «Une vidéo n’est jamais qu’un document parmi beaucoup d’autres qu’il faut contextualiser», complète Barbie Zelizer, responsable de la revueJournalism : Theory, Practice and Criticism. Or de nombreuses vidéos syriennes sont anonymes, il est donc impossible de savoir quelles sont les personnes apparaissant à l’image, qui a filmé et qui a procédé à la mise en ligne.
Des initiatives individuelles essayent de recontextualiser ces vidéos avant de les archiver, comme le site internet la Mémoire créative de la révolution syrienne, fondé en mai 2013 par Sana Yazigi. Elle archive, avec une poignée d’autres, le contenu artistique de la révolution (vidéos, photos, peintures, dessins, graffitis…). Ils cherchent, trient et traduisent (en arabe, français et anglais) ces contenus. «Pour chaque événement – un état de siège, un bombardement par baril… –, on va chercher comment les Syriens et les Syriennes se sont exprimés dessus et on rassemble les documents.» A terme, Sana aimerait ouvrir complètement sa plateforme pour que tous les internautes puissent participer, mais elle manque de moyens.
Le manque de moyens, c’est l’éternel problème des différents projets d’archivage numérique. En 2013, Ulrike Riboni voulait monter un projet pour indexer et archiver les vidéos des mouvements protestataires dans le monde : «Il s’agissait d’un projet collaboratif avec une part de sélection et d’analyse manuelle, et une part d’archivage automatique assistée par ordinateur. On avait même pensé à un développement basé sur la reconnaissance d’images pour permettre une indexation visuelle et non textuelle.» Faute d’argent, son projet n’a jamais vu le jour. Chamsy Sarkis, fondateur de Smart, se bat actuellement pour les mêmes raisons. Smart News Media travaille depuis l’été 2015 à la création d’un lexique sémantique pour un moteur de recherche : «L’idée, c’est de travailler avec les synonymes. Si par exemple l’internaute cherche “Daech”, toutes les occurrences comme “Etat islamique” s’afficheront également car tous les journaux arabes n’utilisent pas tous les mêmes dénominations.» Plus spécifiquement, ce module ne concerne que la Syrie. «Si bien que si l’on cherche “régime”, le moteur va savoir qu’il s’agit du régime syrien.» Pour l’instant, la start-up a répertorié entre 8 000 et 9 000 mots-clés en arabe et croise plus de 600 références (pages Facebook, Twitter, sites internet). Chamsy Sarkis se donne deux ans pour développer son projet s’il ne trouve pas de financements supplémentaires d’ici là.
MÉMOIRE COLLECTIVE
Reste la question épineuse du droit. «Pour l’instant, on ne fait que copier une matière dans un but de préservation. On reproduit le contenu et son contexte (date de production, de reproduction, les liens trouvés) mais on ne peut pas réellement l’utiliser», explique Sana Yazigi. Storyful affirme demander l’autorisation des auteurs mais ne les paie pas. Le rédacteur en chef dit ne faire que «vérifier des histoires et les montrer au monde. Quand les « casques blancs »[les secours] font une vidéo, ils la font dans un but de communication publique, on ne fait que relayer».
«La mémoire collective a besoin d’expériences partagées intenses,explique Barbie Zelizer. Et la guerre est l’expérience la plus intense. C’est physique, c’est douloureux, c’est lié à l’émotion.» Reste à savoir quelle mémoire collective les Syriens garderont de cette révolution. Ceux de Damas n’auront pas la même que ceux d’Alep ou de Madaya, ville assiégée et affamée. «A la différence de l’histoire, la mémoire collective, elle, n’est jamais stable, jamais distante, et encore moins objective.» Elle est le fruit d’un souvenir, d’un passé subjectif qu’on ressasse. «Elle se transmet même à travers des personnes qui n’ont pas directement vécu les événements», complète Jill Edy, spécialiste des médias et de la politique à l’université d’Oklahoma. YouTube risque de changer notre rapport à cette mémoire. «La préservation des vidéos par YouTube va peut-être réduire le pouvoir social des autorités à créer une histoire qui leur convient. Pour autant, cela ne veut pas dire que la mémoire collective sera plus représentative pour “le peuple”. Elle est souvent influencée par la “fin de l’histoire”. Dans le contexte syrien, si le régime de Bachar al-Assad survit, l’histoire se souviendra de comment il a survécu. Si un nouveau gouvernement le remplace, c’est son arrivée au pouvoir qu’on gardera en mémoire.»
Pendant des décennies, le régime syrien s’est attaché à détruire ou à dissimuler les archives afin de réécrire sa propre histoire. «L’idée de mémoire collective n’est donc pas quelque chose d’évident en Syrie,explique Chamsy Sarkis. Elle est beaucoup plus développée en Occident parce qu’il y a eu un vrai travail dessus après la Seconde Guerre mondiale. En Syrie, à part les intellectuels et quelques activistes, peu de personnes se soucient de l’importance de la mémoire, or ce sont les ruraux et non les intellectuels qui constituent le cœur du milieu révolutionnaire.» Alors que la guerre bat son plein, la question peut aussi paraître prématurée. «On ne sent pas forcément la nécessité de construire une mémoire avant de commencer à oublier.» Mais au lendemain de la guerre, ces vidéos, si elles sont archivées et contextualisées, seront une des pièces essentielles pour permettre aux Syriens de s’approprier l’histoire de leur révolution.
Texte Fanny Arlandis (à Beyrouth)
Production Libé Six Plus