De la revue de Triodos La couleur de l’argent
Vous avez fait votre doctorat il y a 20 ans. Comment percevez-vous l’évolution du monde de la finance depuis cette époque ?
D’abord, il y a eu la libéralisation avec une explosion de nouveaux produits qui se sont révélés dangereux par la suite. Nous étions dans une époque où l’avidité ne cessait de croître. L’aveuglement à l’égard des risques a conduit à la crise financière de 2008. Vint alors le temps des désillusions. Beaucoup de ceux qui avaient alimenté la crise ont retiré leurs billes. Certains, dégoûtés, ont quitté le secteur. Un soutien de l’État a permis de sauver les banques, sur lesquelles s’est abattue une grande vague de régulation qui est parfois passée à côté de sa cible.
Pourquoi la régulation a-t-elle manqué sa cible ?
La régulation est devenue si lourde et univoque qu’elle a rendu le fonctionnement des petites banques pratiquement impossible. Par conséquent, la diversité des banques a diminué. C’est une évolution dangereuse car la diversité est un facteur de robustesse. Lorsque quelque chose tourne mal en raison de certaines pratiques bancaires, les autres acteurs peuvent survivre. Lorsque tout le monde fait la même chose et que le modèle est fragilisé, cela peut dégénérer.
La crise financière n’a-t-elle déclenché aucun changement fondamental ?
Si. Beaucoup de réglementations ne donnent leur pleine mesure qu’aujourd’hui. C’est le cas des règles plus sévères sur le capital et les liquidités. Les récentes réglementations sur les restructurations et liquidations des banques sont aussi entièrement d’application et rendent le secteur bancaire globalement plus sûr. L’ensemble de ces mesures a un impact profond sur les stimuli et les mécanismes internes des banques. Elles contraignent chaque banque à mieux réfléchir aux risques qu’elle prend. Et il est clair qu’une banque moyenne est moins portée vers le risque qu’il y a dix ans. Mais, d’un autre côté, les gens ont la mémoire courte et sous la contrainte d’une pression concurrentielle accrue, ils font parfois des affaires dont nous savons qu’elles sont risquées.
Les futurs défis de la finance
Quels défis attendent le monde financier dans les prochaines années ?
La digitalisation est un phénomène que les banques n’ont pas anticipé. Elles subissent la concurrence de nouvelles plateformes qui n’ont ni un bagage historique ni un parc immobilier à supporter. Parfois, les banques sont entièrement contournées et les gens accordent eux-mêmes directement des crédits pour une initiative qui leur plaît.
Vous visez le crowdfunding ?
Le crowdfunding est une notion fourre-tout, qui peut être trompeuse. Il s’agit parfois de charité, parfois de capitalisation et parfois d’un prêt. Je pense en particulier aux plateformes de crédit. Mais la digitalisation n’est pas que cela. De gros joueurs tels que Google, Facebook ou une chaîne de supermarchés peuvent tout aussi bien ouvrir une banque très simple, sans bureaux physiques, avec cinq produits financiers de base par exemple.
Cela ne contribue-t-il pas justement à une plus grande diversité dans le secteur financier ?
C’est vrai, mais c’est aussi très disruptif. Nous sommes à la croisée des chemins et nous ne savons pas dans quelle direction les choses vont évoluer. De même qu’Uber a fait imploser le secteur des taxis dans un certain nombre de pays et qu’Airbnb a mis sous pression le secteur hôtelier, la révolution digitale pourrait menacer la banque traditionnelle et faire disparaître un certain nombre d’acteurs du monde bancaire.
À quel niveau évaluez-vous le risque que cela se produise ?
La probabilité est de 100 %. Mais ce sera plus lent que ce que nous imaginons. La confiance est un facteur clé du système bancaire. Malgré tout ce qui s’est passé, les gens font heureusement encore confiance aux banques. La question est de savoir comment ces nouvelles plateformes et technologies obtiendront cette confiance. Prenez le bitcoin. Cette monnaie fluctue comme un yo-yo, ce qui n’inspire guère confiance. Mais nous n’en sommes qu’au début. De nouvelles formes améliorées pourraient surgir et concurrencer sérieusement le secteur bancaire. Une autre grande incertitude provient de la révolution du Big Data. Beaucoup de banques recourent au Big Data en particulier pour le marketing, mais le potentiel est bien plus important que cela.
Que pourrait-on faire d’autre avec le Big Data ?
Les banques pourraient s’en servir pour mieux estimer le risque, lorsqu’elles prêtent de l’argent à une entreprise. Il est en effet possible de connaître ses dépenses, ses clients et ses rentrées d’argent, autant d’éléments qui permettent d’évaluer correctement le risque. Que cela soit permis ou non, c’est une autre question, relative au respect de la vie privée. Avec le Big Data, vous pouvez aussi améliorer ou transformer vos processus internes. Ou vous pouvez aider vos clients à changer leurs comportements de consommation en les informant chaque mois, sous forme d’un diagramme, de la part durable de leurs dépenses. Ces idées germent un peu partout.
Pour une définition des investissements bruns
L’UE a récemment établi un plan d’action pour rendre le monde financier plus durable…
Pour chaque crédit accordé, une banque doit immobiliser des capitaux propres. Cela a un coût pour les banques. Selon qu’un crédit comporte plus ou moins de risque, la banque doit apporter un capital plus ou moins important. Le but de ceci est que, lorsqu’un crédit n’est pas remboursé, la banque soit en mesure d’endosser la perte. L’idée centrale du plan d’action de l’UE est de stimuler les investissements verts via l’exigence de capitalisation et ceci, de deux manières : soit en réduisant les exigences pour les investissements durables, soit en durcissant les exigences pour les investissements polluants,
dits “bruns”.
Laquelle de ces solutions est préférable ?
Tout dépend de la définition que vous donnez aux investissements “verts” et “bruns”. Une interprétation très large des investissements bruns n’aura pas d’effet de sensibilisation clair car presque tous les investissements seront concernés. De plus, les exigences supplémentaires de capitaux pour ces investissements entraîneront d’importants surcoûts avec, à la clé, un risque de “credit crunch” qui signifie que les banques accorderont moins de crédits. Dans ces conditions, il semblerait donc préférable de stimuler les investissements verts en réduisant les exigences de capitalisation. Néanmoins, si nous parvenons à établir des critères pour bien définir les investissements bruns les plus polluants, il serait alors bien plus efficace de décourager de tels investissements avec des exigences de capitaux plus sévères. En effet, la punition implicite par des règles de capitalisation plus importante induit une prise de conscience vis-à-vis des investissements à éviter, sans que l’économie ne soit affectée dans son ensemble. L’idéal serait donc de trouver de bons critères pour les investissements bruns et d’exiger davantage de capitaux pour ceux-ci.
Pensez-vous que la réglementation puisse atteindre son objectif ?
Oui. L’idée est très claire et elle peut fonctionner. Chaque acteur va plaider de toutes ses forces pour faire reconnaître son activité comme ” verte “, ou au moins comme n’étant pas ” brune “. Nous devons donc être vigilants. Si nous parvenons à contrecarrer le lobby des industries polluantes, les investissements durables seront moins chers. Les secteurs durables bénéficieront d’un coup de fouet, car ils seront plus rentables. Lorsqu’on veut agir sur les masses, on ne peut se contenter d’espérer qu’elles fassent tel ou tel choix parce que c’est bien. Non, il faut faire en sorte que les investissements durables soient meilleur marché et que le financement des activités polluantes soit plus coûteux. Alors, chacun investira mieux, même si c’est par intérêt.
Les réglementations supplémentaires imposées aux acteurs financiers classiques ne donnent-elles pas un avantage à de nouveaux joueurs, qui parviendront à échapper à ces règles ?
Si les banques veulent continuer à compter et que les règles fonctionnent bien, elles devront s’adapter rapidement. Sinon, elles seront dépassées par de nouveaux acteurs. Mais la concurrence joue un rôle et elle fonctionne lorsque les règles sont justes. Lorsque les règles sont faites de telle sorte que ce qui rapporte le plus est ce qui pollue le plus, et que vous laissez la concurrence jouer librement, vous obtenez une économie très efficace pour générer de la pollution !
L’économie est un terrain de jeu. Ce que fait l’UE, c’est déplacer les goals. Tout le monde a toujours envie de marquer, de faire du profit. Mais si le goal est positionné différemment, les joueurs s’efforceront de viser dans cette nouvelle direction. Et ils se feront concurrence pour y parvenir. C’est exactement ce qui est souhaité. La concurrence n’est pas un problème, si les objectifs sont correctement formulés.
Vous donnez cours à l’Université de Gand (UGent). Est-ce que la façon dont l’économie est enseignée a fortement évolué au fil des années ?
Ces dernières années, j’ai essayé d’accorder plus d’attention à la durabilité et à une vision holistique de l’économie. Il faut apprendre de tout aux étudiants. Je veille particulièrement à leur ouvrir les yeux sur l’économie du partage, l’économie de plateforme, les biens publics, l’économie sociale, les externalités et les inégalités. Je leur apprends à ne pas envisager ces questions comme des problèmes isolés, mais comme parties d’un tout. D’un autre côté, il ne faut pas être naïf. Le profit et les intérêts particuliers jouent un rôle.
Le profit et l’intérêt particulier sont-ils incompatibles avec la durabilité ?
Pas nécessairement. Sans un profit minimum, aucune initiative ne peut être durable. Mais si on ne tient compte que du profit et de l’intérêt particulier, la durabilité sera le plus souvent oubliée. C’est précisément pour cela que nous devons nous efforcer d’avoir une vision plus holistique de l’entreprise, où non seulement le profit et l’intérêt particulier ont leur place, mais aussi où les clients, les employés et la société dans son ensemble occupent une position centrale. Une entreprise qui ne parvient à générer du profit qu’en nuisant gravement à l’environnement, est en fait déficitaire du point de vue de la durabilité. Nous devons donc repenser complétement nos processus logistiques et de production à partir de cette vision plus holistique, qui ne soit pas aveuglée par les profits à court terme, mais qui regarde le tableau dans son ensemble. Cela ne passe pas forcément par l’absence de profit.
Regardez-vous la situation actuelle avec optimisme ?
Bien sûr qu’il y a de l’espoir. Et c’est un espoir qui donne un cap et invite à l’action. Voyez autour de vous le nombre de personnes qui garent leur vélo devant cette gare. Lorsque j’étais étudiant, il y avait un petit bosquet de vélos, aujourd’hui c’est une forêt. Et le parking est lui aussi rempli chaque jour : ce sont autant de gens qui préfèrent prendre le train plutôt que la voiture. Et quand vous preniez le train, vous ne voyiez pas ces éoliennes, qui font aujourd’hui partie du paysage. Ou encore, en passant près des habitations, vous verrez de plus en plus de panneaux solaires sur les toits, même s’ils ne sont plus subsidiés. Peu à peu, les esprits mûrissent. Les modèles économiques suivent. La construction des maisons, l’agriculture et l’alimentation se dirigent vers la durabilité. On expérimente en créant des quartiers entiers qui sont durables et énergétiquement neutres. Ce mouvement est désormais rapide. Dans vingt ans, lorsque nous regarderons en arrière, nous verrons que la norme aura été totalement modifiée pour devenir plus durable.
Koen Schoors est professeur à l’UGent et directeur du CERISE (Centre for Russian, International Socio-Political and Economic Studies). Il mène principalement des recherches sur le système bancaire et financier, l’histoire économique, le droit économique, la complexité économique et la corruption. Il est membre du Comité directeur de la Stichting Administratiekantoor Aandelen Triodos Bank (SAAT, une fondation de droit néerlandais).