Les Babayagas, la silver solidarité au quotidien


Vendredi 13 décembre, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Au rez-de-chaussée d’un immeuble neuf, comme chaque deuxième vendredi du mois, les Babayagas reçoivent. Il est midi, une dizaine de femmes, plus ou moins âgées, ont dressé une grande table chargée de plats. Des amis arrivent, des habitants du quartier, des jeunes. Voire des journalistes, car les Babayagas sont médiatiques, à commencer par leur charismatique présidente, Thérèse Clerc. Charmeuse, celle-ci embrasse et tutoie chaque arrivant. Ce jour-là, c’est aussi l’occasion de fêter ses 86 ans : champagne et petit discours bien rôdé, qui s’achève par l’hymne des femmes, repris gaiement par plusieurs convives en l’honneur de cette militante féministe de la première heure.

Inaugurée en février 2013, la Maison des Babayagas, installée en centre-ville, à deux pas du métro et des commerces, a tout juste un an. «Une utopie réaliste» que Thérèse Clerc imagine en 1995 : «Je me suis occupée de ma mère grabataire pendant cinq ans, alors que je travaillais encore, que je faisais face aux turbulences conjugales de certains de mes quatre enfants et que j’avais déjà des petits-enfants. J’étais seule, j’ai vécu cinq années très dures et j’ai pensé que je ne pouvais pas faire vivre ça à mes enfants.» Avec deux amies, elle conçoit donc le projet d’une maison «autogérée, citoyenne, écologique, féministe, laïque et solidaire», valeurs inscrites dans une charte de vie. L’idée est d’habiter chacun chez soi au sein d’un même bâtiment, en organisant l’entraide entre les plus alertes et les autres, pour éviter, ou retarder, le départ en institution médicalisée. La vie collective se déroule dans des espaces communs, ouverts sur le quartier, destinés à accueillir l’université populaire (Unisavie, «l’université du savoir des vieux»), pensée par Thérèse Clerc «pour rester intelligents ». La charte engage ainsi chacune à donner de son temps à la collectivité (dix heures par semaine). Donc, pas besoin de personnel, ni d’aide soignante, ni d’aucun service. Pourquoi exclure les hommes ? Parce que, répond Thérèse Clerc, les femmes seules sont très majoritaires et que «ce sont aussi les plus pauvres : leur retraite est en moyenne 40% plus faible que celle des hommes». Innovant, ce projet se veut une réponse politique au regard stigmatisant que porte la société sur la vieillesse, appréhendée soit comme un fardeau – la dépendance – soit comme une manne financière, celle de la silver economy ciblant les retraités des Trente Glorieuses. «Nous sommes traités comme un marché juteux par des lobbies cupides, déterminés à nous vendre des croisières chics, de la domotique, de la robotique, s’indigne Thérèse Clerc. Mais tout cela n’est pas pour nous, qui vivons avec 1 000 euros par mois. En revanche, nous avons tout notre temps pour inventer des façons de bien vivre et bien vieillir avec peu d’argent.»

«Pas un sou»

L’histoire a commencé en 1999. Les trois premières Babayagas créent l’association dont le nom fait référence à une vieille ogresse des contes russes. Elles recrutent une quinzaine de femmes très motivées et se mettent en quête de soutiens publics. Sans succès jusqu’à ce que la canicule de 2003, meurtrière pour de nombreuses personnes âgées isolées, réveille les élus : Jean-Pierre Brard, alors maire communiste de Montreuil, manifeste son soutien au projet et lui réserve un terrain. Mais quand Dominique Voynet est arrivée en 2008 à la mairie, «il n’y avait toujours pas un sou», se souvient son directeur de cabinet Sébastien Maire. «On sentait d’énormes résistances de la part des financeurs sur sa dimension idéologique», ajoute Jean-Michel Bléry, directeur de l’OPHM (office public de l’habitat montreuillois). Le projet «ne rentrait pas dans les cases» de l’attribution individuelle des logements sociaux, basée sur des conditions de ressources, sans qu’on puisse y ajouter des critères d’âge ou de genre, jugés discriminants, donc illégaux. Malgré tout, avec le soutien de la maire, le directeur de l’office HLM relève le défi et enchaîne les réunions avec les Babayagas d’une part, les financeurs publics de l’autre, à la recherche d’un montage ad hoc. «On a écarté toute idée de résidence pour se concentrer sur du logement social de droit commun adapté à des personnes à mobilité réduite (PMR) et à faibles ressources. En ne dérogeant à certaines règles qu’au nom d’une expérimentation réversible», explique Sébastien Maire. Autrement dit, en cas d’échec du projet, l’immeuble revient dans le contingent des HLM, avec des logements pour personnes à mobilité réduite (douches, barres d’appui, largeurs adaptées aux fauteuils). «Cette solution a également permis de dépasser les craintes des financeurs liées au groupe et à ses valeurs», ajoute Jean-Michel Bléry.

L’argument porte. L’Etat amène 318 000 euros, la région 275 000, la ville de Montreuil 612 000 euros et le conseil général finit par lâcher 88 000 euros à condition de rendre le projet intergénérationnel. Avec d’autres apports (Réunica, Logeo…) et un prêt de la Caisse des dépôts, le budget de 3,8 millions d’euros finit par être bouclé. Le terrain est vendu à l’OPH en 2009, la première pierre posée en octobre 2011.

Mais la partie n’est pas gagnée pour autant puisqu’un mois plus tôt, le groupe a explosé. Les femmes, de plus en plus braquées contre un fonctionnement qu’elles ne jugent pas assez démocratique, ont tenté d’exclure Thérèse Clerc, et, faute d’y parvenir, ont fini – sauf une – par jeter l’éponge, non sans tristesse et amertume. Prévue dans la charte, l’intervention trop tardive d’une médiatrice n’est pas venue à bout des tensions. «Thérèse Clerc est un vrai gourou ! Son utopie est bonne mais certaines personnes ont du mal à passer de l’utopie au projet concret», constate Jean-Michel Bléry. Néanmoins, il était hors de question, ajoute Sébastien Maire, de l’écarter d’un projet «né dans sa tête, et qui n’aurait jamais vu le jour sans sa détermination et son aura médiatique». La mairie et l’OPHM ouvrent donc leurs fichiers en catastrophe, en quête de nouvelles candidates et, fin 2012, des femmes de 60 à 89 ans (la plupart septuagénaires), toutes signataires de la charte, entrent dans les 21 appartements (25 à 44 m2 pour des loyers hors charges de 200 à 525 euros). Quatre logements classiques sont loués à des jeunes de moins de 30 ans comme l’a exigé le conseil général.

Désormais réalité, la Maison des Babayagas n’en continue pas moins de tanguer. Thérèse Clerc, qui n’a pas voulu vendre son petit appartement, n’a pas eu de logement, mais reste aux manettes. Non sans de nouveaux conflits : depuis décembre, près de 10 des 21 femmes ont démissionné de l’association en signe de protestation, mais habitent toujours la maison – l’OPHM ne veut ni ne peut les reloger ailleurs – au grand dam de la présidente. Malgré tout, Jean-Michel Bléry est satisfait de l’expérience : «Le vivre ensemble fonctionne plutôt bien, mais en s’affranchissant de toute cette dimension idéologique.» Même son de cloche du côté de certaines démissionnaires, très critiques sur le fonctionnement de l’association, mais heureuses de s’entraider et d’avoir rompu leur isolement. «L’air des Babayagas souffle dans cette maison», affirme l’une d’elle en souriant.

Cette expérience, qui reste à évaluer, a-t-elle de l’avenir ? Pour le réalisateur Jean-Marc La Rocca qui s’intéresse aux Babayagas depuis 2005 (1), «un tel projet nécessite, pour fonctionner correctement, une médiation préventive et régulière, mais dont le coût ne doit pas être pris en charge par l’association».«Ce type d’habitat groupé participatif connaît un renouveau en France (EcoFutur du 20 janvier)mais les projets portés par des retraités sont rarissimes et reposent en général sur la copropriété», explique Anne Labit, sociologue à l’université d’Orléans. Pour elle, «indépendamment de ses valeurs militantes, ce qui rend la Maison des Babayagas si avant-gardiste, c’est sa gestion mixte avec un office HLM». Le recours aux bailleurs publics est beaucoup plus facile en Allemagne et en Suède, où environ 1% des retraités vivent déjà dans ce type d’habitat autogéré, ajoute-t-elle, citant les OLGA de Nuremberg, le Beginenhof de Berlin ou un groupe mixte de Göttingen créé il y a vingt ans. Sociologue à l’université de Tours, Laurent Nowik est plus sceptique. A côté des maisons de retraite pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), des foyers logements souvent décrépits, ou des résidences services de luxe, se sont développées en France des offres intermédiaires abordables, privées ou non, «mais presque jamais à l’initiative des retraités eux-mêmes», note-t-il.

«Génération de 1968»

Chez la ministre chargée des Personnes âgées, Michèle Delaunay, on affirme pourtant s’intéresser de près «aux nouvelles initiatives d’habitat groupé ou de colocation». Il faut dire qu’en 2050, le tiers de la France sera à la retraite et que le nombre des plus de 85 ans aura quadruplé, à 4,8 millions. «La génération de 1968, qui a imprimé l’ensemble de la société à chaque période historique, atteint l’âge de la retraite, note le philosophe Patrick Viveret. La prochaine étape sera la vieillesse. Il est certain que cette génération sera innovante aussi sur ce terrain, car elle refusera d’affronter la solitude ou les mouroirs que sont souvent les maisons de retraite. Je pense donc que des initiatives croisant le bien vieillir et l’habitat partagé vont se multiplier, sans doute via des partenariats publics.»

Thérèse Clerc, elle, travaille désormais à l’essor d’un «réseau de maisons de babayagas» : des groupes, mixtes ou non, tentent de monter des projets similaires à Massy-Palaiseau (Essonne), Bagneux (Hauts-de-Seine) ou Saint-Priest (Rhône). Mais elle voit plus grand : «Nous sommes une force politique, le plus gros électorat de France. Je veux faire entendre la voix des vieux jusqu’à Bruxelles.» Elle a invité Eva Joly à son université populaire fin février et en a profité «pour lui offrir [ses] services pour les élections européennes».

(1) Son documentaire «Nous vieillirons ensemble, la saga des Babayagas» a été diffusé en décembre sur France 5.

Photos Vincent Nguyen. Riva Press

Anne DENIS

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