
© MSF
Iline Ceelen est sage-femme pour Médecins Sans Frontières. Elle dresse le bilan de son travail en Syrie, en pleine guerre civile.
« Alors, raconte, c’était comment la Syrie ? »
Je ne sais jamais ce que je suis censée répondre à cette question que l’on me pose sans cesse.
Dois-je parler des nuits que nous passions dans la cave à écouter les bombardements se rapprocher ? De nos plans catastrophe médicaux et de notre sentiment d’impuissance face au chaos ? Des blessés que nous avons soignés et des amputations que nous avons effectuées ? Des accouchements que j’ai pratiqués au beau milieu de la nuit, en pensant à l’avenir de ces enfants qui naissaient en pleine guerre ?
Ou dois-je plutôt parler de l’exceptionnelle beauté des montagnes au coucher du soleil et des délicieux repas que nous avons partagés ? De l’incroyable hospitalité et de la chaleur de la population ? Du dévouement, de la motivation et de la persévérance de mes collègues sages-femmes syriennes ? De la force de ces femmes qui, même en temps de guerre, vivent pleinement ?
Quand on part en Syrie, il faut s’attendre au pire et au meilleur. Bien sûr, la guerre et ses conséquences sont terribles, mais la population n’a pas cessé de vivre pour autant : les gens se marient, achètent une maison, ont des enfants. Une vie normale à laquelle j’ai un peu participé.
Lors de mes consultations, j’ai rencontré des femmes de tous âges et horizons. Un jeune couple qui était déjà marié depuis quelques jours et avait des difficultés à « le » faire pour la première fois est venu me demander de l’aide. (Après une conversation et un rapide examen, tout s’est avéré en ordre sur le plan physique, donc je leur ai donné quelques conseils pratiques.)
Réchauffer le bébé d’une autre
Une femme enceinte de jumeaux, qui avait des contractions précoces et était hospitalisée chez nous depuis plusieurs jours, a fini par venir me prêter main forte pour mettre de l’ordre dans la maternité. Elle a très vite compris que « check check » signifiait que j’allais écouter les battements du cœur des enfants. Quelques semaines plus tard, elle a dû subir une césarienne parce que les contractions étaient trop avancées. L’un des deux bébés est né avec un myéloméningocèle (spina bifida, une lésion dans le dos) et a dû être transféré de l’autre côté de la frontière où il y a des hôpitaux équipés pour des situations médicales plus compliquées. Un transfert difficile auquel on ne recourt que lorsque c’est vraiment nécessaire..
© MSF
Une femme venue rendre visite à sa voisine qui venait d’accoucher a déchiré son T-shirt pour réchauffer contre son corps un bébé qui venait de naître et dont elle ne connaissait pas la mère. L’enfant avait des difficultés à respirer et devait être réchauffé le plus rapidement possible, mais la mère était traitée pour une hémorragie et ne pouvait donc pas s’en occuper elle-même. L’altruisme de cette femme m’a profondément touchée. J’ai rarement assisté à cela dans notre société. Et dans de pareilles circonstances…
Une jeune femme a mis de longues heures pour accoucher de son premier enfant. Après l’accouchement, nous avons constaté une déchirure dans le museau de tanche, qui lui faisait perdre énormément de sang. On pouvait lire la panique dans les yeux de ses deux grands-mères. Dans l’équipe d’accouchement, nous devions gérer les problèmes linguistiques aussi rapidement et efficacement que possible. Alors qu’on se dépêchait d’emmener la jeune maman dans la tente qui servait de bloc opératoire, j’ai essayé d’informer son mari. Dans un acte de désespoir, il s’est jeté contre le mur. Il a réagi de manière tout aussi émotive une fois la déchirure refermée : il a pris sa femme dans ses bras et l’a ramenée à la maternité. Un homme robuste qui venait sans doute des combats, mais qui tremblait pour la vie de sa femme.
Je pourrais raconter des centaines d’histoires. Je pourrais parler de nos formidables soirées sur le balcon de la cuisine, avec les collègues qui travaillaient dans notre maison. On chantait, on buvait du thé, on discutait en arabe et en anglais, on fumait le narguilé… C’était surréaliste ! On regardait des films sur la terrasse en écoutant tomber les bombes au loin. Et on a fini par s’y habituer.
Je sais ce que cela fait de faire partie d’une famille où, au fond, personne ne se connaît vraiment. Les personnes avec lesquelles j’ai vécu des moments si intenses, les expats et les collègues syriens… Chacun a sa propre histoire, mais chacun s’investit dans le même but. Je pense notamment à l’un de nos interprètes. De nature très douce, il n’était pas fait pour voir toute cette souffrance. Ces personnes, que j’aurais tant aimé ramener dans ma valise, pour leur faire profiter de la sécurité, ici en Belgique. Ces personnes qui n’ont pas voulu la guerre et voient leurs maisons détruites.
Bien sûr, j’avais peur, j’étais en colère, tendue, triste, heureuse, surprise, seule, abasourdie, contente et bien plus encore. Je passais par toutes ces émotions en une seule journée, tous les jours de la semaine. « I live a hundred lifetimes in one day », comme le dit Ben Harper. Un morceau qui me passait par la tête au moins une fois par jour.
En Syrie, vous assistez au pire et au meilleur. Ce pays ne sera plus jamais le même et restera à jamais gravé dans ma mémoire. À la question « retournerais-tu en Syrie ? », je réponds oui sans hésiter ! C’est la seule bonne réponse possible.
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« Alors, raconte, c’était comment la Syrie ? »
Iline Ceelen est sage-femme pour Médecins Sans Frontières. Elle dresse le bilan de son travail en Syrie, en pleine guerre civile.
« Alors, raconte, c’était comment la Syrie ? »
Je ne sais jamais ce que je suis censée répondre à cette question que l’on me pose sans cesse.
Dois-je parler des nuits que nous passions dans la cave à écouter les bombardements se rapprocher ? De nos plans catastrophe médicaux et de notre sentiment d’impuissance face au chaos ? Des blessés que nous avons soignés et des amputations que nous avons effectuées ? Des accouchements que j’ai pratiqués au beau milieu de la nuit, en pensant à l’avenir de ces enfants qui naissaient en pleine guerre ?
Ou dois-je plutôt parler de l’exceptionnelle beauté des montagnes au coucher du soleil et des délicieux repas que nous avons partagés ? De l’incroyable hospitalité et de la chaleur de la population ? Du dévouement, de la motivation et de la persévérance de mes collègues sages-femmes syriennes ? De la force de ces femmes qui, même en temps de guerre, vivent pleinement ?
Quand on part en Syrie, il faut s’attendre au pire et au meilleur. Bien sûr, la guerre et ses conséquences sont terribles, mais la population n’a pas cessé de vivre pour autant : les gens se marient, achètent une maison, ont des enfants. Une vie normale à laquelle j’ai un peu participé.
Lors de mes consultations, j’ai rencontré des femmes de tous âges et horizons. Un jeune couple qui était déjà marié depuis quelques jours et avait des difficultés à « le » faire pour la première fois est venu me demander de l’aide. (Après une conversation et un rapide examen, tout s’est avéré en ordre sur le plan physique, donc je leur ai donné quelques conseils pratiques.)
Réchauffer le bébé d’une autre
Une femme enceinte de jumeaux, qui avait des contractions précoces et était hospitalisée chez nous depuis plusieurs jours, a fini par venir me prêter main forte pour mettre de l’ordre dans la maternité. Elle a très vite compris que « check check » signifiait que j’allais écouter les battements du cœur des enfants. Quelques semaines plus tard, elle a dû subir une césarienne parce que les contractions étaient trop avancées. L’un des deux bébés est né avec un myéloméningocèle (spina bifida, une lésion dans le dos) et a dû être transféré de l’autre côté de la frontière où il y a des hôpitaux équipés pour des situations médicales plus compliquées. Un transfert difficile auquel on ne recourt que lorsque c’est vraiment nécessaire..
Une femme venue rendre visite à sa voisine qui venait d’accoucher a déchiré son T-shirt pour réchauffer contre son corps un bébé qui venait de naître et dont elle ne connaissait pas la mère. L’enfant avait des difficultés à respirer et devait être réchauffé le plus rapidement possible, mais la mère était traitée pour une hémorragie et ne pouvait donc pas s’en occuper elle-même. L’altruisme de cette femme m’a profondément touchée. J’ai rarement assisté à cela dans notre société. Et dans de pareilles circonstances…
Une jeune femme a mis de longues heures pour accoucher de son premier enfant. Après l’accouchement, nous avons constaté une déchirure dans le museau de tanche, qui lui faisait perdre énormément de sang. On pouvait lire la panique dans les yeux de ses deux grands-mères. Dans l’équipe d’accouchement, nous devions gérer les problèmes linguistiques aussi rapidement et efficacement que possible. Alors qu’on se dépêchait d’emmener la jeune maman dans la tente qui servait de bloc opératoire, j’ai essayé d’informer son mari. Dans un acte de désespoir, il s’est jeté contre le mur. Il a réagi de manière tout aussi émotive une fois la déchirure refermée : il a pris sa femme dans ses bras et l’a ramenée à la maternité. Un homme robuste qui venait sans doute des combats, mais qui tremblait pour la vie de sa femme.
Je pourrais raconter des centaines d’histoires. Je pourrais parler de nos formidables soirées sur le balcon de la cuisine, avec les collègues qui travaillaient dans notre maison. On chantait, on buvait du thé, on discutait en arabe et en anglais, on fumait le narguilé… C’était surréaliste ! On regardait des films sur la terrasse en écoutant tomber les bombes au loin. Et on a fini par s’y habituer.
Je sais ce que cela fait de faire partie d’une famille où, au fond, personne ne se connaît vraiment. Les personnes avec lesquelles j’ai vécu des moments si intenses, les expats et les collègues syriens… Chacun a sa propre histoire, mais chacun s’investit dans le même but. Je pense notamment à l’un de nos interprètes. De nature très douce, il n’était pas fait pour voir toute cette souffrance. Ces personnes, que j’aurais tant aimé ramener dans ma valise, pour leur faire profiter de la sécurité, ici en Belgique. Ces personnes qui n’ont pas voulu la guerre et voient leurs maisons détruites.
Bien sûr, j’avais peur, j’étais en colère, tendue, triste, heureuse, surprise, seule, abasourdie, contente et bien plus encore. Je passais par toutes ces émotions en une seule journée, tous les jours de la semaine. « I live a hundred lifetimes in one day », comme le dit Ben Harper. Un morceau qui me passait par la tête au moins une fois par jour.
En Syrie, vous assistez au pire et au meilleur. Ce pays ne sera plus jamais le même et restera à jamais gravé dans ma mémoire. À la question « retournerais-tu en Syrie ? », je réponds oui sans hésiter ! C’est la seule bonne réponse possible.
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