Journalistes, chercheurs, blogueurs ou anonymes, ils suivent l’actualité des groupes djihadistes de très près grâce aux réseaux sociaux. Un travail qui, dans certains cas, complète utilement les sources sur le terrain.
Ils le font par intérêt –«C’est un hobby», dit l’un d’eux– ou pour le boulot. Ils sont journalistes, chercheurs, blogueurs ou anonymes. Tous suivent l’actualité des groupes djihadistes de très près. Avec la guerre en Syrie, le djihad est revenu sur le devant de la scène médiatique, propulsé sous les projecteurs et dans les timelines Twitter par une communication tous azimut des groupes terroristes.
Lorsque la communication passait essentiellement par les forums, il y a encore quelques années, rares étaient ceux qui pouvaient suivre les organisations sur Internet. La plupart des forums était en arabe, et certains fermés aux visiteurs. Le Search for International Terrorist Entities Institute (SITE Institute, depuis devenu SITE Intelligence Group), une entreprise américaine, était bien souvent le point de contact entre les canaux de diffusion et les observateurs: journalistes, chercheurs, membres de services de renseignement… Plus aujourd’hui, ou très rarement –la vidéo de l’assassinat du journaliste israélo-américain Steven Sotloff a d’abord été repérée par SITE, une exception.
«C’est la première fois depuis des mois qu’ils ne sont pas dans les choux», remarque David Thomson, journaliste à RFI, auteur du livre Les Français jihadistes et fin connaisseur de la mouvance syro-irakienne. Pour lui, le quasi-monopole de SITE s’est effrité quand la communication des jihadistes s’est redirigé vers les réseaux sociaux:«Avant, avec les forums, l’accès était plus complexe, plus lent.»
L’utilisation des réseaux sociaux par les djihadistes a bouleversé cet écosystème en vase clos. Après quelques recherches, tout le monde ou presque peut aujourd’hui suivre les grandes lignes de l’actualité djihadiste à partir de sources ouvertes.
«Matériau historique»
Sur Twitter, Gilles N. se nomme Vegeta Moustache. Jusqu’à récemment, il n’avait renseigné ni son prénom ni l’initiale de son patronyme, simplement son pseudo, «choisi au hasard». Il a une trentaine d’année, vit en France et ne veut pas donner davantage de détails sur son identité. Sur son compte Twitter défilent les communiqués du front Al-Nosra (la branche d’al-Qaida en Syrie), des photos de groupes jihadistes libyens ou des comptes Twitter d’organisations.
«A partir de 2010, j’ai eu la possibilité de passer du temps chez moi. Avant ça, j’étais contre les réseaux sociaux», raconte-t-il. Il dit avoir découvert avec une certaine fascination «les pages radicales de tous bords (extrême gauche, extrême droite)» avant de finalement se consacrer aux groupes djihadistes. Interrogé sur la raison de son choix, il se dit «intrigué par ces gens qui obéissent en 2014 à un texte aussi ancien». Il y a une dizaine de jours, il rappelait son statut d’«observateur qui se prête parfois à quelques analyses [dont le] seul but est d’informer». Ses tweets sont factuels, précis, nourris de ce qu’il trouve sur Twitter ou sur des forums.
C’est aussi à partir du moment où il a eu du temps libre que Pieter Van Ostaeyen a lancéun blog sur le sujet. Dessus et sur Twitter, ce Belge de 37 ans informe principalement sur la Syrie et Jabhat al Nosra. Dans le civil, il travaille dans une entreprise de transport comme analyste d’affaires.
Sa démarche était surtout militante au début. Après un séjour en Syrie en 2008, il devient«médiactiviste» au début de la révolution pour soutenir la rébellion contre Assad. «La révolution a été confisquée par Jabhat puis ISIS. Je voulais les poursuivre sur Twitter»,explique-t-il. Il contribue désormais au site d’enquête en ligne BellingCat, lancé par «le nerd de la guerre» Eliot Higgins, blogueur-enquêteur de référence sur la Syrie.
A partir de ses recherches en ligne, Pieter Van Ostaeyen a constitué une base de donnéesdes combattants belges dans les rangs djihadistes en Syrie et en Irak, que les autorités belges utilisent pour mettre à jour leur propre chiffre. Il n’a pas publié la base in extenso, car elle contient trop de détails personnels. Pour lui, la propagande diffusée par les djihadistes est un «matériau historique» qu’il faut conserver, archiver, ce qu’il fait en partie sur son blog.
Le chercheur Aaron Zelin constitue lui aussi une base des communiqués des organisations jihadistes, y compris en arabe. Jihadology, son blog, recense articles, déclarations et vidéos.
Multiplication des faux comptes
La plupart de ces observateurs ont aussi des contacts sur le terrain. Romain Caillet, chercheur et consultant spécialiste de l’État islamique, installé au Liban, souligne que suivre l’actualité djihadiste nécessite «une bonne connaissance des endroits où ils sont sur Internet et des contacts dans le milieu». Dans le cadre de ses recherches, il a interviewé plusieurs figures salafistes libanaises, a des relations avec des combattants jihadistes. «Ils cherchent la médiatisation, se soucient de leur image», rappelle-t-il. Wassim Nasr, journaliste à France24 et spécialiste des groupes djihadistes en Syrie, Irak, Libye et au Yémen, dispose lui aussi de «contacts de premières main à différents niveaux» au sein des organisations, indispensables pour confirmer les informations qu’il trouve sur les réseaux. Mais il doit constamment renouveler ses sources sur le terrain:
«Les gens meurent, arrivent, repartent. Les simples soldats parlent beaucoup mais ils ne sont pas toujours très fiables ou tout simplement pas informés.»
David Thomson a aussi pu développer des contacts sur le terrain après avoir suivi pendant des mois Ansar al-Sharia en Tunisie, où il était correspondant. Beaucoup ont désormais gagné la Syrie et l’Irak. Lorsque l’un d’eux, artisan de l’organe de propagande de l’État islamique, est mort, un montage photo a tourné sur les réseaux montrant le «martyr» avec David Thomson, pendant son tournage en Tunisie.
«Il faut du temps pour savoir à qui poser les questions, pour comprendre qui est qui»,ajoute Wassim Nasr, qui se consacre à ce sujet depuis plusieurs années. Quand la numéro deux de l’ONU en Irak évoque une fatwa sur l’excision des femmes, il comprend très vite qu’elle se trompe, qu’elle se fonde sur un faux communiqué. De même quand les autorités yéménites, reprises par CNN, annoncent la mort d’un haut responsable d’al-Qaida, tué par une frappe de drone, il obtient des informations contraires de ses contacts sur le terrain. Une version plus prudente sera ensuite publiée par la chaîne américaine.
Ces relations au sein des organisations djihadistes deviennent de plus en plus précieuses car, sur les réseaux sociaux, les faux comptes font florès. «Certains États créent des faux comptes pour diffuser de la contre-propagande», indique Dominique Thomas, chercheur sur l’islam politique et le djihadisme. Les infiltrations des services sont de plus en plus fréquentes, comme jadis sur les forums, qui pourraient faire leur retour: «Ils n’ont jamais été complètement abandonnés et permettent d’authentifier plus fidèlement les messages», poursuit le chercheur. Le suivi des sources ouvertes, ce «jihadwatching», serait alors plus ardu. Twitter et Facebook commencent de leur côté à faire la chasse aux comptes terroristes. Un matin, la semaine dernière, Pieter Van Ostaeyen a découvert qu’au moins trente comptes qu’il suivait avaient disparu.