Ne réduisons pas les Syriens aux images diffusées par la télé


LE MONDE | 21.10.2014 à 14h29 • Mis à jour le 21.10.2014 à 14h40 |Par Abounaddara, collectif de cinéastes syriens

Dans une rue de Damas, en septembre 2014.

Nous, cinéastes syriens, avons bien des reproches à faire aux chaînes de télévision européennes. Car la représentation qu’elles donnent de notre société en proie à la barbarie nous paraît injuste et indigne. Elle se confond avec le récit de ceux qui veulent maintenir les Syriens sous tutelle, à commencer par Bachar Al-Assad et les djihadistes. Elle viole aussi le droit des Syriens à leur image. Bref, nous leur reprochons de manquer à leur devoir d’informer avec équité et dignité.

Mais l’heure n’est plus aux reproches. Car la guerre en Syrie dérive droit vers vossociétés, où elle a déjà percuté les populations les plus marginalisées. Des images qui circulent sur les médias sociaux nourrissent l’incompréhension ou la haine et menacent votre devenir autant que le nôtre.

Or si l’on en est arrivé là, c’est parce que ces chaînes ont failli à la mission de médiation, de décryptage ou de contrôle. Tout n’était certes pas parfait, et il manquait pas mal d’images à la représentation de notre société. Il nous semblait cependant que nos « images manquantes » pourraient trouver leur place à l’antenne le jour où l’actualité vous en donnerait l’occasion, contrairement à la télévision syrienne, où une telle chose n’est possible qu’au prix d’une révolution.

Modèle démocratique universel

La télévision européenne n’a pas su regarder la société syrienne qui s’est révélée lors de l’insurrection de 2011. Il était pourtant aisé de voir que celle-ci aspirait àrejoindre le modèle démocratique universel, d’autant que son aspiration était corroborée par des données démographiques, économiques et sociales qui présageaient d’un rapprochement plutôt qu’un clash entre les civilisations.

Mais au lieu de cela, on a cédé aux images d’Epinal du révolutionnaire cheveux aux vents et téléphone portable à la main. Et lorsque ces images se sont révélées moins crédibles qu’en Tunisie ou en Egypte, on a renoué avec la bonne vieille représentation, celle de l’« Orient compliqué » où il n’y aurait que de lagéopolitique, des religions et des barbares. Autrement dit, on a préféré les certitudes du passé à l’épreuve de la réalité, les cases de la télé à la dynamique de la société.

Il était sans doute difficile d’accéder à la société syrienne. Mais n’a-t-on pas réussi à passer outre le siège de Sarajevo en coproduisant une chronique quotidienne de la vie des habitants dans la ville assiégée, Une minute pour Sarajevo, qui constitue une référence en matière d’information en temps de guerre ?

IMAGES INVÉRIFIABLES OU INSOUTENABLES

La place aux images réalisées par les citoyens-journalistes syriens viendraitcompenser ce manque. Mais ces images arrachées au chaos ne pouvaient avoirun sens qu’à la faveur d’un travail éditorial strict. Or on a eu tendance à lesdiffuser pour aguicher les téléspectateurs ou les apitoyer. Le voyeurisme a parfois été poussé jusqu’à diffuser des images montrant des Syriens torturés ou violés alors même que YouTube les avait retirées de sa plate-forme en raison de leur atteinte à la dignité humaine.

En somme, c’est l’incapacité à regarder notre société telle qu’elle était qui a fait la fortune des images invérifiables ou insoutenables déversées sur les médias sociaux par les protagonistes de la guerre et autres sergents-recruteurs de la barbarie. C’est parce qu’on a enfermé le Syrien dans le rôle de musulman criantAllah Akbar à tout bout de champ que la proclamation d’un califat par des illuminés paraît aujourd’hui crédible aux yeux des téléspectateurs. C’est parce qu’on l’a privé de sa dignité à l’écran que des humiliés de France et du Royaume-Unis’identifient à lui et prétendent le défendre par le crime.

Nous conjurons donc les chaînes de télévision européennes de définir d’urgence une politique de l’image qui se donne les moyens d’informer autrement tout en respectant le droit des peuples à une représentation digne. Il faudrait pour celadésenclaver la Syrie et la désensationnaliser en la sortant un peu des cases géopolitiques. Il faudrait aussi montrer davantage les Syriens faisant autre chose que se lamenter ou s’entre-tuer. Car les djihadistes qui affluent de partout ne nous voient même pas, nous autres gens ordinaires. Il est vrai que nous ne ressemblons pas aux Syriens qu’on voit à la télé ou sur YouTube, sauf lorsque ces mêmes djihadistes nous coupent la tête en s’en prenant à Bachar Al-Assad qui poursuit ses massacres hors champ.

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