- Courrier international
- | Propos recueillis par Carole Lyon
- 21 novembre 2013
En tant que journaliste, considérez-vous que vous avez un rôle à jouer ?
AMIRA HASS : Comme je le dis souvent, je surveille le pouvoir. Dans le contrat non écrit entre le journaliste et le public, la surveillance du pouvoir est une mission primordiale. Je ne sais pas si on peut parler de rôle… Je continue d’espérer qu’en apportant de l’information je permets à certaines personnes en Israël de comprendre à quel point la situation est dangereuse. J’ai un petit rôle à jouer dans le réseau d’Israéliens qui résistent, les dissidents. Ils ne sont pas nombreux, mais pas aussi peu nombreux qu’on le pense.
Diriez-vous que les Israéliens ont une connaissance incomplète de ce qui se passe dans les Territoires palestiniens ?
Certainement.
A qui la faute ? Aux médias, au pouvoir politique, aux gens eux-mêmes ?
Ce sont les gens qui ne veulent pas savoir, c’est clair. Parce qu’il y a de nombreux moyens de savoir, et beaucoup de choses à savoir, mais ils préfèrent ne pas savoir.
Il est plus facile pour nous de critiquer ce qui se passe ailleurs…
Exactement, et d’une certaine façon la presse israélienne est beaucoup plus critique vis-à-vis de l’occupation que ne l’était la presse française à propos de la colonisation en Algérie. La presse israélienne publie beaucoup plus de choses à propos de 1948 et de l’expulsion de quelque 800 000 Palestiniens.
Si l’information est rendue disponible et que, malgré cela, le public ne veut pas savoir, comment faire passer le message ?
A ce stade-ci, ce n’est plus du ressort des journalistes, mais des militants. Tant que les Israéliens profiteront de l’occupation et ne paieront pas un prix pour elle, ils continueront, exactement comme en Afrique du Sud. Chaque pays a son lot d’injustices, et elles ne peuvent être arrêtées, ou amendées un tant soit peu, que si ceux qui ont causé ces injustices en paient le prix.
Quel genre de prix ?
Je ne sais pas, il y a différentes façons de payer un prix. Les Américains ont commencé à comprendre ce qu’était la guerre au Vietnam quand ils ont vu revenir des cercueils, pas avant. C’était un peu différent en Algérie. De Gaulle a eu le mérite de comprendre la gravité de la situation, et de voir qu’à long terme la situation n’était pas viable. Il a vu le « prix » que d’autres ne voyaient pas.
Peut-on dire, de la même façon, que la situation en Israël n’est pas viable à long terme ?
Non, ce n’est pas viable.
D’après vous, quelle serait la solution : une solution à un Etat ? à deux Etats ?
Vous savez, j’ai une longue liste de mots que je déteste. J’ai commencé par détester « Oslo ». Puis « processus de paix ». Puis « paix », « réconciliation », « dialogue »… Parce que tous ces mots ont été vidés de tout sens et ont été sujets à manipulation par les autorités israéliennes – mais aussi américaines, européennes, etc. Pendant que tout le monde parlait de processus de paix, Israël perfectionnait en réalité ses moyens de colonisation et d’occupation.
Maintenant, je dois ajouter à cette liste le mot « solution ». Car il faut commencer par parler des fondamentaux. J’en vois deux. Le premier, c’est que deux peuples vivent dans ce pays. Tous deux doivent l’accepter, et tous deux ont des liens très anciens avec ce pays – peu importe que ce soit depuis trois cents ans, cinq mille ans ou plus.
Le deuxième, c’est le principe d’égalité. Sans ça, il n’y a pas de futur sain pour les deux peuples. Je pense qu’au final les Juifs – ma communauté juive – paieront un prix très lourd si nous ne mettons pas rapidement un terme à cette discrimination. Mais, en même temps, les Palestiniens doivent accepter que nous ne sommes pas des pieds-noirs, que cette comparaison n’est pas valable. Parce que ce qui a amené les Juifs en Palestine n’est pas simplement le colonialisme, et aussi parce que les Juifs ont des liens religieux avec ce pays. Il ne s’agit pas que de colonialisme ou de profit.
Amira Hass
« Personne n’a documenté cet enfer [de l’occupation] de façon quotidienne, avec autant de cohérence et de profondeur qu’Amira Hass, journaliste israélienne à Ha’Aretz, qui couvre l’actualité des Territoires palestiniens depuis 1991 et y vit depuis 1993 – d’abord à Gaza pendant trois ans, et depuis à Ramallah. C’est tellement inhabituel. Je veux dire : quel correspondant étranger vit dans les Territoires occupés ? » écrit Abdallah Schleifer, journaliste et expert du Moyen-Orient, sur le site d’Al-Arabiya
. De ce fait, poursuit-il, « aucun autre quotidien du monde arabe n’offre une meilleure couverture qu’Ha’Aretz de la souffrance des Palestiniens ».Vingt ans de travail journalistique dans les Territoires palestiniens ont valu à Amira Hass autant de récompenses (notamment le Prix mondial de la liberté de la presse décerné par l’Unesco en 2003 et, en 2009, le prix Reporters sans frontières) que d’attaques et d’assignations en justice.