Le régime syrien organise une élection présidentielle, ce mardi, dans un pays où un tiers de la population a été déplacé. L’opposant Michel Kilo livre son analyse des véritables raisons de ce scrutin et du changement en cours, selon lui, de la position américaine.

Le dissident chrétien Michel Kilo. « Jusqu’à présent, Barack Obama s’était contenté de promesses vagues. La semaine passée, il a été plus précis en évoquant l’aide à l’opposition modérée ».
afp.com/Alexander Zemlianichenko
Après trois ans de guerre en Syrie, le président Bachar el-Assad organise ce mardi une élection présidentielle dans les zones contrôlées par le régime. Un scrutin qualifié de « farce » par l’opposition alors que 160.000 personnes ont trouvé la mort et qu’un tiers de la population a été déplacé. Michel Kilo, 74 ans, figure historique de l’opposition laïque et membre de la Coalition nationale syrienne, a fait part à L’Express de son analyse des raisons de cette consultation, des derniers développements de la crise.
Pourquoi Assad organise-t-il cette élection présidentielle?
Il a besoin de légitimité, une légitimité perdue depuis trois ans sur le plan international. Il croit qu’il y a un tournant dans les événements actuels,et que cela pourrait amener les Américains à accepter son maintien au pouvoir dans une alternative entre lui et le terrorisme. Dans cette logique, une apparence de légitimité populaire le renforcerait.
Dans les régions sous son contrôle, il envoye ses hommes de main intimer aux gens de participer à des manifestations publiques afin de démontrer leur soutien à sa candidature. Il y a une atmosphère particulièrement délirante en ce moment dans ces régions. A Lattaquié, ma ville d’origine, par exemple, j’ai appris que tous les médecins ont été convoqués pour aller à des rassemblements pro-régime.
Il s’agit aussi d’enterrer le processus de Genève, qui prévoyait un gouvernement de transition, avec l’opposition. De montrer qu’il n’y a qu’une solution, la sienne.
Les divisions de l’opposition ont pesé sur cette situation?
C’est indéniable. Le mouvement populaire demandait une direction. L’opposition n’a pas joué ce rôle. Au lieu d’unifier le mouvement populaire, elle lui a en quelque sorte légué ses propres divisions. Dans le même temps, le régime procédait, à sa manière, à l’unification du pouvoir: toutes les voix divergentes ont été éliminées, de gré ou de force. Le peuple syrien a payé très cher la faiblesse de l’opposition. Mais un projet de restructuration de la Coalition nationale syrienne, sous l’impulsion de l’Union des Démocrates Syriens, est en cours.
Le clan Assad agit-il ainsi parce qu’il a repris des forces sur le plan militaire ces derniers mois?
Il a progressé dans certains secteurs, c’est vrai, mais reculé dans d’autres. Il a repris la ville et la région de Homs, pourtant, l’armée du régime a subi des échecs dans le sud, dans le Hauran et à Quneitra, mais aussi dans les environs de Hama, dans le centre. A Alep même, la situation est très incertaine. Il y a un mois, le régime prétendait n’en avoir que pour quelques semaines pour reprendre la ville. Il est peu de probable que ses troupes emportent cette bataille, à mon avis. La dimension régionale, la proximité de la Turquie, les dizaines de milliers de combattants sur place y rendent l’issue beaucoup plus complexe qu’à Homs.
Outre l’aide objective du Hezbollah et des conseillers russes et iraniens, l’entrée de l’Etat islamique en Irak et au Levant [EIIL] dans le champ de bataille syrien a rendu un immense service au régime. Dans les zones libérées, une partie de l’Armée syrienne libre [ASL], armée et entraînée pour combattre le régime, a dû s’engager dans la bataille contre Daech [acronyme de l’EIIL en arabe], L’été dernier, par exemple, en un mois, Daech a tué trente officiers de haut rang de l’ASL. L’EIIL n’a pas lutté contre les forces du régime, mais il a contribué à épuiser les forces rebelles modérées.
Si les forces en présence s’équilibrent, comme vous le dites, la Syrie risque de s’enfoncer dans une guerre durable?
Si rien ne change, en effet. Mais si la ligne des pays amis de la Syrie évolue, on peut assister à un retournement. Dans sondiscours la semaine dernière, le président américain a parlé de sauver non pas seulement la Syrie du terrorisme, mais tous les pays de la région. Jusqu’à présent, Barack Obama s’était contenté de promesses vagues. Il a été plus précis cette fois en évoquant l’aide à l’opposition modérée, qui lutte à la fois contre le régime et contre des djihadistes, c’est-à-dire l’ASL. Je pense que cette annonce n’est pas qu’une promesse.
Pour les Américains, la Syrie est un champ de bataille pour régler leurs comptes avec l’Iran. Une aide américaine plus conséquente à l’ASL pourrait être un moyen d’augmenter la pression sur les Iraniens dans le grand marchandage en cours. L’administration Obama souhaite parvenir à un arrangement stratégique global avec les Iraniens, concernant toutes les affaires de la région. Cela contribue à la complexité de la question syrienne. C’est notre tragédie. Nous avons commencé une révolution pour la liberté, et nous nous retrouvons dans un « Grand jeu » international.
On voit pourtant apparaitre dans la presse américaine des appels à « faire avec » Assad, considéré comme un moindre mal face aux djihadistes…
C’était le calcul du régime depuis le début. Il a essayé de transformer cette révolution en lutte interconfessionnelle. Mais si Assad se maintenait au pouvoir, il ne viendrait pas à bout du terrorisme. Bien au contraire, sa victoire renforcerait le désespoir de milliers de Syriens qui rejoindraient les groupes intégristes et djihadistes.
C’est déjà un peu le cas?
Non, Ce à quoi nous assistons n’est qu’un commencement, un aperçu de ce que pourrait devenir la situation en cas de maintien d’Assad au pouvoir.
Mais je ne crois pas que les Américains vont faire le choix du maintien d’Assad au pouvoir. Si une véritable aide en armement est apportée à l’ASL, le rapport de force peut s’inverser assez vite. Des milliers de Syriens ont déserté l’Armée syrienne libre au profit d’autres groupes parce qu’elle est démunie, quasiment exangue. Si on lui fournit des armes et les moyens de se réorganiser, des dizaines de milliers de Syriens la rejoindront pour combattre le régime mais aussi le terrorisme.
Les Syriens sont foncièrement hostiles à Daech. Ils ne sont descendus dans la rue en 2011 pour demander un régime intégriste, mais pour réclamer la liberté .