Jaouhar Ben M’Barek, militant de gauche, s’est opposé au gouvernement dominé par les islamistes d’Ennahda; il se dresse maintenant pour contester les initiatives de la coalition entre les anciens du régime dictatorial défunt et Ennahda. Rencontre avec un homme qui assume sa laïcité sans ambages.
Juriste, professeur d’université, Jaouhar Ben M’Barek, 46 ans, fait partie de ce qu’on appelle «la société civile» en Tunisie, l’un des quelques pays arabes où cette expression fait sens. Il a de qui tenir: ses parents ont connu les geôles de Bourguiba, son père, un syndicaliste connu, y a même séjourné pendant six ans. Il anime une association, «Destourna» (Notre Constitution), qui est une des rares du genre à se revendiquer ouvertement de la laïcité, à clairement promouvoir la séparation de l’Etat et de la religion. De passage à Bruxelles, il nous a confié ses impressions sur la situation dans son pays.
Comment évaluez-vous la coalition au pouvoir qui met ensemble depuis l’année dernière plusieurs partis dont les deux poids lourds, Nidaa Tounès (premier parti, regroupant pêle-mêle des nostalgiques de l’ancien régime et des gens venus de la gauche) et Ennahda (le parti islamiste)?
Cette alliance a été peu compréhensible pour les électeurs qui ont souvent eu un sentiment de trahison puisque ces deux formations avaient fait campagne aux élections de novembre 2014 en se diabolisant mutuellement! Et 72 heures après le scrutin, elles négociaient, d’où le soupçon que les carottes étaient cuites avant les élections. Par ailleurs, nous avons un problème d’opposition puisque les partis qui composent la majorité disposent de quasiment 90% des élus au parlement! Certes, il existe une opposition extra parlementaire mais elle est fragmentée. On l’a encore vu ce samedi 10 septembre à Tunis, où trois manifestations sur le même sujet n’ont même pas pu démarrer à la même heure!
Ce jour-là, un millier de manifestants ont en effet protesté contre le projet de loi dit de «Réconciliation économique» adopté par le gouvernement qui doit être discuté et voté par le parlement. Cette affaire fait grand bruit au pays car d’aucuns considèrent que cette loi revient juste à accorder l’amnistie aux corrompus de l’ancien régime…
Oui. Il s’agit au départ d’une initiative du président Béji Caïd Essebsi, lequel s’était pourtant abstenu d’en parler lors de la campagne électorale pour l’élection qu’il a remportée en 2014. J’estime d’ailleurs que cette question importante devrait faire l’objet d’un référendum. C’est une mauvaise loi pour au moins quatre raisons: 1. elle est anticonstitutionnelle, contraire à la procédure de la justice transitionnelle prévue par la Constitution pour solder le passé ; 2. ses prétendues retombées financières seront quasi nulles ; 3. le message est catastrophique: il nous dit que la Tunisie reste dans l’impunité par rapport à la corruption, qu’elle n’est pas prête à se réformer, que la bonne gouvernance attendra – pour les investisseurs nationaux ou étrangers qui cherchent un climat de transparence loin de l’affairisme et de la corruption qu’on a longtemps connus, c’est dramatique ; 4. la loi apporte aux Tunisiens un nouveau sujet de discorde. Il faut dire non! Va-t-on réhabiliter les Ben Ali et ceux de leur sphère qui se sont servis dans la caisse durant deux décennies? Il faudrait être très naïf pour croire qu’ils vont rapatrier le fruit de leurs larcins et l’injecter dans l’économie nationale.
Si ce n’est pas une tentative de relancer l’économie, comment analysez-vous alors cette loi de «réconciliation économique»?
C’est la facture que le président doit payer à ses donateurs qui l’ont aidé pendant la campagne électorale! C’est purement politique. Les deux grands partis coalisés au sein de la majorité gouvernementale tiendront bientôt leur congrès et les dirigeants doivent jeter du lest aux mécontents. C’est donc aussi un donnant-donnant: «je vote cette loi et j’obtiens plus de ministres au gouvernement», voilà ce qu’on offre d’un côté aux RCDistes (du nom de l’ancien parti de Ben Ali) au sein de Nidaa Tounès, et de l’autre aux cadres d’Ennahda, le parti islamiste, qui estiment qu’avec un seul ministre le parti a été marginalisé dans l’exécutif. En réalité, cette loi scelle l’alliance historique entre l’ex-RCD et Ennahda.
Pendant ce temps, l’Instance vérité et dignité (IVD), l’organe officiel de la justice transitionnelle, qui dispose selon la Constitution d’un mandat de quatre ans pour établir les dossiers des victimes de l’ancien régime et permettre à la justice de lancer des poursuites, fait l’objet de nombreuses critiques…
J’ai figuré parmi les premiers critiques, il y avait beaucoup à redire. Mais ici, c’est grave: la loi de «réconciliation» met quasiment fin à la justice transitionnelle! Il faut savoir que beaucoup de victimes ont déjà été indemnisées et/ou réintégrées dans leurs fonctions. Ôter les crimes économiques de la compétence de l’IVD c’est l’asphyxier. Il faut au moins sauver l’aspect «vérité», plus important que l’aspect «sanctions». Mettre au jour le «comment»: comment la Tunisie en était arrivée là? C’est-à-dire arrivée à un tel stade de corruption, de malversations, de mauvaise gouvernance. L’identification des failles doit permettre d’éviter le retour aux mauvaises pratiques, d’entamer les réformes nécessaires. Mais ceux qui ont procédé au pillage des deniers publics ne veulent pas de ce processus. Et il faut bien constater que le président Essebsi veut empêcher la vérité d’éclater. L’IVD est démunie, elle ne dispose d’aucun levier de manoeuvre, tout le monde est contre elle: la justice, la police, le gouvernement, les médias…
La Tunisie offre la particularité d’être à la fois le pays arabe qui a le moins mal réussi son «printemps» et celui d’où émane la plus grande proportion de djihadistes qui vont en Syrie et ailleurs, comment l’expliquez-vous?
D’abord, les chiffres ne sont pas toujours concordants et ils sont surtout difficiles à vérifier faute de sources indépendantes. En outre, la Tunisie communique de manière transparente sur le nombre de ses ressortissants qui rallient les groupes terroristes contrairement aux autres pays de la région. Ensuite, il faut noter que le départ de djihadistes en Syrie était une politique d’Etat largement financée et presque avouée et cela deux années durant (2012-2013). A l’époque, la Tunisie avait rompu ses relations diplomatiques avec la Syrie et avait organisé le congrès des amis de la Syrie contre le régime Assad. Enfin, la politique d’étranglement et l’efficacité des services de sécurité et de l’armée dans le démantèlement et la lutte contre les cellules terroristes ont progressivement asphyxié les groupes djihadistes en repoussant plusieurs de leurs adeptes en dehors du territoire. Ceux-là rejoignent l’Etat islamiste (Daesh) en Syrie ou en Irak et surtout en Libye mais toujours avec l’espoir de revenir en conquérants.
Deux attentats sanglants -le Bardo et Soussse, sans parler des maquis à l’ouest- ont montré que les djihadistes tunisiens sévissent d’ailleurs déjà sur le sol national et peuvent être très percutants. Quelle part de responsabilité estimez-vous portée par les autorités depuis 2011?
Une responsabilité extrêmement lourde car pour la période qui a précédé les élections de 2014 le fondamentalisme a été instrumentalisé, les islamistes au pouvoir à l’époque étaient tentés en quelque sorte de faire chanter la société en brandissant la menace d’islam radical et terroriste qui contraste avec un islam modéré qu’ils prétendent, eux, incarner. Le laxisme et le laisser-faire qui en ont découlé ont permis aux terroristes de s’implanter et de mettre en place l’infrastructure de la terreur (recrutement, armement, financement…). Cela dit, il faut peut-être commencer par dénoncer toute forme d’instrumentalisation de la terreur, y compris le chantage sécuritaire qui consiste aujourd’hui à s’appuyer sur le terrorisme pour amener la population à renoncer à sa liberté.
Propos recueillis à Bruxelles par Baudouin Loos
PS Jaouhar Ben M’Barek était l’invité le 15 septembre dernier de l’association European Endowment for Democracy.